Prologue
Vincent Pieri est là, à la sortie du métro, on le reconnaît tout de suite. On dit « c’est vous ? » au cas où, pour ne pas paraître fou si on se trompe. On lui demande s’il est parisien. « Un parisien pur jus n’aurait jamais eu l’idée de venir ici, « trop touristique » » dit-on avec un air snob absolument ridicule (ah oui, j’oubliais de vous dire que l’on est à Montmartre). Et on a l’air bête parce que c’est magnifique. Le printemps couche avec l’hiver finissant, la lumière est belle, le vent encore un peu trop froid. Des gens crient dans une langue étrangère. On le regarde parler. Vincent Pieri est solaire ; c’est le genre de garçon dont on se dit « beau gosse ». Les cheveux en bataille, les yeux bleus, la voix rauque, la barbe de trois jours. Il intrigue. Il énerve. Promesse de l’aube.
L’amour des fous
— Au moins, c’est sportif avec vous, dit-on en crachant nos poumons au moment de grimper les escaliers de la butte. Et en le maudissant un peu.
— Je vous emmène dans le bar où mon personnage se réfugie après sa nuit à Montmartre, au pied de la butte, où il tourne sa cuillère dans son café en repensant à cette jeune fille.
Son personnage c’est un SDF, qui dort dans le métro, d’où le titre du roman Station Rome. Il est amoureux.
— D’ailleurs on ne sait jamais s’il est fou ou si elle a existé, cette fille…
— Je suis très intrigué par la folie, le mystère, ce qui n’est pas dicible, essayer de trouver les mots pour dire ce qui est hors du langage… C’est un vrai défi, c’est le défi littéraire par excellence.
Bruits de pas dans les escaliers. Des enfants piaillent, des vendeurs de Tour Eiffel (oui, même à Montmartre) essayent d’alpaguer les touristes. Ca bruisse, ça fourmille, c’est un bel endroit pour devenir fou.
— Ce thème est venu naturellement. J’ai beaucoup travaillé sur le terrain, avec des livres. En fait, il y a un pourcentage très important de SDF qui sont psychotiques. Souvent, ils le sont même avant. Il y a un livre formidable là-dessus, Les naufragés par Declerck, le psy qui a été auprès des SDF. Il a fait un essai, la référence… Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet, j’ai écumé toutes les librairies de Paris. Il fallait que cela soit crédible. Je vais aussi situer mon deuxième roman par là. Il est en train de naître.
Là, notre réflexion qui s’était vaguement perdue dans le vide se fixe sur ce qu’il vient de dire. On est comme face à une femme enceinte, on a envie de savoir, qu’il raconte la magie de ce nouveau livre qui n’existe que dans sa tête, le pourquoi de ce qui ne peut s’expliquer. Comment ça naît ? Pouvoir rentrer dans ses pensées, un peu. Alors, c’est son côté professeur, il essaie.
— J’ai une comparaison complètement pourrie, mais il faut que j’en trouve une autre plus poétique après, d’accord ? La première qui me vient à l’esprit c’est la barbe à papa… C’est juste un bâton, il faut tourner et cela gonfle. J’ai un thème, je vis avec pendant six mois. C’est plus qu’un thème d’ailleurs, c’est un personnage, je le porte pendant six mois. Sans rien écrire. Et je n’arrête pas de me dire « qu’est-ce qu’il ferait là mon personnage ? »
Soudain Vincent s’interrompt… Il pense beaucoup, tout le temps. L’ennui semble lui être inconnu.
— Voilà on est arrivé « Au soleil de la butte » ! Cette brasserie n’a aucun intérêt, c’est juste une brasserie, lâche-t-il.
Effectivement. Pas grand monde sinon quelques gars déjà avinés au bar, un couple d’amoureux, un groupe de copains… Il choisit la terrasse, pour fumer. Il y a du vent, un brin de soleil. Pieri, imperturbable, continue à parler de son personnage. On sent que ça l’habite, que ça le bouffe, que ça l’excite, que ça le fait vivre… Ce personnage, c’est son obsession depuis dix ans, celui qui était dans tous ses manuscrits. Il en parle comme d’un amoureux.
Du monde dans ma tête
— Pendant des mois j’ai vécu avec lui… J’en ai vu plein dans la rue, il y en a certains qui m’ont marqué, profondément.
Et il raconte une des scènes du début du roman, lorsque le SDF se fait ramasser par deux jeunes dans un bar et qu’ils lui donnent à manger. Il a vécu cela en plein jour, l’homme qui tombe devant lui, la souffrance, la terrible odeur de l’oubli. Il l’a emmené, il l’a nourri. Il n’en dira pas plus, ce n’est pas une gloire, l’apitoiement est pire que tout. Pieri revient à l’écriture. Il ressemble à un boulanger ; de ces hommes fascinants qui vous expliquent pendant des heures comment ils font leurs croissants et qui vous donnent envie de les manger.
— Avant d’écrire, je fais mûrir le personnage pendant trois à six mois, il devient un pote, il est dans ma tête… Et j’ai du monde dans ma tête ! Je vois des scènes et je dis « oui, là, il penserait forcément cela ». J’écris des bouts de dialogues. Il y a quelque chose qui me passionne littéralement, c’est que je découvre mon personnage, je vis avec lui et je ne sais pas où je vais… Je suis dans un monde parallèle et je découvre des choses sur moi. Il y a plein d’idées qui viennent quand je suis en train d’écrire et qui sont liées à des films que j’ai vu récemment, à des émotions que je suis en train de vivre… Au fond je me prends comme objet d’étude, c’est du Montaigne mais c’est tellement exaltant. Pas tant pour se regarder le nombril, je le fais suffisamment dans la vie, mais pour se prendre comme homme universel. C’est passionnant, nous sommes d’incroyables créatures pétries de désirs, de contradictions…
De la douce schyzophrénie du romancier.
La grosse limace
Vincent Pieri le dit lui-même « j’écris comme une limace ». Une page par jour qu’il va reprendre quinze fois, voir plus… La première fois, il devait avoir cinq ans, il voulait être « écrivain ». La faute à Cohen (Belle du Seigneur évidemment), Zola (les Rougon-Macquart), Flaubert (Correspondance, Madame Bovary), Aristote (La Politique)… « Je ne voulais pas en vivre, non je voulais écrire des livres. J’ai tellement lu, tellement adoré, tellement été ému, que j’avais envie d’apporter ma pierre à l’édifice. »
En le voyant face à nous à la terrasse de ce café ensoleillé, où l’on se pèle tout de même de froid, on se dit que, pour Vincent Pieri, l’écriture, les mots, sont une drogue, une drogue dure. Sa poudre blanche à lui. Et il confirme. Impossible de ne pas écrire, et ce « rêve de gosse » chevillé à son coeur d’être édité, un jour. A quatorze ans déjà, il tapait un roman sur un vieux Toshiba. En espérant.
Mais le chemin est long et parfois difficile. A vingt ans, il envoie d’abord des poèmes. Au milieu des lettres types, quelques messages le marquent et le font grandir ; celui-ci en réponse à ses textes poétiques envoyés à la maison Gallimard : « Travaillez… Les textes sont sympathiques mais travaillez, persévérez… Relisez les poètes d’Homère à Rilke, lisez Lettre à un jeune poète et travaillez.»
Mais Vincent, il faut une histoire !
Un peu plus tard il envoie un roman, « c’était hyper ésotérique, j’étais à la fac… » se souvient-il. Cette fois, c’est une éditrice qui lui répond, avec une franchise déconcertante : « Mais Vincent, il faut une histoire, votre truc, c’est un délire ! Moi j’ai envie d’être accroché par les personnages… Les vôtres sont vaporeux, évanescents, on ne s’y accroche pas, on ne s’y identifie pas, il faut une histoire ! »
Alors pendant deux ans, Vincent Pieri s’accroche, il voit des milliers de films, « des films américains basiques pour avoir des histoires. C’était vraiment des films nuls, mais j’étais admiratif du scénario, de la manière dont ils construisaient une histoire simple. »
Vincent Pieri mène une lutte intense pour continuer à écrire, manque d’abandonner plusieurs fois. « J’ai été repêché à la petite cuillère par mes sages femmes (ses lectrices) qui étaient là, « Mais vas-y continue ! » Malgré tout, c’est de plus en plus difficile pour lui, d’autant qu’il n’a aucun contact avec le moindre éditeur.
— A ce moment je me dis, « peut-être que je me goure totalement », je passe mes vacances à faire cela mais pourquoi ? Cela n’a pas de sens.
Va te balader, tu crois vraiment que tu vas être édité ?!
Il se remémore les étés de sacrifice à l’Ile de Ré, avec sa mère qui le pousse à sortir, à profiter… Quel intérêt de rester cloitré face à cet écran d’ordinateur ?! « Ma mère n’y croyait absolument pas… » A tel point qu’un jour, elle a cette phrase : « Mais va donc te balader, tu crois vraiment que tu vas être édité ? Va prendre l’air ! » Comment pourrait-elle comprendre que Vincent trouve plus de plaisir à rester enfermé devant son portable qu’à aller gambader sur les routes de Ré ?
Plus tard viendra la publication au Mercure, la consécration d’un rêve ; et pourtant, on le sent, là n’est pas tout pour Pieri. Il y a autre chose qui le porte, qui compte presque autant que l’écriture, qui constitue son équilibre et sa vie. Un ailleurs, un jardin, qu’il cultive jour après jour.
Un prof lumineux
— Je le sais, je le sens, je le vois, ils m’en parlent… Je suis habité par ce que je fais et j’adore mon métier, je me régale et je me lève le matin et je suis content d’y aller. Quand j’entre en cours, j’ai beau avoir des soucis plein la tête, il se passe quelque chose. Je suis un prof lumineux.
Tout à coup, il s’emporte, la passion, le désir ; ça le rend heureux. Tout ça.
— Il faut arrêter de nous faire croire que les gamins ne sont pas ambitieux ! Moi, je suis dans un milieu très privilégié, mais ils sont hyper réceptifs à la littérature et je leur fais lire des trucs, personne n’oserait ! Je me ferai taper dessus par l’inspecteur ! Là, je suis parti en leur disant lisez Belle du seigneur, 1000 pages, vous avez des vacances. Et je leur ai raconté la trame. En me croisant dans la rue, ils m’ont dit « Monsieur, on va l’acheter ». Oh, pas tous. Ils ont dix-sept ans. C’est terrible ce que je leur conseille à dix-sept ans !
Vincent Pieri, c’est un mélange entre une gueule de cinéma, un écrivain maudit et Madame D., ma prof de français de lycée à la voix d’homme qui fumait des Gitanes et qui nous faisait adorer les livres. On a envie qu’il continue à parler, encore et encore, blotti devant le radiateur du fond de la classe. Et puis, après, de sécher le cours de math pour aller lire le livre dont il nous a parlé.
— Et le succès dans tout ça ? C’est important ?
— Non… (silence). Bien sûr que si, bien sûr que si. Forcément. Le côté succès people télé non.
Ce qui le fascine, c’est la transmission, c’est de pouvoir toucher les gens. « Imagine, tu es tout seul pendant deux ans à écrire ton histoire. Tu l’offres, via un média, un éditeur, un lien et il y a quelqu’un qui va te lire, tout seul dans sa chambre, et qui va être ému… C’est d’une puissance, mais d’une puissance ! C’est un pouvoir sur les gens qui est énorme, un pouvoir sur l’imaginaire.
Lui aussi a été victime de ce pouvoir-là, tout jeune ; habité, pris par des auteurs…. « Je suis l’apprenti sorcier qui a envie de devenir sorcier, d’avoir cette puissance. Je suis fan d’Emmanuel Carrère et je me souviens de copines, à propos de D’autres vies que la mienne, qui me disaient « je l’ai lu d’une traite dans le train et j’ai pleuré ». L’auteur a tout gagné quoi. Il y a des femmes qu’il ne connaît pas qui pleurent en le lisant, il réussit à toucher des gens dans leur vie. C’est magique. »
Les femmes, toujours les femmes.
Ces élèves le suivent, le lisent… Dans la presse, dans les médias. On sent qu’ils comptent pour lui, beaucoup. Cet âge fragile, l’adolescence, le fascine. « Je les accompagne, je leur fais découvrir que la littérature n’est pas un truc de vieux. Nous faisons des choses incroyables, nous montons des pièces de théâtre qu’on écrit ensemble avec mes gamins et qu’on joue dans des théâtres pros. Cela les marque pour la vie. Là on va jouer au Déjazet. 700 personnes. »
Mourir d’aimer
— Et l’adolescence justement, c’est un sujet de roman ?
— Alors j’aimerais… Le gros problème, c’est que le jour où je le fais, il faudra que je démissionne de l’éducation nationale parce que j’aimerais écrire un roman sur une passion entre un élève et une prof…
Pourquoi démissionner ?
— C’est un sujet qui est beaucoup trop sensible, vous imaginez la réputation ? Mais un jour, j’aimerai beaucoup travailler là-dessus, un amour adolescent et justement sur le fantasme. J’étais amoureux de toutes mes profs, c’est ça qui m’a fait devenir prof. Toutes ces femmes incroyables…
— Je vais aux toilettes, si tu veux dire quelque chose à l’enregistreur tu peux… Je te laisse la conclusion. (Oui, à la fin on se tutoie).
Epilogue
Pieri seul face au dictaphone :
— Parler tout seul… Je parle souvent tout seul… C’est une manière de… On a l’impression qu’on est fou quand on parle tout seul. C’est… Qu’est-ce qu’on peut dire quand on est tout seul… On est bien avec soi, c’est ça aussi l’écriture, c’est se retrouver tout seul avec soi, se découvrir, se plonger en soi, c’est tellement important… On passe tellement de temps à être divertis, à être avec les autres, à être hors de soi… Passer du temps avec soi, seul. C’est une bonne chose. Essayer d’être son propre pote, c’est complètement taré ! Comme si on était plusieurs dans ma tête… Mais c’est sacrément intéressant…
Le camion poubelle passe.
Voilà c’est fini.
Bruit du camion poubelle. Il sirote la fin de son Coca.
Je reviens.
— J’ai parlé tout seul.
— C’est bien !
— J’ai juste laissé le camion poubelle sur la fin. Je vais passer aux toilettes aussi.
— Je ne sais pas ce que cela donnera de te faire parler tout seul… C’est juste une idée.
Nous repartons ensemble. Discussion autour de Madame Bovary, de la force du personnage, de son mari un peu stupide, de la modernité de l’oeuvre. Finalement Pieri est bien plus qu’une promesse ; c’est un écrivain.
BONUS : où écrit-t-il ?
— Je n’ai que les vacances scolaires pour écrire, du coup, là, je sors d’une période d’écriture, je recommence mes cours et je ne peux pas écrire, je n’ai pas la tête à cela… Je suis à Saint-Germain-en-Laye en banlieue froide dans un cadre très chic.
— Et vous ne pouvez pas écrire pendant vos heures au lycée ? Vous terminez à 16h30 non ? (rires, clichés sur les profs…)
— Non je bosse comme un malade, je rentre chez moi il est huit heures… J’ai une vie aussi… En fait, j’ai besoin d’avoir un champ libre, deux, trois jours, même le weekend je n’y arrive pas… Mais après, j’ai des troisième, des seconde, j’ai des copies tout le temps, et avec la classe théâtre, l’écriture des spectacles, la production (on aurait aimé l’avoir comme prof, imaginez). Je n’ai pas le temps.
— Et vous écrivez où, alors ?
— C’est ça qui est terrible et il ne faut surtout pas le dire.
— Où ?!
— Je n’écris qu’à l’Ile de Ré… C’est insupportable.
— Ah j’adore, c’est hyper bobo !
— Ecrire sur un clodo à l’Ile de Ré… Ne dites surtout pas ça…
`
— Moi j’ai pire que vous.
— Ah bon?!
— Je n’arrive à écrire que dans les palaces…
Station Rome, Vincent Pieri
Mercure de France, février 2013