Ils sont trois gardiens de la paix – Virginie, Aristide et Erik – à qui l’on confie une tâche particulière : conduire un clandestin à Roissy et le remettre aux services de l’élargissement. Ce n’est pas de la routine, cela n’entre que rarement dans leurs missions. Ce pourrait être le « pitch » d’un épisode de série policière comme il en existe tant, un épisode un peu en marge du quotidien. Une espèce d’escapade d’un soir qui permettrait des plans, des séquences, sur le désarroi de l’étranger, le passage de relais entre les différents services, la satisfaction du devoir accompli. A partir de ce pitch périlleux, Hugo Boris emmène ses personnages aux marges du devoir et au cœur de leurs responsabilités personnelles.

Virginie vient d’avoir un fils avec Thomas, est enceinte d’Aristide, a décidé d’avorter. L’intervention est prévue pour le lendemain matin de cette nuit étrange où le Tadjik Asomidin Tohirov leur est confié. Le trajet en voiture vers Roissy-Charles-de-Gaulle devient itinéraire intime : bifurcations, droites lignes et retours en arrière, atermoiements, décisions confirmées puis infirmées. Le voyage, l’abandon, la rage et l’acceptation sont traités par Hugo Boris sur deux niveaux, narratif et symbolique. Les représentants de la loi s’interrogent sur les décisions de justice et sur ce qui est « juste » dans leur vie. Ils vont aller au plus loin de leurs possibilités, tendre le fil du tolérable sans le rompre, et aboutir au compromis. Il s’agit de choisir entre la vie et la mort, sur fond de banalité adultère et de contrôle de l’immigration. Une vie pour une autre, peut-être.

Qui est Asomidin Tohirov ? Un clandestin comme les autres, en jean et baskets, « de la viande à passeur » essayant de se rendre invisible dans Paris. Un type maigre, sans « densité physique », qui s’est fait prendre par hasard à cause d’un incendie. Le brasier dont il a échappé lui vaut de retourner en enfer. Parce qu’il a dénoncé les pratiques esclavagistes et mafieuses russes, les enlèvements de travailleurs tadjiks, le retour au pays vaut, pour lui, sentence de mort. Cas de conscience.

Ils traversent les zones périurbaines où les maisons sont plus largement distribuées, pénètrent sur les territoires des classes moyennes inférieures, des employés, des ouvriers, des petits fonctionnaires comme eux, rejetés à la périphérie, qui ont voulu accéder à la propriété à moindre coût, ont acquis des maisons de maçon aux toits de carton bitumé, ouvert ce nouvel intervalle urbain où se décide dorénavant l’issue d’élections nationales.
Comme s’il était facile de laisser un homme s’évader, songe Erik.
(p.99)

Hugo Boris réussit à rendre palpable l’obligation de désobéissance. Virginie, puis ses deux collègues, tombent d’accord : il faut que le prisonnier s’évade, qu’il ne monte pas dans l’avion pour le Tadjikistan via Istanbul. Mais c’est compter sans la peur panique du clandestin. Un flic, ça ne peut pas avoir de bonnes intentions, ça ne peut pas déroger. Impossible. Incompréhensible. Ils vont faire semblant de le libérer pour mieux l’abattre. Tous les efforts des policiers pour que le Tadjik saisisse sa chance vont échouer. Jusque sur le tarmac, jusque dans l’avion même, rien n’y fera. Chacun des quatre personnages – les policiers et le clandestin – va au bout de sa logique. Logique broyée par une force d’inertie qui tient de l’intime et de l’institutionnel : on ne veut pas qu’il meure, on ne veut pas mourir ; on est un rouage de la machine, on n’a pas confiance en la machine ; on veut pouvoir se regarder au lendemain dans son miroir, on…

Asomidin Tohirov et les trois gardiens de la paix ont une véritable consistance romanesque. Ils sont définis, dans le roman, selon le poids qu’ils pèsent ou qui leur pèse. Infime et grave pour le clandestin. Poids de l’uniforme et gravité des situations pour les flics – garder ou ne pas garder l’enfant, sauver ou faire périr l’innocent – sur fond d’histoire familiale évoquée en sourdine. Police, dont le titre est inscrit en miroir sur la couverture, est un roman ancré dans le contemporain qui renvoie le lecteur à des situations humaines universelles – conjugales, amoureuses, sensuelles, politiques et sociales.