Bangor, le 15 mars 2013
Jeudi : départ 10h, arrivée 14h 30. Baluchon posé, on souffle. Promenade dans un tableau de Monet. Ce sont les Aiguilles de Port-Coton. Il règne un calme inhabituel : la mer est plate, le vent est absent, l’air est vif, le soleil n’est que lumière. Nous jouons les Parisiens en goguette dans la lande. Catherine nous apprend qu’Auguste Morel, le premier traducteur d’Ulysse, a fini ses jours dans les parages. Il lui fut insupportable de voir imprimé : « traduction revue par Valéry Larbaud ». Offensé, il partit vivre à Belle-Île-en-mer avec sa femme, une pianiste. Il finit dans la misère.
Mon amie Graciela Brodsky m’avait envoyé hier soir de Buenos Aires un texto triomphant : « Un papa argentino !!! Ja ja ja ! » Elle m’envoie maintenant, pendant la promenade, ce qui circule en Argentine sur le nouveau pape. Une dame aux cheveux blancs est venue conter que Bergoglio était fou amoureux d’elle quand les deux avaient douze ans. Il avait déclaré à Amalia: « Si tu ne m’épouses pas, je me ferai curé. » Le papa de la belle avait mit fin à l’idylle naissante. Elle se demande si le pape et elle n’auraient pas des âmes jumelles.
Une photo circule qui représenterait le futur pape donnant la communion au dictateur Videla. Une autre le montre avec les membres de la junte. Manque de pot, il a la même dégaine. Du coup, il a l’air de faire partie de la bande. Leur avait-il demandé de prier pour lui, comme il a coutume de le faire ?
C’est le candidat progressiste, nous explique-t-on. Ratzinger avait été membre des Jeunesses hitlériennes, mais à son corps défendant. Bergoglio s’est compromis avec Videla, mais ni plus ni moins, semble-t-il, que le cardinal Gerlier avec Pétain. Le XXe siècle aura été cruel au corps mystique du Christ. Résultat : les deux tiers des Argentins se disent catholiques, moins de 10% vont à la messe.
Le New York Times publie intégralement une dépêche d’Associated Press, signée Brian Murphy et Michael Warren. Ils dessinent un portrait contrasté de pope Francis : humble, anti-FMI, soucieux des pauvres, mais ayant fricoté avec la dictature militaire. La presse française est à l’eau de rose, à la limite de la désinformation. En général, sur le Concile, Le Monde copiait le NYT de la veille, ce qui est déjà bien.
Sollers écrit sur son blog hebdomadaire : « Vive le nouveau pape argentin François ! » La surprise aurait été qu’il dise : « A mort, le nouveau pape ! » Il lui trouve déjà tous les mérites. Instantanéité du transfert dans les moments de born again, ou aussi bien lors d’une mise à mort. Philippe cite le mot de Bergoglio, selon lequel on est allé le chercher « au bout du monde ». Je suis sûr que pour dire ça il a utilisé une expression proverbiale chez les Argentins, qui disent habiter el culo del mundo.
Mais je n’aime pas contredire Sollers trop longtemps. Donc, j’y vais moi aussi de bon cœur : « Vive le nouveau pape ! »
1) C’est un Argentin, et qui a enseigné la psychologie : une chose est sûre, il a lu Lacan.
2) C’est un Jésuite. Forza Ignazio ! Il aura fallu un peu plus de cinq siècles. Favorisera-t-il la Compagnie ? Va-t-il multiplier les cardinaux sj ?
3) C’est un amoureux de douze ans : il y a Jorge et Amalia comme il y eut Dante et Béatrice. Derrière la Femme, Dieu.
Excellente double page de La Croix : « Dix dossiers chauds pour le nouveau pape ». Le plus intéressant est le dernier : à Madras, l’Institut du dialogue avec les cultures et les religions est en plein travail d’inculturation : il s’agit de « dire le Christ dans la très riche philosophie asiatique… un peu comme saint Paul l’a fait pour dire le verbe dans le logos grec. » Le directeur de l’Institut, le Père Michael Amaladoss, sj, prévoit qu’il faudra 25 ans pour finir le travail, et il espère qu’alors c’est toute l’Asie qui s’ouvrira à l’Evangile. Ah ! que j’aimerais être jésuite ! Au moins tentons de faire l’équivalent pour la psychanalyse avec l’Institut Lacan. Le problème est le même : inculturer Freud et Lacan en Asie. Je m’y mets tout de suite.
Santanu Biswas, de l’université de Calcutta, vient de publier un excellent Literary Lacan : From Literature to ‘Lituraterre’ and Beyond, qu’il a voulu faire préfacer d’un texte de moi. Je consulte Wikipédia. Madras, ou plutôt Chennai depuis 1995, « compte plus de 4 millions d’habitants, et constitue le centre commercial, culturel et économique majeur de l’Inde du Sud. » C’est la sixième ville du pays. Calcutta, dans l’est, « est l’ancienne capitale de l’Empire des Indes britanniques. La ville compte 4 399 819 habitants. » La quatrième ville du pays. Cher Santanu Biswas, et si nous fondions l’Institut Lacan de Calcutta ?
La presse dans le pressoir
Le voyage en train m’a permis de feuilleter la presse. Il y a un « comment » sur la couverture de chacun des hebdos du jeudi. Le Nouvel Observateur nous explique « comment les multinationales gouvernent nos vies », L’Express « comment l’Etat gaspille notre argent », Le Point « comment sauver nos retraites ». Tous ont adopté en l’adaptant le style Jean-François Kahn. En revanche, à mesure que ses sœurs s’encanaillaient, Marianne devenait chaque semaine plus bcbg. Résultat : moins 7% en un an. C’est cher payer la respectabilité.
Dans Le Point, je commence toujours par Patrick Besson, imprévisible et déjanté. Cette semaine, « Littré Ratures ». Première phrase : « L’argot devenu langue morte comme le latin. » On lit jusqu’au bout sans reprendre souffle.
BHL exécute le chavisme. J’admets pour ma part que Chavez a été un leader progressiste, qui a manifesté la volonté de résister à la mainmise américaine. Il est logique que la gauche latino-américaine le soutienne, et chez nous Mélenchon et ses amis. En même temps, cette logique conduit à une impasse. Le Vénézuela, aujourd’hui comme jadis, quand j’y fondai la première Ecole du Champ freudien au début des années 80, vit sur sa rente pétrolière. Elle a été redistribuée aux pauvres, mais sur un mode clientélaire ; pas d’investissements à long terme, pas de diversification. Le pays reste mono-industriel (voir l’éditorial de Baverez dans le même numéro). La gauche de la gauche ne peut pas ne pas soutenir Chavez. Cela ne prouve qu’une chose : comme le dit Marcellus dans Hamlet, « Something is rotten in the state of Denmark. »
Pourquoi y a-t-il du pourri ? Lacan l’explique dans le Séminaire VI : parce que le père mort n’est pas mort comme il faut, et qu’il n’a pas été enterré comme il aurait fallu. Comment ne pas faire le rapprochement avec le caudillo embaumé ? Et si c’était ça, le réel du communisme ? A savoir, les restes du corps où s’est incarné le sujet supposé savoir comme impossibles à évacuer. C’est le contraire de la résurrection des corps : la sanctification d’Un-cadavre, son assomption au zénith social. Marx parlait du fétichisme de la marchandise ; Adam Michnik, le leader polonais, faisait du nationalisme le stade suprême du communisme. Non, la fétichisation de l’objet petit a ne s’arrête pas à la marchandise. Non, le stade suprême du communisme ne s’arrête pas au nationalisme. Au delà, il y a encore le déchet fétichisé.
Page 20 : « Deux psys se retrouvent au tribunal. » Décidément, ces psys sont incorrigibles.
Page 94 : le retour de Carl Icahn, le raider dont je suivais avec passion la conquête de TWA dans le Business Week des années 80. L’article se termine par le rappel de son dit fameux : « Si vous voulez un ami, prenez un chien. » C’est ce que fait Marcela Iacub. Elle réserve son affection à son caniche – son icahniche.
Page 108, Umberto Eco. Il confie qu’il s’identifie à Anna Karénine : « En lisant Anna Karénine, dit-il, on devient Anna Karénine ». Autant j’ai adoré Guerre et Paix, autant j’ai eu du mal à lire Anna Karénine. Aucune envie de m’identifier à elle. Non plus qu’à Jane Eyre. Et pas davantage à Ellénore dans Adolphe. Dans La Chartreuse, en revanche, je m’identifie à tout le monde, même au fiscal Rassi, même à la Traversi, au général Conti, voire au geôlier Barbone, qui empoisonne Fabrice.
L’Obs est remis de ses émotions de la semaine dernière. C’était un numéro d’anthologie, jamais on n’en vit de pareil. Jean Daniel, le père noble de l’hebdo, la figure du Commandeur, flinguait la rédaction de l’intérieur. Joffrin, son pulsionnel directeur, s’adressait « à ceux que nous avons choqué » pour expliquer : « l’Obs paye aussi pour les autres ». Perdriel, le propriétaire, pris entre deux feux, obtenait que Joffrin fasse son mea culpa, et le De profundis n’était pas loin. Il fallait comprendre, en somme, qu’il y a l’Obs tel qu’il est, durement condamné en justice, et l’Obs tel qu’il devrait être, faisant l’admiration de tout ce qui pense. Nous sommes « une espèce peut-être en voie de disparition », suggéraient Joffrin et Perdriel, déprimés. La société des rédacteurs avait elle aussi son point de vue : « un travail de mise en perspective journalistique de tout s’impose ». Elle réaffirmait son amour des valeurs propres au journal. Une salve était tirée contre Marcela Iacub et une autre contre Christine Angot. La conclusion était confiée à M. Abel, collaborateur d’Esprit et professeur de philosophie morale à l’Institut protestant de théologie. Il tirait son épingle du jeu en invitant le lecteur à prendre davantage au sérieux la finitude humaine.
Le Nouvel Observateur s’est distingué ces derniers mois par des covers risquées : les OGM, les médicaments, le cholestérol, et enfin DSK. Comme expliquer les déboires de ces grands professionnels ? La presse papier souffre. Elle prend très au sérieux, comme le recommande M. Abel, sa finitude. Certains paniquent. Ils pourraient faire comme Bergoglio : demander que l’on prie pour eux.
Post scriptum. Alejandra, épouse d’Alexandre Matet, qui est Argentine (de Mendoza) et médecin comme son mari, écrit: “J’ai lu que les photos qui circulent sur le Web sont fausses, car à l’époque Bergoglio était beaucoup plus jeune (entre 39 et 45 ans), et était encore un curé. Malgré cela, les rumeurs sur son implication avec la dictature existent.” A suivre.