Cent cinquante ans après sa naissance, une exposition à Montpellier (jusqu’au 27 octobre) réunit pour la première fois certaines des œuvres les plus célèbres de Paul Signac, peintre-navigateur et maître de la couleur, qui, tout au long de sa vie, trouva son inspiration au fil des ports et des côtes.
Si un motif au sein de la nature a inspiré les peintres de la modernité en France dans la seconde moitié du XIXe siècle c’est bien celui de l’eau.
L’observation de cet élément qui reflète les couleurs et les mêle en brisant les formes, a permis, sous le pinceau révolté des paysagistes les plus célèbres de tous les temps, Monet, Renoir ou Pissarro, de briser le carcan de l’académisme et de libérer la peinture de contraintes trop mimétiques. Avec l’impressionnisme, l’eau déborde, pour ainsi dire, de son cadre. Tout, sur la toile, devient incertain, mouvementé, fugitif, les champs comme les arbres, la ville comme le ciel. Après une étape au musée de Giverny, lieu saint de l’impressionnisme, c’est à quelques kilomètres de la Méditerranée dont il fut l’un des premiers peintres à découvrir les couleurs éclatantes qu’une exposition, au musée Fabre de Montpellier, rend hommage à Paul Signac, héritier rebelle des impressionnistes, plus encore qu’eux fasciné par les couleurs sans cesse changeantes du miroir aquatique qui a nourri son inspiration sa vie durant.
Signac, on le sait, fut avec Seurat le chef de file et le plus brillant représentant du néo-impressionnisme, aussi appelé divisionnisme, cette technique picturale qui consiste à fragmenter en de petites touches de couleur pure une vision globale, à charge pour l’œil de recomposer le tout.
Cette théorie scientifique de la peinture, rigoureuse et méthodique, absolument artificielle et à l’opposé des effusions impressionnistes, trouve paradoxalement sa meilleure illustration dans la nature avec l’eau, seul élément où le morcellement et la fracturation des formes et des couleurs existent à l’état naturel. Ce n’est pas un hasard si ce motif se trouve au cœur de la peinture d’avant-garde de la seconde moitié du XIXe siècle. Et le plus marin de tous ces peintres impressionnistes comme néo-impressionnistes, celui qui eut le plus l’eau au cœur, c’est Signac. Parisien de naissance, la mer fut le motif de sa vie. Peu de ses toiles ne représentent pas l’élément aquatique, sans parler de ses aquarelles. Au point que consacrer une exposition à Signac et les couleurs de l’eau c’est consacrer une exposition à Signac tout court. Il n’est pas, comme Seurat, un néo-impressionniste de la ville. Très vite, il abandonne la peinture d’intérieur, qu’il pratiquait sous l’influence de son illustre compagnon dans les années 1880. L’exposition présente simplement de manière chronologique les évolutions du style du peintre face à la mer. Elle diffère de celle présentée les mois derniers au musée des impressionnismes de Giverny en se concentrant naturellement davantage sur la représentation des côtes méditerranéennes par Signac, grâce à plusieurs œuvres qui n’étaient pas exposées lors de l’étape normande.
Mais c’est bien loin du Midi que la vocation de Signac se développa.
Il se voua à la peinture en 1880, après avoir vu les toiles que Monet exposait cette année-là dans les locaux du journal La Vie moderne, à Paris. Signac peint alors à la manière impressionniste de larges paysages, et, sur les traces de Monet, part en Normandie. Ce sera Port-en-Bessin où, âgé de vingt ans à peine, il réalise en plein air ses premières marines, brossées en de vives touches horizontales, qui rappellent la manière de Monet et Renoir dix ans plus tôt à Argenteuil, sur les bords de Seine, et, plus encore, de Caillebotte au même moment.
Mais le véritable tournant esthétique de Signac, passée la révélation impressionniste, fut la rencontre, au salon des Indépendants de 1884, d’un jeune artiste inconnu, qui entendait faire de la peinture comme on faisait de la science : Georges Seurat. Sa technique, le divisionnisme, anti-impressionniste au possible, sera celle de Signac jusqu’à la fin des ses jours, en 1935. Dans leurs tableaux, les deux complices mettent au point un système rationnel qui organise tant la ligne que les couleurs et les contrastes, composant leurs peintures uniquement par la juxtaposition de multitudes de points de couleurs pures.
Mais alors que cette technique tend naturellement à l’abstraction et à l’aplanissement des formes, l’œuvre de Signac possède, au contraire, une force d’évocation et une grâce poétique sans pareilles. Sa peinture est une peinture de la joie. Et la joie, ce peintre l’a puisée tout au long de sa vie dans cet environnement magique qu’est la mer. Car si Signac aime la mer en tant que peintre, pour le motif spectaculaire qu’elle fournit à profusion, il y est encore plus attaché en tant qu’homme de mer lui-même. Initié à la voile par Caillebotte, il ne posséda, tout au long de sa vie, pas moins de trente-deux bateaux et sillonna incessamment en solitaire passionné les côtes bretonnes, normandes puis méditerranéennes. Quoi de plus naturel, dès lors, que de conjuguer les deux sources de son plaisir ? Il peindra la mer tout en vivant la mer. Depuis son bateau, il repère des vues à peindre improbables, impossibles à saisir depuis la terre ferme.
Comme tous les marins, Signac était un homme à la fois rude et chaleureux. C’était aussi un homme de conviction, anarchiste, antifasciste engagé dans les années 1930, droit dans ses bottes : une rigueur et une chaleur qui se retrouvent dans sa pratique du divisionnisme. L’envie de rébellion qui l’avait conduit à l’impressionnisme n’est pas non plus pour rien dans sa décision de se tourner vers cette voie bien plus révolutionnaire encore.
C’est la Bretagne, découverte à la fin des années 1880, qui est le temps du pointillisme le plus rigoureux. Les points serrés en rang d’oignon sont l’instrument de Signac pour créer des compositions harmonieuses, presque harmoniques, auxquelles il donne d’ailleurs des titres de compositions musicales : Concarneau le soir est un allegro maestoso, la pêche à la sardine, elle, devient un adagio. Ses paysages d’eau sont des poèmes musicaux, la vibration colorée d’une longue note prolongée. A Saint-Briac, en haut du chemin côtier, comme à Saint-Cast, de longues files de points dessinent ou colorent, on ne sait pas trop, des vues où tout n’est que luxe, calme et volupté. La réunion de ces chefs-d’œuvre de technique et de composition provenant tous de musées étrangers constitue le point d’orgue de l’exposition.
L’eau est une masse assagie chez Signac. On aurait du mal à trouver sous son pinceau une évocation des célèbres tempêtes bretonnes ou la vue d’une mer démontée. Au contraire des impressionnistes, il n’est intéressé ni par le mouvement ni par la saisie de l’instantané, il recherche la permanence d’une vision, où la vibration colorée crée la forme et remplace tout mouvement par un scintillement. Avec Signac, on est loin de la froideur souvent prêtée au néo-impressionnisme. Chez lui, la couleur vit, la couleur luit. Cette orientation devient de plus en plus tangible à mesure que les années passent et que la touche du peintre se fait plus personnelle. Lassé des journées entières de travail que nécessitait l’achèvement d’un seul tableau, Signac abandonne peu à peu le pointillisme rigoureux à la Seurat (qui est mort en 1891) et reprend le chemin de la mer. C’est à bord de son yacht, L’Olympia, qu’il découvre, en 1892, un petit port de pêcheurs provençal nommé Saint-Tropez. Si Matisse, Derain, Picasso et tous les grands artistes du XXe siècle posèrent leur chevalet dans les havres de la Provence, ils le doivent en partie à Signac qui, jouant les explorateurs à bord de son voilier, révéla le charme authentique de ce village auquel presque aucune route ne menait.
Dans l’éden ensoleillé de Saint-Tropez, Signac élabore une manière plus libre, basée sur une division des tons moins rigoureuse, une touche plus épaisse et moins minutieuse, qui a pour effet de libérer la couleur. Les compositions tropéziennes sont plus décoratives, leur aspect moins lisse. Du calme plat des tableaux des années 1880, on passe à des tons plus amplement contrastés et, bientôt, à des couleurs se détachant ostensiblement du réel. Le volet montpelliérain de l’exposition met l’accent sur cette période de sa production, la plus personnelle. Elle correspond à ce moment où la division devient une philosophie plutôt qu’un système, en faisant une plus grande part à la subjectivité du peintre.
Et si Signac n’eut de cesse, après la disparition de Seurat, d’assouplir la rigueur scientifique que lui imposait la technique pointilliste ce ne fut point par paresse mais afin de délivrer la pleine puissance de la peinture, en s’affranchissant d’une représentation trop stricte des formes et de tons trop proches de la réalité. Sur le plan de la technique, cette orientation nouvelle s’exprime par un relâchement des rangs de points, de manière à les rendre apparents, moins fondus dans la masse. Cette approche différente de la division se vérifie également dans la manière dont le regard du spectateur du tableau travaille et est sollicité par la toile : il s’agit désormais, dans les œuvres tardives de Signac comme Le Port (soir). Couchant rouge (Saint-Tropez) (1906), de créer des plages de points qui ne s’abolissent plus sous l’effet recomposant du regard, qui lui résistent, qui demeurent ostensiblement, scandaleusement visibles.
Cette touche bien visible se retrouve notamment dans un ensemble de quatre grandes esquisses que Signac peignit en 1900 pour un projet de décor pour la salle des fêtes de la mairie d’Asnières qui, finalement, ne lui fut pas confié. Ces longs et étroits panneaux décoratifs représentant les deux rives de la Seine, restaurés à l’occasion de l’exposition, dévoilent une facette jusque là méconnue de l’art de Signac, celle du décorateur. Ils constituent une véritable redécouverte : conservés en main privée, abimés par un dégât des eaux, ils n’avaient plus été montrés au public depuis 1963.
A partir des années 1900, Signac a opéré sa mutation sans renier la touche divisée : il y a désormais une sorte d’effusion dans ses toiles. La mer se fait vaporeuse, les couleurs du ciel se perdent dans le miroir d’eau et les voyages picturaux qu’il entreprend dans les grandes villes portuaires d’Europe (Marseille, Venise, Rotterdam et même Constantinople) se prêtent à ces confusions colorées. Les panaches des fumées des bateaux dans le port de Rotterdam se fondent avec l’eau pour créer une mosaïque en relief gris-bleutée dans Rotterdam. Les fumées (1906). A Constantinople, tout est d’or et de rose, la lumière, la mer, les hauts minarets des mosquées. Certains critiques décèleront même un côté abstrait dans les toiles les plus tardives de Signac, où l’eau et le ciel, vastes espaces voués à la fantaisie du pinceau du peintre, semblent grignoter les motifs plus concrets. Avec l’eau, la couleur l’a emporté.
Si l’impressionnisme a su, le premier, introduire le mouvement, capter la fugacité de l’instant et transcrire la subjectivité de l’émotion en peinture, le pointillisme, lui, est allé encore plus loin : avec Seurat et surtout Signac ce n’est plus, comme c’était le cas avec Monet, le paysage dépeint qui est évoqué dans sa mobilité et sa transitivité, mais c’est la peinture elle-même, la matière picturale, qui vit et s’anime. Les sujets représentés par Signac sont presque toujours calmes, immobiles et silencieux, mais la trame de pointillés peinte à l’huile, elle, chose étonnante, s’anime et fait cligner des yeux. L’œil ne s’arrête pas à ce qui est représenté. Il y a, en fait, deux niveaux de perception dans la peinture néo-impressionniste. Le représenté (un paysage généralement) et le représentant (la peinture) ont la même valeur. Comme deux couches qui semblent superposées mais qui, en réalité, n’en forment qu’une seule. Grâce aux particules irréductibles que sont les points de couleur, la forme se décolle du sujet, sans s’en séparer clairement. Voilà le génie suprême de cette technique picturale : c’est une peinture qui représente et met en scène la peinture elle-même autant que ce qu’elle représente.
Dans les peintures pointillistes, l’acte de peindre, certes, s’efface (il n’y a pas la touche vive des toiles impressionnistes, la spontanéité du geste, le coup de pinceau apparent), mais la dimension picturale, c’est-à-dire artificielle, n’est, pour autant, pas niée ni gommée. Elle est, bien au contraire, absolument apparente et sciemment revendiquée : les points ne se cachent pas et, on l’a vu, dans les œuvres tardives de Signac, ils affirment de plus en plus leur existence autonome. Pour autant, Signac comme Seurat, Cross ou Luce et tous les autres pointillistes ne refusent pas la représentation mimétique. Avec leurs toiles on n’en n’est pas encore à l’éclatement du motif, qui surviendra avec le cubisme, ni à sa dissolution, qui sera le fait, un peu plus tard, de l’abstraction de Kandinsky et Malevitch. Le pointillisme est un mouvement à l’orée de la modernité : il a ouvert la voie. Il se situe à ce moment charnière dans l’histoire de l’art où les artistes peuvent continuer dans la voie figurative traditionnelle ou bien se lancer à la conquête d’un ailleurs, d’une réalité différente, picturale, déconstructible et recomposable à souhait. Le pointillisme survient à ce moment-là : il est en équilibre sur deux continents qui sont en train de se séparer, il ne sait lequel choisir et il choisit les deux. C’est de cette hésitation prolongée, de cette simultanéité qui se donne à voir sur ses toiles que naît le charme incomparable et magnétique qu’exercent les paysages peints par Signac.
Mais, par-delà ses tableaux pointillistes, il est un autre versant de l’œuvre de Signac, intime et personnel, qu’il faut évoquer pour comprendre la relation du peintre avec l’élément qu’il affectionne par-dessus tout. Il s’agit de ses aquarelles. Il en réalisa plusieurs centaines entre 1892, lorsqu’il découvrit cette technique d’exécution ô combien plus rapide que l’alignement quasi-mécanique des petits points de couleur, et sa mort, en 1935. Il la pratiquera avec toujours plus d’entrain. Dès 1910, elle prend le pas sur la production peinte. Signac affectionne cette technique de plein air qu’il pratiquera par tous les temps, là où le pointillisme ne peut être que le fruit d’un minutieux travail en atelier. L’aquarelle, voilà le vrai espace de liberté que Signac s’est aménagé dans son œuvre.
Le sujet de prédilection est toujours la mer, mais, cette fois, l’intérêt n’est plus pour les effets de la surface liquide, il est pour ce qui la peuple et s’y reflète. Signac se plaît à détailler les mâtures des navires, l’allure du sardinier comme du ketch, le tumulte des grands ports aussi bien que le clapot à la sortie du plus petit havre de pêcheurs bretons, les pins au-dessus des calanques comme les balises rouges et vertes des chenaux. C’est l’œil avisé et passionné du marin autant que celui du peintre qui se met ici au travail, avec un intérêt quasi documentaire. Parfois, dans une composition, il ne sélectionne qu’un motif, qu’il traite avec des coloris acidulés, et laisse le reste en réserve. Il expérimente, varie les points de vue. Certaines aquarelles sont de véritables compositions éclatantes de couleurs déployées magistralement sur de grandes feuilles horizontales, tandis que d’autres sont des formes simplement esquissées, avec quelques taches de couleur embuée jetée par-dessus le crayon noir. Il n’est plus question de division scientifique des tons ici, mais d’une manière qui allie un trait à l’arabesque japonisante à des couleurs vives. A l’opposé de sa peinture, l’aquarelle est un art de l’instinct, de l’impression fugitive mais toujours colorée, un lointain rappel de sa jeunesse impressionniste. Il croque chaque instant, chaque embarcation, chaque situation.
« Homme libre, toujours tu chériras la mer », écrivait Baudelaire. Libre comme le vent, dit-on. Libre comme l’eau, dit l’art de Signac. Le spectacle toujours renouvelé de l’eau n’a jamais lassé l’homme libre qu’était Signac. Cette peinture à l’état naturel qu’est l’eau, Signac a su en capter la magie mieux que quiconque sous son pinceau aussi liquide qu’une baie tranquille sous le soleil du Midi, aussi fugitif qu’une voile au loin, aussi lumineux qu’un orage sur la mer.
– Sous la direction de Marina Ferretti Bocquillon, Signac. Les couleurs de l’eau, 2013, Gallimard, 128 p., 35 €. ISBN : 9782070141067.
– Exposition Signac. Les couleurs de l’eau, Montpellier, musée Fabre, jusqu’au 27 octobre 2013.