Sur 144 pages un jeune homme écrit « une lettre (imaginaire ?) à une femme qu’il crut aimer, quand bien sûr il n’aimait que lui-même ». Pas sûr qu’il se soit aimé lui-même, d’ailleurs…
Lorsque les hommes chantent l’amour, en général, ils larmoient. Ces larmoiements donnent des choses admirables, depuis les troubadours jusqu’à Jacques Brel, et au-delà. Dans la littérature proprement dite, l’amour vu du côté masculin – et mises à part Louise Labé, Sapho, et quelques rares autres, pendant longtemps les seules voix littéraires à se donner à lire furent masculines – sonne comme un combat [1]. La femme est l’ennemie désirée, l’incompréhensible et irréductible autre. Comment ça marche, les bonnes femmes, bon sang ? Le plus grand roman d’amour du XXe siècle – Belle du Seigneur, bien sûr – est une entreprise au long cours de déchiffrement, d’explications ratées, d’acceptations bon gré mal gré et de désenchantement.
Chez Moix, et singulièrement dans cette Simple lettre, pas si simple, l’amour et la femme, au fond, ne sont pas choses si différentes. Mais plus que l’amour et la femme, le désir et le couple sont le cœur du sujet. Histoire d’amour, ok. Qui a mal fini, qui va mal finir, qui a déjà mal fini, et qui s’achève par cette lettre. De la femme aimée, on sait qu’elle est mère d’un enfant de quatre ans – qu’elle a eu, nous précise le narrateur, de quelqu’un qu’elle n’aimait pas. Ils n’ont, ni l’amoureux ni l’amoureuse, « pas dépassé trente ans ». L’histoire a eu ses hauts et ses bas, elle l’a quitté pour revenir au bout de six mois, il rompt définitivement.
« Ce qui manque à l’amour », écrit-il, « c’est l’humour ». La mise à distance. En amour, l’expéditeur est centré sur lui-même, parfois dans les larmes mais, le plus souvent, dans l’attaque. Sabre au clair, il fonce sur sa décrétée ancienne compagne, lui trouvant maints défauts. Mais… la plupart de ces défauts sont anticipés, il voit en elle la charogne qu’elle sera. Plus qu’à elle, c’est au temps qu’il s’en prend. Combat inégal, perdu d’avance. Il le sait, il en pleure. La personne attaquée, dans cette missive, n’est autre que lui-même. Aucun humour apparent, aucune distance salvatrice. La lettre que nous envoie Moix est une dissection.
Comment bat le cœur des hommes ? Au rythme de leur verge, affirme le narrateur. Dans la seconde pente de cette lettre, le portrait de l’auteur en Don Juan est à la hauteur du Moix de Naissance. Le baroque est à l’œuvre sur tout le texte, dans son renversement systématique : dans la langue tout d’abord (« la force laisse à la faiblesse le soin d’être plus forte qu’elle », par exemple), et dans le propos initial (tu es partie, j’en ai crevé ; tu reviens, je te quitte). Mais après l’acmé de la lettre – le retour sur la première rencontre, le ballet des prétendants, la belle inaccessible, toujours entourée, enfin approchée – le texte prend une tout autre tournure, magistrale.
« Mes amours étaient des viandes ; un hachis de gibiers, de la fumée d’aliments. De la triste consommation. Une grammaire de frissons. […] Rien que de la peau remuée, rien que des infinis de passage. […] Consommées, elles devenaient toutes pareilles aux autres, emmêlées, confondues ». Voilà de la littérature. On y cherchera de la psychologie, voire de la pose. On y trouvera matière à discutailler, dans les clubs de lecture féminins ou les dîners en ville. Mais ici, rien à opposer, c’est écrit. Et c’est écrit avec distance, si ce n’est avec humour. Avec cette distance propre à Moix, tendue-distendue, lâchée-vraie.
Aime-t-on les hommes qui larmoient ? Et puis, qu’est-ce que l’amour, au fond ? Une invention de troubadour… Le passage du latin au français aurait dû donner « ameur », comme florem a donné fleur et dolorem douleur. L’ameur, c’est un mot de patois picard, qui signifie « rut ». L’amour, c’est autre chose. Cette chose qu’Une simple lettre d’amour traque et parfois perd de vue, pour y revenir, dans l’épilogue, sur le mode tragique. On n’aime peut-être qu’une seule fois, la première.
A qui est adressée cette lettre, qui n’a, à bien y regarder, pas de signature ? Qui commence, après un prologue intitulé « envoi », par un « mon ‟amour” » avec « amour » entre guillemets, comme s’il s’agissait, dès le début, d’autre chose que de l’héritage troubadouresque ou du rut picard ? Qui se conclut sur le baroquissime « je suis ce mort qui respire » ? Cette lettre, plutôt que de boucler sur une histoire passée, sonne comme un avertissement pour la femme aimée à venir. Comme un avertissement, un état des lieux dépassé et, vaille que vaille, comme une déclaration. Une lettre adressée au prochain amour. « [Un homme] appelle ‟femme de sa vie” la prochaine femme qu’il rencontrera – il vaque de brouillons en brouillons. La définitive, pour lui, est incessamment la suivante ».
Mais cette lettre sonne aussi, et surtout, comme une adresse au lecteur. Les écrivains, les vrais, magnifient leurs douleurs et leurs colères, leur quotidien et leurs élans. Il y a un monde – un abîme – entre le vécu et l’écrit. Entre le dire et l’écrire, entre le vivre et l’écrire. Ici, nous parlons d’écriture. Et de littérature.


 

Notes

[1] Une telle lettre – de rupture – renvoie immédiatement, dans l’inconscient littéraire du lecteur, à Alexis ou le vain combat, de Marguerite Yourcenar. On se souvient de la dernière phrase de ce texte : « Je vous demande pardon le plus humblement possible, non pas de vous quitter, mais d’être resté si longtemps ». La Simple lettre d’amour de Yann Moix en est comme le contre-pied.