Adam Gopnick, membre du comité éditorial de La Règle du jeu, signait, samedi 14 novembre, cet article dans The New Yorker.
Les ironies du sort, dont certaines presque trop douloureuses pour être envisagées, embaument l’air le lendemain matin des attaques terroristes revendiquées par l’Etat islamique et perpétrées par au moins un citoyen français, qui ont tué plus d’une centaine de Parisiens. Un hommage à André Glucksmann, le philosophe, décédé cette semaine, était rendu vendredi après-midi au cimetière du Père Lachaise, et parmi ceux qui ont célébré sa mémoire, beaucoup se sont efforcés, pendant des années, de trouver la bonne façon de parler du terrorisme – sans laisser place à la rage comme réponse, ni offrir des prétextes à l’antilibéralisme. Aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer la nuit à venir, dans des lieux si proches du Père Lachaise que l’on aurait pu y entendre les coups de feu.
Glucksmann écrivit lui-même, au lendemain du 11-Septembre, un ouvrage remarquable, toujours pas traduit en anglais, intitulé Dostoïevski à Manhattan, dans lequel il soutient que le terrorisme moderne, incluant le terrorisme islamiste, est nihiliste, avant d’être religieux, et avant même d’être politique. Il associe ses motivations au terrorisme du siècle précédent, à la violence que Dostoïevski et Conrad ont si bien retranscrit dans leurs œuvres, ce qui revient non pas à un but politique mais à une vengeance sauvage et au message existentiel : « Je tue, donc je suis ». Certainement, le communiqué en français de Daech, assumant la responsabilité des meurtres de masse – les assauts à l’aveugle au stade, au concert de rock, aux cafés, aucun n’étant exactement un repère de riches – était chargé, pour seule logique politique apparente, d’une rage déchaînée et d’une folie sanglante, se réduisant à une fureur ancienne envers l’existence de Paris en tant que lieu de plaisir.
« Un groupe […] a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion… Paris a tremblé sous leurs pieds et ses rues sont devenues étroites pour eux » fanfaronne le groupe. « Le bilan de ses attaques, dit le communiqué, est de minimum 200 croisés ». Des gens assis à la terrasse d’un restaurant cambodgien – des croisés donc.
Le terrorisme de cet ordre nihiliste n’est pas inconnu à Paris. Or, les terroristes des années 1970, comme les Palestiniens qui commirent une atrocité comparable en 1982, bombardant et mitraillant des clients impuissants dans le restaurant juif Chez Jo Goldenberg, dans le Marais, avaient au moins une horrible logique de publicité qui orientaient leurs actions. La soif nouvelle de meurtres de masse, bien au-delà des besoins d’une publicité infernale, est liée à une vision apocalyptique plus large, un renouveau des guerres de religion du 12e siècle, que le message de Daech souligne avec tant d’allégresse. Le communiqué prévient que ce n’était que « le début de la tempête ».
Ce point de vue, celui de Glucksmann, d’une guerre inexorable entre la modernité et un appétit néo-médieval pour l’autorité et la guerre de religion totale, doit apparaître, aujourd’hui, plus convaincant que jamais aux Parisiens.
Certainement, les scènes qui se sont déroulées dans la salle de concert du Bataclan – où, dans une ironie du sort supplémentaire, le groupe américain Eagles of Death Metal (un groupe de pop-rock, leur nom est ironique) avait juste commencé à chanter « Embrasse le diable » quand le massacre a débuté – sont des scènes d’une folie invraisemblable, pas une prise d’otage pour quelque but, mais un massacre pour lui-même. Les scènes décrites par les survivants français dans les journaux du matin étaient inimaginables de cruauté : « Un corps est tombé sur moi, il s’est vidé de son sang sur mes jambes. […] Mon voisin, un homme de 50 ans, s’est fait tirer dessus en pleine face dans la tête, des éclats de cervelle et de chairs sont tombés sur mes lunettes », se souvient l’un des rescapés de la salle. Une autre spectatrice, prénommée Célia, raconte : « J’ai bien vu les assaillants. Je crois qu’ils étaient quatre. Ils étaient à visage découvert, très jeunes, dans les vingt ans. Ils n’étaient pas spécialement beaux, mais pas du tout la tête du diable. Ils portaient des gros blousons. L’un des blousons était beige. Deux des assaillants étaient tout de noir vêtus. Celui qui avait un blouson beige avait une barbe courte. Ils étaient typés Moyen-Orient mais parlaient français sans aucun accent. »
Un autre survivant se souvient d’un des assaillants disant : « Vous avez tué nos frères en Syrie, nous sommes là maintenant », tout en tirant sur la foule. C’était une fusillade non-stop. L’un des tireurs a dit : « Le premier qui bouge son cul, je le tue. » Célia ajoute : « Mon portable était allumé car je venais de filmer des bouts de concerts mais je ne l’ai pas sorti. Heureusement, car ceux qui le sortaient étaient tués immédiatement. »
L’autre aspect de ces actes, bien sûr, est qu’ils représentent une bataille dans une guerre spécifique, celle démarrée par Daech au Moyen-Orient, disposant de sa propre logique, qui peut être froidement résumée par : nous avons tué en Syrie, ils tuent ici ; nous les avons attaqués, ils nous attaquent ; et, avant de penser aux causes, nous devons choisir entre les attaquer à nouveau ou cesser d’attaquer.
Même le philosophe Pascal Bruckner, qui a délivré l’un des trois éloges funèbres (les autres étaient prononcés par Bernard Kouchner et Daniel Cohn-Bendit) aux funérailles de Glucksmann, accepte la triste réalité de la guerre. « Oui, c’est une guerre sans ennemi clair, car les djihadistes surviennent n’importe quand, n’importe où », m’écrit Bruckner ce matin. « La France est crispée : on savait que cela risquait d’arriver à plus grande échelle que Charlie [Hebdo]. Et cela pourrait être encore pire la prochaine fois. » Bruckner est ferme sur ce qui doit être fait : « Il faut suspendre les droits constitutionnels des djihadistes. Comme vous l’avez fait avec le Patriot Act. » Il continue : « Aujourd’hui, les rues sont vides. Je suis allé au Bataclan ce matin : toutes les vitrines des magasins alentour ont des impacts de balles. Nous avons peur et nous sommes emplis de haine en même temps. [C’est une] période sombre mais nous ne devons pas baisser les bras. »
Les New-Yorkais ont appris après le 11-Septembre, que l’une des plus dangereuses conséquences du terrorisme est l’auto-immunité qui s’installe, quand l’organisme, au lieu de se tourner vers l’envahisseur néfaste, se retourne sur lui-même. Il semble y avoir un consensus en France ce matin, comme ici après notre propre attaque, en faveur de détentions et d’arrestations massives – une logique qu’il est facile de critiquer à distance, mais qui rencontrera un large soutien dans un pays qui vient de perdre plus d’une centaine de personnes en une nuit. « Le fondamentalisme islamiste doit être anéanti, les mosquées radicales doivent être fermées, les imams radicaux expulsés », écrit Marine Le Pen sur son compte Twitter ce matin, et poursuit : « Il faut déchoir de leur nationalité les terroristes de nationalité française, et les interdire de territoire ». Il s’agit d’un message qui, avec ses certitudes implacables, pourrait sembler attrayant à des personnes apeurées. Le but du terrorisme est de terroriser. Il est difficile de ne pas voir les prochaines catastrophes qui découleront de celle-ci.
Mais il y a également en France une volonté, que connaissent les New-Yorkais, de ne pas être annihilé, de ne pas être transformé par le terrorisme en une citoyenneté qui ne se reconnaît plus elle-même. Les New-Yorkais ont appris que l’on peut vivre sa vie, ou ses peurs. Bernard Schalscha, écrivant ce matin dans la revue La Règle du jeu (dont je suis moi-même membre du comité éditorial), demandait à ses compatriotes de « formuler le vœu que cette fois un immense « pas en notre nom » sera clamé par des dizaines et des dizaines de milliers de femmes et d’hommes musulmans », et de « miser sur un gigantesque élan de solidarité », «Français, immigrés même combat», oui, même combat pour la démocratie. » Schalscha demande aux lecteurs de « montrer notre humanité fraternelle, prouver que nos valeurs sont universelles et mettre en quarantaine quiconque ne les partage pas », « et bientôt, le plus vite possible, nous sourire en buvant des verres aux terrasses des bistros, prouver qu’il n’y aura pas de soumission. Prouver que nous aimons la vie et que nous la défendrons en restant forts, tranquillement forts. Plus forts que les salopards aux rêves de mort. » C’était un bon vœu français, difficile à maintenir en ce difficile matin parisien.
On prend cruellement conscience que la philosophie d’André Glucksmann manquera ! L’homme est parti mais ses oeuvres restent