C’est la quatrième fois, sauf erreur, que vous me demandez de remettre ce Prix Scopus qui est la plus prestigieuse des distinctions décernées par l’Université Hébraïque de Jérusalem.
Je l’ai fait pour Jean d’Ormesson, l’année dernière.
Pour Simone Veil et pour Beate et Serge Klarsfeld, quelques années plus tôt.
Je m’étais promis, alors, que ça s’arrêterait là. Je m’étais dit que ça ne devait pas devenir une habitude, un rendez-vous, un abonnement. Mais, quand Yoham Cohen m’a appelé de Tel Aviv pour me demander de revenir une nouvelle fois, ce soir, pour honorer Patrick Drahi, je lui ai encore dit oui – et je vais vous expliquer pourquoi.
1
J’aime l’idée, d’abord, de rendre hommage à un homme dont on ne sait à peu près rien.
J’aime qu’il soit célèbre et inconnu. Qu’on parle de lui tout le temps et qu’on n’en dise jamais grand-chose. J’aime qu’il soit mystérieux et discret. Enigmatique et pudique. J’aime qu’il fuie, me semble-t-il, le vedettariat et le tapage qui va avec. J’aime qu’en cet âge du spectaculaire intégré, dans cette époque folle où règne le tout puissant visible et où chacun se tient sous la tyrannie du regard d’autrui, j’aime qu’en ces temps de panoptique inversé où ce ne sont plus seulement les puissants qui observent, surveillent et traquent leurs sujets mais les sujets qui surveillent les puissants et les ont à l’œil, il ait, lui, choisi de se dérober, de s’éclipser, d’être sans trop paraître et, quand il paraît quand même, quand il se plie, comme tout à l’heure, au jeu du film-interview, de ne pas se sentir tenu de déballer pour autant son petit tas de secrets.
J’ai connu de près un autre grand entrepreneur, qui aurait l’âge d’être le père, ou même, lorsque j’y songe, comme le temps passe ! le grand père de Patrick Drahi.
Lui aussi était un bloc de mutisme.
Lui aussi avait en horreur toutes les formes d’indiscrétion.
Lui aussi brillait d’une lumière invisible, d’un éclat qui vous aveuglait mais dont la source n’apparaissait jamais.
Silencieux et guerrier, joueur d’échecs magistral, souverain quoique profondément solitaire, le secret lui était une expérience de pensée en même temps qu’un mode d’être et de vie.
Je soupçonne Patrick Drahi d’être un peu de cette trempe.
Et cela me le rend déjà – ceux qui, ici, me connaissent ont tout compris… – profondément sympathique.
2
J’aime la façon qu’il a, quand il en parle, de parler de sa réussite.
Car ce mot qui le suit partout et qui, même, le précède, ce mot qui lui est associé dans les innombrables articles où l’on n’apprend à peu près rien de lui mais qui évoquent quand même sa mirobolante success-story, sa fortune immense, etc., a, pour un philosophe, au moins deux sens : celui qu’il trouve chez Spinoza et celui que, pour aller vite, il avait déjà chez Machiavel…
Réussir, pour un spinoziste, c’est persévérer si fort dans son être, c’est développer si puissamment ses potentialités et sa puissance, c’est coïncider si intimement avec ce dont, même sans le savoir, on était capable et porteur, qu’il se produit ceci : l’on devient celui que l’on était ou, inversement, mais cela revient au même, l’on s’aperçoit que l’on était de toute éternité celui que la réussite vous fait, soudain, devenir – il y a de la paix dans cette réussite ; il y a de la sérénité ; il y a le bonheur de s’installer, de s’arrondir, de se fixer benoîtement, dans cet être que l’on est devenu ; il y a la haine du mouvement qui déplace la ligne de la vie.
Et puis il y a l’autre sens, celui de Machiavel, qui fait dériver réussite de l’italien « riuscire » et qui, de cette réussite, fait, à la lettre, une sortie ou, mieux, une ressortie, une deuxième sortie, et, en somme, un recommencement toujours et perpétuellement rejoué : réussit, dans cette deuxième acception, celui qui n’est jamais vraiment dans ses œuvres ; réussir c’est se projeter toujours, constamment, incessamment, au-delà de l’œuvre achevée et du soi qui l’a accomplie ; est réputé avoir réussi, ou être en train de réussir, celui qui n’en finit pas de se projeter hors de cette situation qui, comme aurait dit Sartre, menace de se refermer sur lui comme un mauvais destin – il y a de l’insatisfaction dans cette réussite-ci ; il y a de l’intranquillité, comme le verra bien La Boétie dont il ne faut jamais oublier qu’il a écrit le Traité de la servitude volontaire en grande partie contre Le Prince ; et c’est très précisément ce que vient de nous dire Patrick Drahi, tout à l’heure, dans ce film où il ne nous confiait donc pas grand-chose mais où il disait tout de même qu’il ne se trouvait jamais assez riche, qu’il trouvait que ses collaborateurs ne l’étaient jamais assez non plus et où il concluait que l’essentiel, pour lui, est toujours, non dans ce qu’il est en train de réussir, mais dans ce que sa nouvelle « sortie » lui permet d’espérer réussir demain, après-demain, ou encore après.
Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin.
J’ai évoqué Sartre. C’est exprès. Car, pour le sartrien que je suis, pour le lecteur, en particulier, du dernier Sartre, celui des dialogues ultimes avec l’ancien dirigeant maoïste, devenu disciple de Levinas, Benny Lévy, pour l’admirateur de ce Sartre quasi juif qui, quoiqu’aveugle, découvre lui-même Levinas et se passionne pour son messianisme conçu comme relation à une Histoire jugée, non par ce qu’elle finit par accomplir, mais par sa capacité à n’être jamais finie et à ne parvenir jamais au bout de soi, cette façon de voir la réussite est, de loin, la plus romanesque et, surtout, la plus féconde.
J’ajoute que, ne serait-ce que pour cela, ne serait-ce qu’à cause de cette anxiété fondamentale que je devine en vous, ne serait-ce qu’à cause de cette inquiétude qui est, depuis Kafka puis, donc, depuis Sartre, l’un des plus beaux mots de notre langue, j’ajoute, oui, cher Patrick Drahi, que, dans votre manière même, ce soir, de considérer ce prix qui vous est remis comme la sanction, non de votre réussite au sens d’avènement, de place conquise de haute lutte, d’œuvre bien établie et terminée, mais de votre inquiétude, c’est-à-dire de ce souci qui vous éveille chaque matin et vous invite à aller plus loin, à ne pas vous tenir quitte du travail réalisé et des formes qu’il a prises, je trouve assez logique que vous vous trouviez en charge de ce journal qu’a fondé Sartre et qui s’appelle Libération. C’était une parenthèse – mais j’y tenais.
3
A propos de Sartre et du judaïsme (et, pour moi, je le répète, c’est, depuis le dialogue de l’auteur des Mots avec mon ami Benny, d’une certaine façon la même chose) il y a un troisième trait qui m’a tout de suite intéressé dans le parcours de Patrick Drahi.
C’est le fait qu’il ne vienne de nulle part.
Ou plus exactement – mais, là aussi, cela revient au même – qu’il vienne de plusieurs endroits à la fois, qu’il ne s’en cache pas, qu’il s’en flatte même et qu’il aille contre, ce faisant, cette religion nationale, de plus en plus pesante, qui est la religion de l’enracinement.
Je dis Sartre à cause, cette fois, de Jean sans terre qui a failli être le titre des Mots et qui insistait sur le fait qu’un homme digne de ce nom n’a pas de patrie plus chère, plus sainte, que celle de la langue et de ses mots.
Je dis « le judaïsme » car, comme l’ont bien vu Sartre, Levinas et Benny Lévy, il y a, au cœur du judaïsme, le refus de cette forme d’idolâtrie qu’est l’attachement maniaque, exclusif, sacralisateur, à une racine, un sol, une matrice, une matière, une nature – je dis « le » judaïsme car le peuple juif est ce peuple paradoxal et magnifique qui, comme l’a théorisé Franz Rosenzweig, a pu passer des siècles à se souvenir d’une langue morte qu’il finira par ressusciter ; à révérer une Loi plus sainte que l’Histoire et ses événements tyranniques ; et à rêver d’une Terre qui, je le répète depuis quarante ans, n’exista longtemps que dans ses songes et son espérance.
Mais je pourrais aussi bien dire Gide dont vous connaissez l’apostrophe fameuse à Barrès, le deuxième Barrès, celui d’après Le Culte du moi et de l’époque des campagnes électorales, sur fond d’antisémitisme militant, de Nancy, celui qui faisait la théorie, justement, de l’enracinement et, à partir de l’enracinement, de ce qu’il faut bien appeler le premier national-socialisme à la française : « né à Paris, lui lança un jour Gide exaspéré et moqueur, né à Paris, d’un père né à Uzès et d’une mère normande, où voudriez-vous, Monsieur Barrès, que je m’enracine ? ».
Eh bien j’ignore, Patrick Drahi, si vous aimez la littérature de Gide.
Et j’ignore, aussi, quelle est la part de calcul personnel ou entrepreneurial dans ce choix que vous avez fait d’avoir plusieurs appartenances, plusieurs demeures.
Mais vous pourriez, il me semble, reprendre cette apostrophe.
Français d’âme et de cœur et ressortissant suisse, citoyen israélien né à Casablanca, Citizen Drahi régnant sur ce territoire sans limite ni frontière que nous assignent les technologies dont vous êtes l’industriel, vous êtes aussi l’un de ces « Gidiens » que l’« idéologie française » réprouve depuis un siècle mais dont nous avons cruellement besoin en ces temps de lourdeur indigène et d’étouffement chauvin – vous êtes l’un de ces citoyens du monde impossibles à assigner à une « souche », à enfermer dans une appartenance, à épuiser dans l’un de ces trois « n » (le natal, le national, le naturel) dont j’ai dit, dans un texte récent, combien ils appauvrissent cette humanité dont vous venez, vous-même, de nous rappeler qu’elle n’exerce encore qu’une très infime partie de son infinie capacité d’intelligence et de pensée – et, pour cela aussi, je vous salue.
4
Et puis encore une chose qui m’a rendu Patrick Drahi aimable à l’instant même où je me suis avisé de son existence.
C’est le curieuse rumeur qui l’a aussitôt accompagné.
C’est ce parfum de réprobation, parfois muette, parfois bruyante, dont on l’a immédiatement entouré.
Que lui reprochait-on, au juste ?
Pourquoi, quand on ne l’attaquait pas bille en tête, ces airs entendus et soupçonneux, cette méfiance, cette façon de laisser entendre que son ascension n’était pas claire, ses reins pas très solides, qu’il était un aventurier plus qu’un industriel etc. ?
Pourquoi, non seulement dans les journaux, mais dans l’establishment, voire dans les déclarations de tels ministres de la République le sommant de faire ce qu’ils ne demandent à aucun autre, à savoir – je cite – de « rapatrier » en France « l’ensemble de ses possessions et biens », pourquoi, oui, ce malaise, cette gêne et, enfin, cette violence comminatoire dans les recommandations et les commentaires ?
On lui reprochait d’être là.
On lui reprochait, plus exactement, de n’avoir pas toujours été là et d’être un nouveau venu dans cet establishment français à l’endogamie épaisse et satisfaite.
On lui reprochait, en d’autres termes, ce côté franco-israélo-marocain que je rappelais à l’instant et qui ne sonnait probablement pas assez « souchiste » aux oreilles de ses adversaires.
On lui reprochait, non pas de déposséder la France puisqu’il proposait au contraire, si j’ai bien compris, d’y investir plusieurs milliards d’euros, mais de se complaire dans un cosmopolitisme qui a toujours été, ici, une sorte de gros mot – et un gros mot qui, par-dessus le marché, et pardon si je mets les pieds dans le plat, a toujours été plus ou moins associé (mais attention ! associé pour le pire ! associé pour leur en faire, non pas gloire, mais grief !) à l’être et au nom juifs…
Il n’y a, quand on y songe, pas tellement de grands entrepreneurs juifs en France.
On a tous le jugement tellement obscurci par l’insistance de la propagande et par son obsession de l’argent juif, de la banque juive, de la ploutocratie juive, etc., qu’on finit par ne plus trop se rendre compte : 1) qu’il y a, en France comme ailleurs, mille fois plus de juifs pauvres que de juifs riches ; 2) que la figure du « juif riche », pour parler comme dans la pièce de Fassbinder qui fut l’occasion de la dernière colère du regretté président des communautés juives d’Allemagne, le grand Ignaz Bubis, est, non pas la règle, mais l’exception ; et 3) que, quand paraît un juif vraiment riche, quand surgit un capitaine d’industrie ou un prince de la finance dont le lien avec le judaïsme est, soit qu’il s’en fasse gloire soit que la rumeur publique le débusque, incontestable et manifeste, cela provoque la mise à feu des orgues de Staline de la folie antisémite la plus bête et, dans les temps troublés, la plus meurtrière.
Pensez à la façon dont le nom de Maurice Lévy, ici présent, sert régulièrement, de chiffon rouge à ceux qui partent en croisade contre « le monde de la finance ».
Songez au mauvais symbole qu’a pu être le nom des Rothschild dans la France de l’affaire Dreyfus et dans celle de Vichy, puis dans celle du Front National et du Front de gauche – songez combien ce nom, quand il est associé, aujourd’hui, à celui d’un jeune ministre de l’économie et des finances dont on ne sait rien, absolument et strictement rien, sinon cela, ce lien avec la banque nommée Rothschild, peut être lourd à porter.
Et rappelez-vous ces grands condottiere juifs du XIXe siècle qui, quoique rares, très rares, on les compte sur les doigts d’une main, ce sont Jacob et Isaac Pereire, c’est le génial Jules-Isaac Mirès, fondateur, entre autres, du Crédit Mobilier, et c’est à peu près tout – rappelez-vous, donc, comment cette poignée de condottiere juifs a réussi l’exploit a) de nourrir, à son corps défendant, le mythe antisémite des juifs « rois de l’époque » et b) alors qu’ils étaient des entrepreneurs de génie, alors qu’ils étaient des bâtisseurs haussmanniens, des rêveurs saint simoniens porteurs d’une vision poétique du monde de la finance et des affaires, alors que, plus prosaïquement, ils étaient, quoiqu’en très petit nombre, en train d’inventer les mécanismes de la banque moderne et de la prospérité qu’elle allait pouvoir engendrer, rappelez-vous, dis-je, comme ils ont été malmenés, conspués, traités comme les derniers des derniers, acculés à la ruine, parfois au désespoir.
Patrick Drahi, je vous rassure, n’en est pas là.
Et je ne voudrais surtout pas, en rappelant le calvaire des frères Pereire ou de Jules Mirès, lui porter le mauvais œil.
Mais enfin…
Je lui conseille, quand même, de faire attention.
Je lui prédis, s’il continue de figurer dans le haut du classement des hommes les plus riches de France et du monde, de grands bonheurs, de beaux honneurs, mais aussi des cabales en très grand nombre.
Les temps ont changé, certes.
Les Juifs, là aussi, ont appris à être de bons guerriers.
Et j’imagine que Patrick Drahi saura se tirer des guets apens qui lui seront inévitablement tendus.
Mais qu’il sache tout de même qu’il ne fait pas bon être juif et riche en France.
Qu’il n’oublie jamais que c’est à des hommes tels que lui que songeait Emmanuel Levinas quand, dans la si belle page qui forme le final de Noms Propres, il évoquait la stupeur de ces grands « Israélites », heureux comme juifs en France, sûrs d’eux et de leur place en ce monde, prospères et entourés d’amis, couvert de titres et d’honneurs, éventuellement puissants – et voyant, du jour au lendemain, sans préavis, « un vent glacial » parcourir les pièces de leur maison, « arracher les tentures et tapisseries », balayer toutes les « pauvres splendeurs » de leur vie devenues comme des « oripeaux » et ne parvenant pas à couvrir, au loin, « le hululement de l’impitoyable foule »…
Ce texte, depuis que je l’ai lu, ne m’a jamais quitté.
Je me permets, cher Patrick Drahi, de vous conseiller de faire de même.
5
Mais il y a encore une dernière chose.
La vraie dernière, je vous le promets, car je vais être trop long.
C’est la troisième fois, à ma connaissance, dans l’histoire du Prix Scopus que l’on couronne un entrepreneur.
Il y a eu Maurice Lévy, justement.
Il y a eu Eric de Rothschild, qui est également ici.
Et il y a maintenant, donc, l’ultra citoyen Citizen Drahi.
Eh bien je vais vous dire une chose.
Il y en a que ça peut surprendre ou même choquer de voir des hommes d’argent rejoindre les Klarsfeld, les d’Ormesson, les Simone Veil, les Roman Polanski, les Elie Wiesel, dans cette prestigieuse compagnie que forment les récipiendaires de ce beau Prix.
Moi, non seulement cela ne me surprend pas, non seulement cela ne me choque pas, mais je trouve ça au contraire plutôt très bien ; et ce pour deux raisons – où vous allez retrouver, mais autrement, à une toute autre hauteur, le lien du nom juif et de l’argent.
Le judaïsme, pour commencer, n’a jamais eu ce rapport torturé à l’argent, cette relation coupable et honteuse, qu’ont eue les chrétientés, je veux dire le catholicisme mais aussi le protestantisme.
Car oubliez Max Weber et ses théories, hâtives, sur l’éthique protestante et la naissance du capitalisme.
Oubliez ces traités qui sont, soit dit en passant et comme, du reste, ceux de son grand adversaire, Werner Sombart, très souvent infectés par le préjugé antisémite selon lequel le seul rapport possible des juifs à l’argent serait l’usure.
La réalité c’est que, dans le christianisme, protestant comme catholique, l’argent est sale. Il est coupable. Il a affaire, non seulement avec le diable, mais avec le sexe identifié au diable et à ses engendrements monstrueux. Alors que, dans le judaïsme, il y a cette idée, même quand on est pauvre, qu’être riche n’est pas un crime, que l’argent n’est pas infâme, qu’il n’est pas recommandé d’être indigent pour accéder à la béatitude et qu’il n’est pas impossible d’être sage quand on est doté d’une fortune dans le monde d’ici-bas.
Je vous rappelle à cet égard, qu’Abraham était riche, que Moïse était riche, que Jacob est revenu riche de la maison de Laban, que Jonas est réputé riche quand il part pour Ninive – sans parler de La Genèse et de L’Exode qui insistent lourdement sur le fait que c’est les bras pleins de richesses que les Hébreux tentent l’aventure de la traversée de la Mer Rouge et du voyage vers Canaan.
Mais il y a autre chose. Si nos maîtres n’ont pas condamné l’argent, s’il leur est même arrivé de le justifier, s’il revient finalement aux Juifs, au moins autant qu’aux protestants, d’avoir, comme l’a bien montré Jacques Attali, inventé le capitalisme moderne et si cela, surtout, ne les a pas mis, comme dans la parabole fameuse de l’Evangile de Marc, dans l’obligation de se faire chameaux pour passer à travers le chas de l’aiguille de l’accès au royaume des cieux, c’est parce qu’ils ont compris une chose qu’ils ont été les seuls à comprendre et qui est très très importante : l’argent a une vertu éthique.
Eh oui, une vertu éthique !
Au rebours du préjugé, l’argent ne corrompt pas ou, en tout cas, pas forcément, mais peut élever l’humanité !
A l’inverse de ce que nous répètent, tous les matins, les altermondialistes et autres antilibéraux, l’argent n’est pas nécessairement barbare mais peut avoir une fonction civilisatrice !
C’est ce qu’a entrevu Marx dans les textes que vous connaissez tous mais où il jette le même opprobre sur le capitalisme qu’il hait et sur le judaïsme qu’il hait, du coup, aussi.
C’est ce qu’a vu Levinas dans un texte moins connu, issu d’une drôle de commande que lui avait adressée, à l’occasion de son 25ème anniversaire, le Groupement Belge des Banques d’Epargne, et où il parle de la « socialité de l’argent ».
Et je vais vous donner trois preuves ou, plutôt, trois signes de cela.
D’abord, on le lui reproche assez, l’argent tend à nous affranchir de la fixation archaïque au lieu. « Détruire les bosquets sacrés », exige le Prophète Isaïe ? Conjurer la malédiction de la racine et de l’enracinement ? Se soustraire à cette assignation au propre qui est le lot des sociétés barbares et qui fut à la source, notamment, du premier meurtre connu de l’histoire de l’humanité, celui d’Abel par Caïn – les deux frères se disputant la même propriété foncière? L’une des solutions c’est la substitution, justement, de la richesse liquide à cette richesse foncière. C’est la liquidation, nolens volens, nolens puis volens, de la fortune liée à un sol et transformée en une fortune abstraite. C’est la jouissance de cette fortune « portative » dont parle Heine dans sa controverse avec Ludwig Börne en employant, comme par hasard, le même mot que quand il parle de cette « patrie portative » qu’est, pour un juif, la Bible. L’argent, c’est la mobilité. L’argent c’est la circulation. L’argent c’est même, insiste Heine, la démocratie. L’argent c’est, en tout cas, l’un des principes générateurs de la liberté.
L’argent, ensuite, tend à nous affranchir, non seulement, donc, des lieux, mais des choses, de toutes les choses et des choses en tant qu’elles sont, tout particulièrement, objet du désir des humains. Le désir est là, naturellement. Il est essentiel qu’il y soit et qu’il y reste. Et il y a, nous dit l’hébreu, une proximité sémantique très profonde entre l’un (le désir) et l’autre (l’argent). Mais le fait d’avoir à payer pour obtenir la chose introduit entre lui, le désir, et sa satisfaction une sorte de d’écran, ou d’écart, et, au fond, de distance qui le fait échapper à sa voracité criminelle. Il introduit un délai, un sursis, un commentateur de Levinas dira une « différance », qui est le temps même du crédit qu’implique toujours, par définition, l’existence de l’argent. Et il introduit, enfin, cette continuité entre toutes choses que Marx appellera, avec mépris, « équivalence générale » mais qui a le mérite de faire qu’aucune chose ne soit absolutisée, sacralisée, déifiée. Dans tous les cas, le désir est médié. Dans les trois cas, le désir est refroidi. Dans les trois cas, l’argent est une formidable machine à casser la tentation idolâtre qui est au cœur des humains.
Et puis, quand on lit le Talmud, l’argent a une autre vocation encore qui est de servir à réparer les torts que l’homme fait à l’autre homme. Il y a des torts irréparables, bien entendu. Il y a d’impayables crimes qu’aucune compensation ne saura jamais faire oublier ou pardonner. Mais les crimes ordinaires, les brisures du vase qui se produisent, si je puis dire, tous les jours, le droit hébraïque insiste sur le fait qu’il n’en est guère qu’une somme d’argent bien calculée ne suffise à compenser. Et cette insistance a une conséquence évidemment capitale – qui est d’arrêter le cycle de la violence, d’enrayer l’enchaînement des vengeances et d’empêcher qu’au vol réponde le vol, au dol le dol, et au crime un crime équivalent. Le droit rabbinique passe pour avoir inventé sur la loi du Talion. En réalité, c’est l’inverse. C’est la première sortie hors de la loi du Talion. C’est la première rupture avec le vieux principe de l’œil pour œil dent pour dent qui est un principe dont le Talmud nous dit qu’il est à la fois atroce et impossible à appliquer. Aucun œil, explique le Traité Baba Kama, n’est semblable à un autre œil. Et le tort, de toute façon, va bien au-delà de la perte de l’œil lui-même puisqu’il englobe aussi la douleur qui s’en est suivie, les soins médicaux qu’il a fallu administrer, l’inactivité temporaire qu’il a aussi fallu assumer et la honte que toute l’histoire a procurée. Alors, tout cela, il faut le peser au plus près. Il faut l’évaluer conformément au tempérament et à la situation particulière de la personne lésée. Il faut quantifier très exactement, très concrètement, la nature et l’ampleur de la lésion. Et, pour cela, il n’y a qu’un trébuchet. Ou, si l’on préfère, un étalon. C’est cet outil très spécial qui a pour propriétés, nous dit toujours le Talmud, la banalité, la neutralité, la convertibilité et la sécabilité – et qui s’appelle, donc, l’argent. Contre le Talion, l’argent. Pour casser la machine à tuer, l’argent. Chalem (payer) pour réinstituer chalom (la paix) – telle est la dernière fonction éthique de l’argent. Là encore, l’argent ne produit pas la barbarie, il la contient, l’évite et, à la lettre, l’économise.
Alors, naturellement, l’argent peut, lui aussi, devenir source de violence – et les Sages n’ont pas attendu Marx pour s’apercevoir qu’il y a une parenté, dans la langue même, dans la propre chair du mot, entre l’argent et le sang.
L’argent peut, lui aussi, devenir une idole – et c’est toute l’histoire des tribus d’Israël qui, lasses d’attendre le retour de Moïse parti prendre sous la dictée les tables de la loi, entreprennent de fondre les pendants d’oreille, les bracelets et les colliers en or dont le texte biblique leur faisait si grande gloire pour en faire un horrible veau d’or.
Et l’argent, dans la mesure même où il est cet outil banal, neutre, sécable et convertible, dans la mesure même où il est, en d’autres termes, cette indifférence à la chose, cette virtualité pure et toujours inaccomplie, cette ivresse des possibles et, donc, cette puissance infinie, peut très bien apparaître aussi comme singeant les propriétés mêmes (puissance… infini… être innomé…) qui sont celles du divin et il peut devenir alors (quelle horreur !) non seulement une autre idole, mais l’idole des idoles, l’idole par excellence, c’est-à-dire la grimace diabolique du divin.
Mais les sages ont réponse à cela.
Ils voient le péril, mais ils ont aussi le remède.
Et c’est toute l’argument de Maïmonide quand il nous dit qu’il n’y a qu’une façon, au fond, de ne pas basculer dans ce culte de l’argent, dans cette idolâtrie de son abstraction et de son dieu – et que ce moyen c’est de sortir, justement, de l’abstraction ; de convertir cette pure puissance en acte et en lumière ; et, de cet informe dont le Talmud a aussi une sainte horreur, de tirer des formes et des créations singulières.
L’argent, non comme fin, mais comme moyen.
L’argent pour, une fois la nature désensorcelée, travailler à l’illuminer.
L’argent comme instrument de cet embellissement du monde auquel le Midrash, dans un texte que j’ai commenté dans les gloses de mon Hôtel Europe, nous dit qu’Edom peut œuvrer quand il prend soin de ne pas oublier la part due à Jacob.
Vous savez cela, cher Patrick Drahi, vous qui nous avez raconté, tout à l’heure, que vous ne vous intéressiez vraiment qu’à ce que peut l’argent pour anoblir le séjour et le destin des humains.
Vous le savez mieux que beaucoup d’autres de votre espèce si j’en crois ce que vous nous avez dit des moyens que vous mettez en œuvre pour convertir l’argent que vous gagnez en cette seule richesse substantielle qui est celle de ce que les hommes peuvent faire de leur propre cerveau.
Et c’est pourquoi je suis heureux de vous retrouver avec moi, ou de me retrouver avec vous, dans ce palmarès du Prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem qui est, d’abord, vous le savez, un prix qui honore les travaux de l’intelligence et de la pensée.
Merci pour ce beau texte.
également dans Maimonide dans les lois qui définissent ce que doit être un prophète, il est dit qu’une des conditions pour être prophète, c’est qu’il doit être riche, justement pour ne pas pouvoir être corrompu, il me semble.
Encore, merci.
CHB
Cher BHL, MERCI. Et encore MERCI. Et puis MERCI.
Bien à vous
Pierre Sidon