Nuits surpeuplées. Nuits digitales. Nuits saturées de sons, de looks, de marques et de drogues dont les noms et les formules se compliquent. Nuits électroniques, répétitives, ennuyeuses où la plus grande proximité de chacun rejoint la solitude hébétée de tous. Les nuits en passe de se ressembler aux confins d’un monde s’uniformisant et se conformant aux normes consuméristes et sécuritaires – alors même qu’elles semblent se disperser en une poussière de styles, lieux, sonorités, âges et sexualités incompatibles. Une nuit sans limites et sans qualité, une nuit sans nuit (sans mystère) de Paris à New York, de Londres à Ibiza, de Moscou à Shanghai : la mondialité électronique du loisir de masse vaguement érotisé où chacun vérifie son appartenance narcissique à la communauté du Rien (la mode). La nuit comme dernière scène de la comparution narcissique des corps annulant toute séduction pour leur prestation, leur trans-parution de soi et l’« éclate » ou la « seule défonce » con-sensuelle. La nuit, inexorablement, semble s’effacer : extension du jour et validation de l’ordre qu’elle croit transgresser dans d’illusoires excès programmés.
Comment décrire ces nuits-là ? Comme la nuit de la trans-parence, au sens baudrillardien du triomphe de la prestation totale des signes ? Le simulacre de la nuit ? La nuit se jouant elle-même une drôle de comédie électrochimique. Certes, rien ne nous permet de statuer quant à la « vérité » ou à l’authenticité de la nuit aujourd’hui, si ce n’est ma nostalgie des années soixante-dix et quatre-vingt, mais voilà : l’intensité nocturne – je peux en témoigner pour fréquenter les nouvelles générations – est vouée à un affaiblissement programmé.
Si la nuit intéressait aujourd’hui encore un cercle (même restreint) d’artistes et d’intellectuels, cela se saurait. Ce n’est plus guère le cas. Tout aussi désolant est l’effacement du glamour de la nuit. Ce que la vision de Federico Fellini avait logiquement anticipé dans la déchéance de La Dolce Vita en 1960, à savoir la fausseté vampirique du spectacle (la transparence des médias et du système hollywoodien) qui a pris d’assaut la nuit (dans le personnage du minable paparazzi qu’interprète Marcello Mastroianni) : la fin de l’innocence, l’artificialité, l’intérêt, l’avidité, le cynisme et les sentiments frelatés. La nuit fait désormais fuir les stars qui s’éclipsent, retirées chez elles ou dans leur villa estivale, pour ne plus s’étourdir que dans les huis clos de sordides backstages ou de chambres d’hôtel, à l’écart des hordes de photographes. Lesdites « célébrités » ne sortent plus guère d’ailleurs que pour des raisons de promotion, ou avec forte rétribution de la part de l’annonceur, qui en font leur image publicitaire (avec passage obligé par le photocall). De leur côté, les écrivains se retranchent le plus souvent dans l’anonymat, le rejet hautain, et pratiquent l’art de la solitude radicale, l’introspection plus ou moins ironique, la névrose, le cynisme et l’autofiction (seul sans doute Michel Houellebecq a su trouver la forme radicale de cet état de retrait littéraire). Dans ce paysage nocturne, la France a fait un pas de plus : la nuit prise en charge par l’institution culturelle, les musées, les centres d’art, les associations, dans des opérations de nuits blanches sous prétexte de démocratisation de l’art et de la musique. Sans compter que la nuit est de plus en plus policière, à Paris plus encore qu’à New York ou à Rio ! Elle est étroitement délimitée et contrôlée avec l’aide de patrouilles qui rôdent autour des clubs et d’un efficace quadrillage de vidéo-surveillance rue par rue. On se croirait dans Matrix… A voir sur ce sujet de la paranoïa policière anti-drogue le chef-d’œuvre de Gaspar Noé, Enter the Void : un film hypnotique sur un Tokyo flottant de sensualité nocturne et d’immersion mentale dans la vision narcotique. Sans oublier la récente interdiction de fumer dans les lieux nocturnes, point d’orgue grotesque de cette offensive généralisée d’annulation de la nuit (au nom d’une hypothétique politique de santé publique à cinq heures du matin !). Nous en sommes à peu près là.
Certes, le tableau n’est sans doute pas si sombre. Ici et là, de confidentielles résistances s’organisent (comment ne pas citer l’artiste André par exemple). Des endroits s’ouvrent qui tentent de s’opposer à cette offensive d’effacement programmé. La nuit recèle encore quelques groupuscules invisibles (au carrefour du terrorisme et du marxisme), quelques passeurs et veilleurs sans âge dont, par respect, je ne citerai pas les noms tant leur élégance est rare. Et la nuit magnétise toujours ceux qui cherchent – ne serait-ce que très confusément – la possibilité d’un anti-jour : celle d’une utopie immédiate, à portée de main (il suffit de claquer la porte de l’appartement). Pour l’œil avisé, il est facile de distinguer les quelques essaims composés de ces aveuglés, de ces hallucinés, de ces noyés fuyant les horreurs du jour passé, leurs déchirures intimes ou les désastres collectifs. Rien n’est jamais perdu et l’on sait bien que l’apocalypse dure longtemps dans nos civilisations de la catastrophe célébrée quotidiennement. Il n’y a donc guère de raison de se lamenter, mais il est sans doute temps de s’interroger.
Le combat est tout théorique. La nuit, dans ce monde que l’on nous dit « post-idéologique », et que chacun s’accorde à tenir pour « nihiliste », est une bataille dont la donnée idéologique est largement sous-évaluée, voire simplement ignorée par les intellectuels. Peut-être l’est-elle un peu par les artistes, cinéastes et écrivains qui en ressentent plus intimement le violent besoin ou le manque cruel. Mais le constat est aujourd’hui sans appel : la nuit pourquoi, désormais ? Juste pour le fun, la musique, le sexe ? Pour la simple défonce ? Qu’est-ce que l’on fait ensemble dans ces nuits-là aujourd’hui ? La vie nocturne vaut-elle encore d’être embrassée une fois expurgée de tout risque, de toute beauté, de toute idée de transgression et finalement de toute passion ? Que s’est-il produit pour que ce constat nihiliste puisse se faire dans l’indifférence générale ?
Rappel des faits. La nuit fut d’abord une idée artistique. Ce dont les créateurs du début du XXème siècle qui ont ouvert la nuit (Paul Morand) et qui l’ont dégagée des ténèbres dans lesquelles elle s’éternisait comme le lieu de l’effroi, du chaos ou de la souffrance eschatologique. La nuit devient érotiquement, de Berlin à New York, de Paris à l’autre bout du monde, le théâtre clandestin et la fabrique de la modernité. Du Cabaret Voltaire de Tristan Tzara sur la Spiegelgasse à Zurich en 1916 au Voyage au bout de nuit de Céline, la nuit devint à la fois le lieu privilégié de rencontre, de transit ou d’échappée des avant-gardes, mais surtout celui de l’expérience du chaos créatif. Je veux dire le fonds d’in-discernement d’où surgissent les tentatives de refonte, de destruction et d’affrontement du langage (la modernité). La Nuit comme matrice charnelle, érotique et collective du Nouveau : sans doute est-il possible de faire cette hypothèse. Les soirées, spectacles improvisés et expositions « anti-artistiques » du Cabaret Voltaire, qui fut en pleine guerre mondiale le lieu de rencontre des artistes venus de toute l’Europe pour échapper au carnage industriel, furent le prototype ludique et existentiel de la nuit révolutionnaire. Du dadaïsme au surréalisme, jusqu’au situationnisme d’extrême gauche, c’est au cœur de la nuit que l’avant-garde fomente son complot contre le jour. Son anti-monde. Sa communauté à venir. En un mot la nuit est la scène secrète et hérétique du XXème siècle. Difficile de ne pas penser avec nostalgie à cette ivresse nocturne qui traversa, au passage, toute l’aventure du langage de Marcel Proust à James Joyce, de Jack Kerouac à Witold Gombrowicz, de Blaise Cendrars à Valery Larbaud, jusqu’au psychédélisme d’un Brion Gysin ou d’un William Burroughs.
Mais le rêve sera de courte durée. Au bout du voyage surgit la nuit totale de la mort industrialisée : les camps nazis puis staliniens, et Hiroshima. C’est à la fois Hiroshima mon amour et La Maladie de la mort de Marguerite Duras : la nuit qui s’en retourne aux ténèbres absolues, et cette fois-ci sans au-delà eschatologique. Le nihilisme contemporain prend racine sur ce terrain insensé, loin, très loin des soirées Cacodylate de Picabia ou des Nuits sans nuits de Michel Leiris. La nuit ne fomente plus un jour nouveau, elle est une « fin de partie », l’horreur absolue et absurde, l’expérience du Mal radical. C’est la nuit métaphysique de Beckett, de Bacon, de Blanchot. La plus belle expression en revient à Blanchot avec son concept de la communauté inavouable : « chaque membre de la communauté n’est pas seulement toute la communauté, mais l’incarnation violente, disparate, éclatée, impuissante, de l’ensemble des êtres qui, tendant à exister intégralement, ont pour corollaire le néant où ils sont déjà par avance tombés ». La nuit comme métaphore de la communauté sans communauté, de la communauté négative qui va marquer la fin de l’espoir communiste, et la désagrégation de toute utopie politique pour longtemps, les générations postmodernes à venir (dont la mienne). Au fond, à quelques exceptions près, la nuit ne pourra plus se dire en littérature comme à l’écran (se formuler comme anti-monde ou espoir de l’anti-jour), sauf en pointillé, par allusion et détour chic comme dans Rose poussière de Jean-Jacques Schuhl. Cette nuit de l’absence de communautaire et de la solitude pavillonnaire : Richard Brautigan, James Crumley, Bret Easton Ellis ou James Ellroy, jusqu’au stridences du puits sans fond de l’image chez David Lynch (Blue Velvet ou encore le début indépassable de Lost Highway avec cette route qui mène nulle part dans le tremblement de la vitesse hallucinée et l’angoisse sans limites).
Mais retour en arrière : voilà que dans l’immédiat après-guerre surgit l’insouciance des caves de Saint-Germain-des-Prés. Ce sont les débuts du jazz à Paris, en écho des clubs clandestins du Village à New York où se jouent les premiers concerts jazz et blues. On ne peut pas parler de la nuit sans évoquer Chet Baker, Miles Davis, Charlie Parker. C’est la musique qui va redonner un sens à la nuit. La musique noire ! C’est de là que va bourgeonner en tous sens et sonorités une nuit inédite, dégagée de toute idée de révolution, mais non de révolte. Une nuit qui ne vise plus l’invention d’un monde (la nouveauté), qui ne cherche plus à transformer ou renverser le jour, mais qui veut désormais le défier, le séduire, le subjuguer, le fasciner. Deux exemples parmi des milliers me viennent à l’esprit : l’incroyable I Put a Spell on You du célébrissime Screamin’ Jay Hawkins et Sympathy for the Devil des Rolling Stones.
Ce sont les années soixante et soixante-dix qui vont faire renaître la nuit de son désastre. Ce ne sera plus la nuit du monde mais celle de la mode, de toutes les modes et manières d’apparaître et d’halluciner le jour : modes musicales, vestimentaires, érotiques, visuelles, artistiques. La nuit n’est plus le fonds d’in-discernement d’un autre monde impossible, mais celui immédiat de l’invention de soi, et celui sans limites (Sympathy for the Devil, encore…). La nuit renaît donc de ses cendres mais sous une forme spectrale. Ce n’est plus une affaire d’écriture (le monde à renverser), mais de styles (le monde à subjuguer) et les signes à faire surgir de nulle part : la nuit produira des styles, des sons, des attitudes, des images, en fait des personnages « freaks », qui donnent à voir l’abîme du jour qu’ils refusent viscéralement. Comme il n’est plus possible d’enrayer le mouvement déchirant sans cesse le monde dans son extension destructive, les années soixante-dix vont faire de la nuit la scène du corps-sacrifié. La nuit va enfanter ses corps sacrificiels, essentiellement suicidaires, d’Ian Curtis à Kurt Cobain, jusqu’à la figure récente d’un Marilyn Manson. C’est la grande fabrique warholienne des « superstars » où désormais il ne s’agit plus de se fondre dans la nuit du monde, mais de lui renvoyer une image abyssale. Une image spectrale, fragile et effrayante. C’est le sens de tous les mouvements hardcore et extrêmes (citons l’artiste Gina Pane par exemple qui mangerait à pleines mains de la viande avariée). Cela renvoie aussi à la discussion tragique inscrite dans l’idée même du glamour. On pense à la voix lancinante des ballades de l’ancien mannequin et visage féminin du Velvet Underground Nico, qui abandonna sa blondeur pour le noir de jais et cultiva un timbre d’outre-tombe. Ou encore aux vocalises chics et déchirés d’Ingrid Caven qui chante Polaroid Cocaine. Pour ces figures nocturnes, il s’agit bel et bien d’incarner le carnage diurne, de se faire le miroir d’une désillusion qui ne peut plus se dire. L’icône nocturne absolue de cette période est sans doute la figure glamrock du Bowie de Ziggy Stardust anti-star absolue, synthèse de toutes les créatures nocturnes de l’époque, d’une précision androgyne proche de l’étrangeté totale. La nuit avait trouvé en lui sa maîtrise totale des apparences spectrales ou son précis de décomposition pour évoquer Cioran : « Celui qui ne répand pas autour de soi une vague irradiation funèbre, et dont le passage ne laisse pas une traînée de mélancolie venant des mondes lointains, celui-là relève de la sous-zoologie, et plus spécifiquement de l’histoire humaine. »
Les années quatre-vingt ont prolongé la tentative spectrale sur un monde machinique, mécanisé et ultra-stylisé : Grace Jones, pour ne citer qu’elle, qui surprend encore aujourd’hui avec son récent et sublime Corporate Cannibel. Toujours tendre à la face du jour le miroir fantomatique, vampirique et androïde de la nuit, afin que la platitude volontaire du jour ne prenne acte de son absurdité productiviste et de sa servitude volontaire. Ce qu’il y a d’unique dans les « superstars » de la nuit des années quatre-vingt reste leur distance et inaccessibilité qui tiennent en respect la composition du monde et con-sensualité d’aujourd’hui. Rares sont ceux qui survivront, et c’est Pasolini qui aura le dernier mot avec Salò (la jeunesse comme jouissance de la perversion sadique achevée en l’idée du capitalisme). Son meurtre crapuleux en pleine nuit sur la place d’Otsie en 1975, par des jeunes homosexuels, a sans doute une dimension sacrificielle mais pleinement politique. Il marque l’impossibilité d’incarner ce refus sans se livrer en pâture au crime du plus bas étage. Désormais la contestation prendra des allures acceptables ou devra s’éclipser (le retrait snob et cynique, des « non-dupes qui errent » de Lacan). D’ailleurs, elle a disparu, n’est-ce pas ? A vous d’en juger si c’est possible à travers les mutations digitales d’une jeunesse virtuelle. Certes, les années quatre-vingt-dix ont débroussaillé de nouveaux territoires nocturnes, nomades, périphériques avec l’éclosion électronique de la techno, des raves, et les sombres recyclages et exorcismes du trip hop blanc comme du hip hop noir prolétaire de l’exclusion sociale. C’est dans les zones les plus reculées, banlieues dévastées et jachères sociales qu’au bord du désastre se sont installés les derniers campements nocturnes d’une dissidence groupusculaire. Ces free parties, opérations commandos, furent l’ultime tentative de réinventer la nuit hors de la ville, de la centralité politique, pour faire surgir de nulle part des nuits hardcore aux rythmes lancinants et aux samplings à la fois organiques et synthétiques. Si vous en voulez quelques traces, retournez aux premières photos de l’Allemand Wolfgang Tillmans. Là aussi, cela a viré à l’arrestation policière ou à la récupération commerciale dans le hangars techno en bordure d’autoroute. Tricky fut la grande figure de cet échec, en la figure de l’exorciste décrite par Mehdi Belhaj Kacem dans l’Esthétique du chaos : « Si Tricky est controversé (glauque, intenable, culture tatouage, exhibitionniste du chaos, rebelle de service, complaisance, auto-affection, etc.), c’est qu’il est l’un des seuls, sinon le seul à pouvoir l’être : il a révolutionné la musique de la danse de sa décennie, il est le Lou Reed du hip-hop, Iggy Hop, il est une puissance à lui tout seul, à la membrane, exorcisme caractériel qui fait race, comme disait à peu près Artaud sur Van Gogh. […] Tricky Kid, les coups de hanche du freak, l’entre-pénétration du monstre. »
A ces nuits anonymes et prolétaires ont succédé les nuits de la télé-réalité où chacun veut être la star momentanée d’un show planétaire qui trouve son prolongement dans le monde virtuel. C’est la fin des icônes de la nuit par overdose et saturation de looks et d’ego tous différents, tous branchés, tous joyeusement connectés. L’appauvrissement de cette source tératologique baroque de monstres et de morts-vivants qui défiaient le narcissisme de masse et le branché contemporain sans qualité. Jean-Jacques Schuhl en a fait, avant tout le monde, le portrait littéraire dans Rose Poussière : « Frankenstein-le-dandy : donne l’impression de s’être toujours fait une certaine idée de lui-même / donne l’impression d’une très grande confiance en soi mais basée sur quelque chose de fragile / fragile et somptueux / on l’a abîmé. Il fait voir cet abîme / exhibe sa détresse à froid, l’habille d’élégance. » On ne peut que penser à la récente disparition médicamenteuse de la plus vaste icône pop en la personne mutante de Michael Jackson. Ultime lumière de la contre-culture noire des années soixante-dix, Michael Jackson a sans doute été le musicien qui a mené le plus loin le star system au bord de cet abîme dans le rythme même et la frénésie corporelle autant que dans la chirurgie tératologique.
Certes, rien n’empêchera les nouvelles générations virtuelles de faire émerger la nuit ailleurs et autrement. Ce qui est clair, c’est que la nuit à venir n’aura de raison d’être qu’à condition de s’opposer au monde du jour, au realworld, qui prétend en faire commerce. Quelles seront les nuits de demain ? Les nuits de la réaction à l’absence de nuit ou à leur excès, à leur virtualité ? Peut-être une nuit inédite va-t-elle voir le jour ? Une nuit crépusculaire et digitale qui annulera la différence entre le jour et la nuit. Une nuit continue de jour sans jour d’où se dégageront des rêves tissés de nuits défuntes. Je vais poser la question à quelques grands oracles noctambules comme aux enfants autour de moi.