Il s’appelle Kim Young-man, et parmi les figures qui peuplent le petit écran coréen, son profil détonne. Kim Young-man n’est ni particulièrement jeune, il a 66 ans, ni particulièrement beau, ni particulièrement doté des compétences généralement recherchées par les producteurs TV locaux, ne sachant ni chanter, ni danser, ni aguicher la galerie tel les vedettes des émissions de variété coréennes d’aujourd’hui. Le talent de Kim Young-man est même largement passé de mode vu qu’il s’agit de pliage – collage papier à l’attention des petits enfants.
Dans une configuration normale, ce personnage n’aurait eu aucune chance de percer dans le paysage audiovisuel coréen actuel, écarté de la liste des animateurs potentiels par des producteurs pour les raisons invoquées plus haut. Ces mêmes raisons mirent d’ailleurs fin il y a une vingtaine d’années, à l’émission phare que Kim Young-man animait alors: “1-2-3”, le rendez-vous télévisé des petits de l’époque qui, les yeux rivés à l’écran, s’amusaient de ce monsieur les accueillant d’un “salut les loustics!” Et les entraînant dans une captivante session de bricolage.
Mais voilà : quel enfant s’amuserait encore d’activités aussi désuètes dans une Corée gavée aux films d’animation 3D et aux jeux vidéos ? Cela faisait belle lurette que Kim Young-Man était écarté des émissions phares, et depuis la fin du siècle dernier, contraint de continuer ses séances de pliage au fin fond des chaînes câblées.
Jusqu’au jour où les producteurs “My Little Television”, une émission de divertissement en vogue, l’invitèrent à y participer.
Dans le paysage audiovisuel local, My Little Television (Mylitel) est un ovni, peut-être annonciateur de ce que seront demain, les émissions de divertissement. Présentée sous forme de course à l’audimat en temps réel, des experts ou des célébrités animent en simultané leurs émissions faisant montre de leurs talents face caméra afin de recueillir plus de téléspectateurs que leurs voisins. Surtout, l’émission est conçue pour encourager la contribution active des téléspectateurs à toutes les étapes de cette émission, faisant de celle-ci un programme TV réellement participatif, peut-être la première émission de l’histoire de la production TV à s’être réellement adaptée au mode de consommation des médias par la génération numérique.
Ce sont les téléspectateurs, aux avis desquels les producteurs de Mylitel font appel pour trouver les animateurs, qui manifestèrent en nombre leurs souhaits de voir Kim Young-man participer à Mylitel. Et si ces producteurs se risquèrent à faire fi de ce que leur dictait leurs instincts professionnels pour accéder aux demandes des téléspectateurs, c’est parce que l’émission permet à ces mêmes téléspectateurs de dialoguer en direct avec l’animateur, grâce à un système de messagerie instantané. Ainsi, ceux-là mêmes qui avaient plébiscité Kim Young-man, pourraient l’interpeller en direct, et lui manifester leur joie de le revoir.
Le succès fut au rendez-vous : dès les premières apparitions de Kim, ce fut un déluge de manifestations de sympathie, d’enthousiasme et de joie de ces “loustics” devenus grands, envers ce sexagénaire qui certes avait pris quelques rides, mais n’avait rien perdu de son habileté, ni de sa chaleur et bienveillance, encore moins de ses formules habituelles devenues cultes pour toute une génération de jeunes adultes trop heureux de replonger en enfance le temps d’une émission.
Un tel engouement n’est pas inexplicable. En France, les apparitions exceptionnelles de Casimir suscitent l’enthousiasme de ceux qui ont grandi à l’époque de la diffusion du “Village dans les nuages”. La douce nostalgie que provoque les réapparitions de notre enfance est sans doute un plaisir universellement partagé, mais ce qui surprend dans le cas de la Corée du Sud, c’est qu’il s’agit de se replonger dans les années 80 et, donc, dans la pauvreté. Une pauvreté moindre que l’extrême misère du lendemain de la guerre de Corée, mais une pauvreté qui apparaissait toujours à cette époque généralisée, banale, dans un pays qui regorgeait encore des stigmates du sous-développement.
Je me souviens du Séoul que j’ai découvert pour la première fois en 1986, lors d’un séjour de quelques semaines où nous fûmes logés chez mon oncle. Propriétaire d’une petite société de taxis et donc jouissant d’une situation relativement enviable, lui et sa famille vivaient pourtant dans une maison où l’on se chauffait tout comme on y cuisinait aux briquettes de charbon, sans eau chaude, ni salle de bain, et pourvue de toilettes rudimentaires au fond de ce qui aurait pu être un jardin s’il y avait eu un peu de verdure entretenue, mais qui n’était qu’un débarras à ciel ouvert.
A ces conditions de vie rudimentaires s’ajoutaient les mœurs d’une société autrement plus martiale qu’aujourd’hui : le service militaire durait trois ans pour contenir une Corée du Nord au sein d’un bloc de l’Est qui sauvait encore les apparences, tandis que, à la tête de l’Etat, un général digne de Pinochet était affairé à mâter les manifestations d’étudiants en quête de démocratie et d’ouvriers en quête de conditions de travail décentes.
Etre un enfant dans la Corée du Sud des années 80, c’était donc grandir dans cette ambiance de pauvreté et de discipline teintée de brutalité qui devait forcément rejaillir dans les méthodes d’éducation des parents et professeurs. Ainsi, l’histoire de cette amie, gauchère de naissance, à qui la mère infligea de légères coupures au rasoir sur sa main gauche afin qu’horrifiée par la vue de son sang, elle devienne droitière avant de rejoindre l’école maternelle. Car, à l’époque, la moindre singularité attirait les regards soupçonneux d’une société obsédée par la discipline et l’ordre. Etre gaucher était donc une anomalie, considérée même comme un signe de retard mental, qu’il fallait à tout prix corriger. “J’ai encore le souvenir de ma mère me poursuivant avec une lame de rasoir, c’est l’un de mes plus vieux souvenirs”, me racontait cette amie en prenant sa tasse de café de sa main droite.
Admettons que cette méthode de “correction” d’un enfant gaucher devait être quelque peu excessive, même pour la Corée de l’époque. Il n’empêche que les brimades physiques, voire les humiliations, accompagnent les souvenirs d’enfance de n’importe quel Coréen ayant grandi entre les années 80 et le début des années 90, et dont la majorité d’entre eux pourra raconter les meurtrissures que laissaient sur leurs mollets, ou ailleurs sur leurs corps, les punitions corporelles de leurs parents ou professeurs.
Comment donc expliquer l’engouement d’une génération pour un animateur télé qui renvoie à cette période apparemment douloureuse et traumatisante ? Faut-il croire que tout souvenir d’enfance est systématiquement embelli par l’effet du temps ? Ce facteur joue peut-être un rôle dans la résurrection de Kim Young-man, mais pour en comprendre la raison principale, il est utile de se pencher sur la situation actuelle de la génération souhaitant son retour à l’écran.
A la lecture des indicateurs économiques de la Corée du Sud, rien ne permettait pourtant de supposer que les jeunes adultes d’aujourd’hui auraient cette nostalgie du passé. Certes, les Coréens se croient plongés dans une crise économique, mais il s’agit d’une “crise” à 3,3% de croissance en 2015, qui ferait pâlir d’envie nous autres réduits à nous réjouir dès lors que l’économie ne se contracte pas. Certes, le chômage des jeunes coréens est plus élevé, mais ici encore tout est relatif car ce taux est de 7,9%, alors qu’en France, 23% des jeunes sont touchés par le chômage.
Surtout, il faut observer la trajectoire d’ensemble de la Corée du Sud sur les trente dernières années, en partant de cette époque où Kim Young-man commençait à divertir les enfants sur petit écran. Tout semble avoir progressé dans le bon sens, et donne raison à l’expression “miracle du fleuve Han” qu’utilisent les observateurs de la Corée pour qualifier cette moitié de péninsule autrefois dictature sous-développée devenue aujourd’hui une démocratie moderne et la 13ème puissance économique mondiale.
Cette réussite flagrante est le résultat d’une obsession nationale dont les motivations profondes sont aussi simples que puissantes : ne plus avoir faim, ne plus avoir froid, ne plus apparaître faible aux yeux des puissants voisins. Ces motivations ont été les moteurs increvables de tous les efforts endurés par les générations qui permirent ce miracle ; qui acceptèrent de sacrifier leurs bien-être personnels pour l’intérêt national et pour que les générations futures ne connaissent jamais les souffrances et humiliations qu’elles-mêmes ont eu à subir.
Ces générations qui n’ont connu rien d’autre que les privations et le travail peuvent être fières : leurs enfants ou petits-enfants, ceux-là mêmes qui ont grandi en compagnie de Kim Young-man, sont les premiers Coréens qui dans l’ensemble n’auront connu ni la faim, ni le froid. Et si comme mon amie, beaucoup peuvent raconter de manière si anodine les brimades physiques et l’ambiance martiale qu’ils durent subir, c’est peut-être parce que celles-ci avaient été acceptées comme le prix à payer d’une récompense quasi-assurée : la perspective de jours meilleurs.
La vie de leurs parents en attestait : eux qui récoltèrent avec l’abondance matérielle, le fruit mérité de tous leurs efforts, ne se privèrent pas d’endoctriner leurs enfants dans ce même culte d’une vie besogneuse : faite de “Noryeok”, c’est-à-dire d’effort et de persévérance, et de “Gosaeng”, soit de peine et d’épreuve. La génération Kim Young-man grandit ainsi le nez plongé dans les cahiers, parfois forcée à coups de brimades, mais souvent de manière volontaire, avec la certitude qu’au bout de l’effort et des sacrifices viendra inéluctablement la récompense d’une vie heureuse.
Ce modèle fonctionne-t-il toujours ? Certes, les enfants d’hier ont aujourd’hui l’estomac rempli et leurs toits sont bien chauffés. Mais il s’agît encore bien souvent du toit de leurs parents, alors qu’eux ont bientôt trente ans, et l’impression que leur progression s’est figée là.
Car pour progresser plus loin, le passage obligé s’appelle mariage dans une société encore rigide et refusant d’accepter que sa jeunesse puisse s’émanciper autrement que par cette institution sociale. Or se marier dans la Corée d’aujourd’hui impose une condition insurmontable pour la plupart des prétendants : offrir la garantie d’un foyer économiquement solide dans un pays où l’Etat Providence est absent.
Concrètement, l’esprit de compétition est devenu si exacerbé, la course à l’abondance matérielle si absurde, et le sentiment d’insécurité économique si extrême, que le candidat au mariage doit être en situation de débourser environ 80 000 euros, afin d’assurer un logement non précaire au futur couple, tandis que la candidate doit débourser à peine moins en décoration et équipement.
Certes les Coréens se sont enrichis, mais quelle économie au monde pourrait assurer à ses citoyens de disposer de telles sommes à l’aube de leurs carrières professionnelles, si ce n’est par l’intermédiaire du patrimoine des parents ? La Corée ne fait pas exception : sa jeunesse connaît certes moins le chômage que celle de France, mais pour en mesurer la précarité, il suffit de se rendre dans n’importe quelle station service, où l’on se rendra compte à quel point le métier de pompiste a en Corée de belles années devant lui.
Et de toute façon, à quoi bon se marier puisqu’avoir des enfants paraît encore moins envisageable ? S’y préparer, c’est accepter de participer à une compétition nationale où les parents coréens dépensent en moyenne trois fois plus que les parents des pays de l’OCDE pour l’éducation de leurs enfants. C’est aussi pour la femme, accepter de mettre un terme à sa carrière professionnelle, tant le sexisme ambiant et l’absence d’aides publiques rendent impossible de conjuguer les deux. Dans sa version la plus extrême, la concurrence pousse les parents à imposer à leurs enfants des cours privés d’anglais dès la maternelle dans l’espoir de les envoyer dans une université américaine, ajoutant ainsi aux frais de scolarité, ceux d’une expatriation lointaine.
Voilà pourquoi les perspectives de progression sociale sont nulles chez une majorité de Coréens dès leur entrée dans la vie active : acquérir son indépendance, trouver l’âme sœur, fonder une famille, sont autant d’aspirations naturelles et légitimes, mais dans la Corée actuelle, seule une minorité née avec une cuillère en argent dans la bouche peut y prétendre. D’autres, de plus en plus nombreux, tentent d’y parvenir en émigrant vers des contrées plus clémentes ; mais pour la majorité des jeunes coréens qui n’ont ni patrimoine familial, ni les moyens de sortir du pays, c’est la résignation, le renoncement.
C’est cet état d’esprit qui caractérise le mieux la génération qui a grandi avec Kim Young-man. Surnommée “Sam-po-sedae”, “Sam” indiquant le chiffre trois, “po” étant le diminutif de “po-ki”, soit le renoncement, et “sedae” signifiant génération, “Sam-po-sedae” désigne ces Coréens qui ont renoncé aux trois éléments considérés comme essentiels dans l’épanouissement personnel : la vie sentimentale, le mariage et les enfants.
Ce renoncement généralisé ne passe pas chez beaucoup de seniors. Eux-mêmes ont connu la la guerre, la faim, puis le labeur intensif dans des conditions autrement plus spartiates que celles des employés précaires d’aujourd’hui, mais ont-ils jamais renoncé ? Certes la concurrence s’est accrue, mais c’est l’état d’esprit d’une jeunesse ramollie par l’abondance matérielle et le confort du foyer parental qu’il faudrait dénoncer.
Les représentants de cette façon de penser, souvent des hommes de plus de soixante ans, peuvent relayer leurs propos avec toute l’autorité que leur confère la société coréenne confucianiste, où l’homme âgé et lettré est roi. Les plus érudits d’entre eux ne se privent donc pas de s’exprimer, voire de réprimander la jeunesse, à longueur de tribunes dans les médias, ou de discours magistraux dans les salles de classe, afin qu’elle se ressaisisse : “Avez-vous oublié les valeurs d’effort, de résistance à la souffrance, de persévérance, et d’endurance qui ont permis à notre génération de vous offrir la Corée prospère d’aujourd’hui ? La solution à vos problèmes est simple : plus de noryeok et de gosaeng !” assènent-ils en coeur à une jeunesse tenue d’écouter respectueusement.
Mais derrière la façade d’écoute respectueuse, le fossé se creuse entre des séniors ayant sacrifié leur vie pour offrir aux générations suivantes une Corée membre du G20, et une jeunesse désabusée face à une société certes relativement prospère, mais hyper concurrentielle et inégalitaire, où la réussite dépend de moins en moins des efforts personnels, et de plus en plus du milieu social dont on est issu.
Les recettes du passé ne fonctionnent donc plus et les asséner sans cesse à la jeunesse ne résulte finalement qu’à les dresser contre un système et des valeurs auxquels ils adhèrent de moins en moins. Souvent, les Coréens de la génération “Sam-po-sedae” n’ont que faire des diatribes des sexagénaires dont on peut certes reconnaître les efforts accomplis, mais qui n’en sont pas moins devenus aigris, s’agrippant à une autorité que leur confère une société conservatrice et refusant de reconsidérer leur système de valeur face à une évolution du monde qui leur échappe. Pour les Sam-po-se-dae, ce seniors là sont des “kondae”, soit des vieux schnocks, terme utilisés d’abord pour décrire les vieux professeurs autoritaires et archaïques, mais généralisés aujourd’hui à tous les seniors ayant tendance à mettre la responsabilité des échecs de la jeunesse sur le compte de leur manque d’effort, alors que les défaillances d’une société obsédée par la réussite et impitoyable envers les faibles qu’ils ont contribué à bâtir, y sont aussi peut-être pour quelque chose.
Vu son âge et sa gloire passée, Kim Young-man avait tout pour être l’un de ces “kondae” au jugement sévère envers la jeunesse coréenne. Mais c’est parce que sa compassion, sa bienveillance et son réconfort sont restés intacts que les enfants d’hier devenus adultes résignés, viennent chercher auprès de lui la consolation que peu d’autres seniors sont prêts à leur offrir.
This article is really interesting , and it is well written , its facts are amusing thanks for sharing this.
Merci pour ce très bel article, clair et pédagogue, bien écrit et se basant sur des faits et des exemples. Bravo pour ce blog que je découvre, un vrai plaisir. Belle continuation à vous.
Très très intéressant, bravo pour cet article! (Un petit détail: Casimir, c’était L’île aux enfants, pas Le village dans les nuages. ?