Il est rouge, ce manteau. En laine bouclée rouge sang. Avec un col qui, relevé, tient du protège-nuque. Armure ? Rempart ? Cape d’invisibilité ? Pourquoi Nelly Kaprièlian, lors de la vente aux enchères qui jette à la tête du plus offrant les quelque huit cents pièces de la garde-robe de Greta Garbo dont le corps s’est depuis longtemps « désintégré », flashe-t-elle sur ce manteau-là, qui à l’évidence n’est pas « son style » ? Parce qu’il détonne, sans doute. Parce que ce rouge est une tache incongrue parmi les effets en demi-teintes, en teintes neutres : le gris, le grège, le noir et le blanc. Garbo portait du rouge ? Pas sûr… Ce qui est sûr, c’est qu’un jour, passant devant la vitrine d’une boutique, elle a été séduite par ce manteau-là. Que Nelly Kaprièlian acquiert, un jour de décembre 2012, à Los Angeles.
La vente aux enchères draine un public composite d’où émergent les grands noms de la mode – Azzedine Alaïa rachète un de ces modèles, telle admiratrice de Valentina traque la pièce rare qui manque à sa collection – mais où se côtoient également des admirateurs anonymes de la star. Vente aux enchères… Est-ce que, comme dans la chanson Drouot de Barbara, on y vient pour s’approprier des dépouilles ? Les neveux de Garbo ne se sont pas posés la question, ou tout au moins pas en ces termes. Quelques jours auparavant, dans la même salle, on s’arrachait les restes textiles de Michael Jackson… Nelly Kaprièlan est là en mission documentaire. Elle repartira avec le manteau rouge.
Ce pourrait être une histoire un peu snob – être là où il faut, quand il le faut – et égocentrée – porter ce manteau célèbre en telle circonstance, en rencontrant telle ou telle personne qui « compte ». Eh bien… pas du tout. Ce manteau est une surprise, et en premier lieu pour celle qui l’a acheté. Dans la chambre d’hôtel, le soir de l’acquisition, le manteau brille sous un rayon de lune, et Nelly Kaprièlian le rapproche de son lit, pour s’endormir dans son halo, dans son aura. Une histoire commence entre le vêtement et l’acheteuse, une histoire d’amour, peut-être. Tandis que s’achève une histoire d’amour, bien réelle, avec un homme peu libre, et follement aimé.
Le livre de Nelly Kaprièlian peut apparaître comme une sorte de collage : des paragraphes qui s’enchaînent, avec pour toile de fond le cinéma, la mode, la littérature, le monde de l’art, et quelques célébrités ; des réflexions, des analyses, des extraits d’œuvres ou d’entretiens. En fait, les paragraphes sont cousus à petits points invisibles, selon une pensée suivant très clairement son cours. Les vies de Garbo – sa vie publique et sa vie de recluse – sont évoquées sous l’angle des vêtements et des amours. L’époque Valentina rassemble les deux motifs. De la même manière, la vie de Nelly Kaprièlian défile entre les pages. Les hommes qu’elle a aimés ont tous eu quelque chose à dire sur la façon dont elle s’habillait, et tous ont voulu, à un moment ou à un autre, lui imposer un style, une allure. La question centrale est bien celle-ci : au-delà de l’interrogation sur ce que signifie porter du noir, rien que du noir, suivre la mode ou être à contre-courant, c’est l’idée du corps qui est envisagée. Du corps à parer ou à dissimuler, à exhiber ou à nier. Et dans le corps, la personne habitée, et habillée.
Hitchcock, par exemple. Le gros homme encombré par son propre corps, et qui dessine la silhouette de la femme fantasmée, chignon spiralé, tailleur gris, escarpins noirs. Kim Novak dans Vertigo. Double rôle, personnage double et femme unique, que James Stewart retrouve sans savoir qu’il la retrouve, et qu’il habille comme la femme aimée au lieu de la déshabiller. Le cinéma, encore, et Coco Chanel qui échoue à Hollywood : l’élégance à l’écran doit être clinquante. Le cinéma n’est pas la vie réelle. Quoi qu’on en dise et pense, c’est une représentation. Garbo l’avait compris. Dans la vraie vie, elle ne portait pas les robes qu’elle achetait et accumulait. Toujours vêtue de la même manière, masculine-androgyne. Libre. Libérée des carcans.
« Sur mon lit de mort, quel regard jetterai-je sur la vie que j’avais eue : me sentirai-je heureuse parce que tel soir, j’étais la femme la mieux habillée du restaurant où il m’invitait ? » Le « je » est celui de Nelly Kaprièlian. Parfois, le « je » devient « elle », dans une rêverie où l’auteur se met en scène dans des habits qu’elle n’a jamais portés – jamais osé porter, sans doute. Des combinaisons de latex en plein jour, façon catwoman, par exemple. Une femme à contre-courant, comme peut l’être Dita Von Teese. Une femme rêvée : « Elle commençait à rêver d’une autre vie, d’une vie qui coïnciderait enfin avec la vie merveilleuse que lui racontait sa garde-robe – plutôt que d’adapter sa garde-robe à la vie réelle ». Où ranger son corps ? Où le dissimuler ? Peau d’âne réclame des robes couleur du temps, ou couleur de soleil, mais sur son corps, c’est bien la peau d’un animal qu’elle jette. Sous le vêtement, le corps. Et dans le corps, qu’y a-t-il ? Et dans la tête ?
Le livre est divisé en trois parties inégales, et à la fin de la longue première partie on tranche dans le vif. Le vif du sujet. Quelle histoire raconte Nelly Kaprièlian en détaillant sa garde-robe ? En établissant un parallèle entre son enfance modeste et celle, non moins modeste, de Greta Garbo ? Arménie. Génocide. Où sont les corps ? À son arrière-grand-mère qui réclamait le corps de son époux, les Turcs ne remirent qu’une chemise trouée, qui fut enterrée à la place de l’homme qui l’avait portée. Les incipits des parties I et II se répondent en miroir – en miroir où l’on s’admire, parée, et en miroir où l’on entre dans sa propre histoire : « Son corps s’était désintégré depuis longtemps et pourtant elle se tenait devant nous, démultipliée en une centaine de vêtements comme autant de secondes peaux » (p.7). « Leurs corps s’étaient désintégrés depuis longtemps et pourtant, ils projetaient encore leurs ombres sur nous, petits vêtements tissés dans le noir de leur mort » (p.169). Le corps de Garbo, les corps des Arméniens.
Sous le manteau de Greta Garbo se révèle bien plus qu’une histoire de mode, de gentry, de falbalas. Bien plus qu’une réflexion sur le vêtement et son glissement vers le costume, puis vers le masque. Le Manteau de Greta Garbo est un livre élégant et, oui, pudique. Le rouge du manteau est le signe de la tache aveugle du labyrinthe, mental, familial, et historique.