Le mensonge a longtemps été l’ombre portée de la politique. Parfois une nécessité, rarement une fierté. Ce qui bascule aujourd’hui, c’est que le mensonge n’est plus une dérive. Il est devenu une méthode, une stratégie de pouvoir.
Désormais, l’objectif n’est plus de distordre tel ou tel fait, mais de saturer l’espace public jusqu’à dissoudre le concept même de vérité. Le mensonge contemporain n’est pas seulement une falsification : c’est un climat, un brouillard où tout se vaut, où les faits comptent moins que la foi, où la cohérence émotionnelle remplace la cohérence rationnelle. Des États, des partis, des plateformes, des prédicateurs et certains médias y contribuent chacun à sa manière. Trump, les géants du numérique, Xi Jinping, Vladimir Poutine, l’islamisme radical, l’empire Bolloré en France : autant de laboratoires où s’élabore un nouvel ordre, fondé sur la déformation méthodique du réel.
Donald Trump n’a inventé ni l’esbroufe ni la propagande. Mais il a réussi une mutation inédite aux États-Unis : transformer l’intox en machine politique. Il ne s’agit plus de dérapage. C’est une usine à mensonges, avec un objectif très politique : produire du faux à grande vitesse pour rendre la vérification impossible. Jusqu’au délire : s’autoproclamer défendeur de la liberté d’expression pour mieux pouvoir mentir.
Une mécanique maintenant bien connue : parler plus vite que l’on ne peut démentir, attaquer les contre-pouvoirs pour couper court à tout dialogue contradictoire, créer un univers parallèle où seul le leader détient la vérité. L’agressivité en est le moteur, l’émotion en est la grammaire. Servitude volontaire : une partie de la société accepte d’être gouvernée non par des faits, mais par un sentiment d’appartenance quasi tribal (facilité par l’illettrisme aggravé d’un quart de la société américaine : puisque 21% de la population ne sait pas vraiment lire !!). Aux Etats-Unis l’acceptation du mensonge est devenue un test de loyauté.
Trump n’aurait pu aller si loin sans l’infrastructure qui l’a porté : les plateformes numériques. Elles ne « veulent » pas le mensonge ; elles veulent capter l’attention. C’est leur modèle, et l’indignation en est le carburant. Ce qui choque circule mieux que ce qui explique. Ce qui divise gagne plus de clics que ce qui nuance. Chaque crise – de la pandémie au climat, des élections à la guerre – a montré la puissance virale de leurs algorithmes, capables de propulser n’importe quelle rumeur plus vite que n’importe quel fait. Les réseaux sociaux ne diffusent pas seulement de fausses nouvelles : ils modifient la structure même du vrai et du faux. On ne sait plus qui parle, qui paie, qui manipule. Les frontières entre la blague, la rumeur, la propagande et l’opération d’influence sont devenues poreuses. L’anonymat et l’opacité des algorithmes favorisent le n’importe quoi. Les fausses identités se multiplient, les contenus sont remixés, détournés, amplifiés par des armées de profils automatisés. Une infrastructure planétaire du doute s’est formée, où le vrai factuel apparaît comme l’une des voix parmi d’autres, privée de son statut particulier.
À l’autre extrémité, la Chine ne produit pas une inflation de mensonges ; elle organise une raréfaction de l’information. Elle tue la vérité par suffocation. Le régime de Xi Jinping perfectionne un vieux rêve autoritaire : un monde clos, sans fissure, où ne subsistent que les récits officiels. La censure – et la surveillance technologique – étouffe les critiques du Parti, les références au Xinjiang, à Tian’anmen, aux difficultés économiques ou à la contestation sociale. Le silence est ici le mensonge suprême.
Le régime fabrique un brouillard feutré, moins tapageur que celui des réseaux sociaux occidentaux, mais tout aussi corrosif. Le but n’est pas de convaincre. Il est d’empêcher l’accès à une information indépendante.
En Russie le mensonge franchit un seuil encore plus alarmant : c’est une arme de guerre. Depuis 2014, et avec une audace hallucinante depuis 2022, le Kremlin martèle que l’Ukraine est gouvernée par des « nazis » et que Kiev a agressé la Russie pour le compte de l’OTAN. L’histoire elle-même est réécrite comme l’avait prévu George Orwell. Cette rhétorique contredit des faits simples, évidents. À l’intérieur, il s’agit d’anesthésier tout un peuple en ravivant la mémoire sacrée de la grande guerre. À l’extérieur, il s’agit d’entretenir la confusion : peut-être que tout n’est pas vrai, mais peut-être que tout n’est pas faux. Une fois ce doute inoculé, les solidarités s’érodent, les opinions se fragmentent, l’indifférence gagne. Le mensonge n’a pas besoin d’être cru : il doit seulement affaiblir la possibilité de croire autre chose.
On retrouve cette manipulation de la vérité dans le fanatisme religieux qu’il ne faut évidemment pas confondre avec la foi authentique. On doit en particulier distinguer strictement l’islam, religion vécue de façon pacifique par des millions de fidèles, et l’islamisme radical, projet politico-religieux totalitaire. Les organisations djihadistes ont fait du mensonge une matrice spirituelle au service d’un califat idéalisé, paradis promis aux terroristes. Leur propagande, souvent technologique, transforme la religion en blockbuster : vidéos ultra violentes, mises en scène pseudo-épiques, détournements de symboles religieux, mythification du martyr. Le réel – viols, esclavages, abaissement de la femme, exécutions, destructions – est méthodiquement effacé. Ici encore, le mensonge n’est pas seulement une information toxique : c’est un système de recrutement, un piège psychique, à destination de jeunes déroutés.
Il ne faut pas croire que nous soyons immunisés. En France, le laboratoire le plus visible du mensonge politique se situe notamment à l’extrême droite. Sans recourir nécessairement aux falsifications brutes, les médias de l’empire Bolloré produisent une atmosphère, une dramaturgie, une vision du pays fortement orientée. Les régulateurs ont déjà sanctionné plusieurs de leurs programmes pour manquements au respect des faits ou au pluralisme. Le service public de l’information a aussi tenté de réagir. Il a été immédiatement calomnié.
La méthode consiste à répéter les mêmes faits divers violents, les mêmes discours sur l’ensauvagement, les mêmes récits identitaires jusqu’à créer une impression de chaos généralisé. L’omission y joue un rôle aussi central que la déformation : on montre moins qu’on intoxique. On sélectionne ce qui confirme une thèse préétablie. On mélange « news » et « talk-shows », presse d’information et presse d’opinion. On accorde la parole aux mêmes faux experts, aux mêmes faux polémistes, aux mêmes faux débats qui tournent en boucle. Au bout du processus, une bulle cognitive se forme où la nuance est suspecte et où toute contradiction est interprétée comme une trahison idéologique.
Mais tous les mensonges ne se valent pas. Il en est de spectaculaires, immédiatement identifiables. Et puis il en est d’autres, plus feutrés : les mensonges qui ne falsifient pas les faits mais les reconfigurent, ceux qui n’inventent pas le réel mais le détournent. A gauche les plus excités utilisent parfois ces méthodes. Les relents antisémites qui se cachent derrière la critique d’Israël sont de cette catégorie.
En matière économique il y a aussi subtil : le mensonge qui consiste à présenter comme naturel ce qui est politique. Lorsque l’on affirme que « le marché dit la vérité », on ne ment pas frontalement : on déplace le débat. On substitue à la délibération une pseudo-nature économique, impersonnelle et indiscutable. Or un prix n’est jamais une vérité. Il est le produit d’un rapport de force, d’une rareté organisée, d’un cadre juridique, d’un contexte historique. Le présenter comme un signal neutre, c’est effacer tout ce qui le rend possible : notamment la violence sociale. Ce n’est donc pas une falsification du réel, mais une dépolitisation qui transforme le conflit en technique, l’injustice en nécessité, la domination en rationalité. C’est ainsi que le fameux « il n’y a pas d’alternative » fonctionne : non comme une vérité démontrée, mais comme un verrou mental.
Et puis cette autre sorte de mensonge peut être le pire, cellr qu’on se raconte à soi-même : le déni. C’est, hélas, une maladie dans les démocraties. De peur d’être mal vu de ses électeurs combien de politiques cachent, ou se cachent, la vérité jusqu’à ce qu’elle explose ! Pour ne prendre qu’un exemple : comment croire que personne n’a vu venir l’endettement et la désindustrialisation de notre pays ? La vérité c’est que des générations de responsables se sont voilés la face durant des années. Par myopie parfois, par lâcheté souvent.
Le succès des menteurs s’explique. Nos sociétés sont vulnérables. La fatigue démocratique, nourrie par une succession de crises – financières, sanitaires, géopolitiques, climatiques – a miné la confiance collective. Lorsque plus personne ne semble tenir la barre, tout récit simple, même faux, devient séduisant. Le monde est complexe, les problèmes sont intriqués, les experts hésitent, les données se contredisent parfois. Le mensonge, lui, offre des coupables, des solutions immédiates, des certitudes. Nos biais cognitifs jouent contre nous : nous croyons ce qui nous conforte, nous ignorons ce qui nous contredit. La disparition progressive des médiations – presse indépendante, école, syndicats, partis – laisse chaque individu seul face à un flux d’informations incontrôlable. Le recul de la démocratie dans le monde (seulement 6,6% de la population mondiale aujourd’hui) n’est pas sans lien avec ce phénomène de désinformation.
Il est clair, hélas, que les algorithmes d’IA aggraveront le phénomène : leur opacité rend possible toutes les manipulations. L’IA sera demain le premier ingénieur du chaos.
L’IA ne crée pas le mensonge : elle l’industrialise. Et c’est en cela qu’elle constitue un danger inédit pour le débat démocratique. Jusqu’ici, mentir avait un coût : il fallait du temps, des relais humains, des médias complices ou négligents, et le mensonge finissait souvent par laisser des traces. L’IA inverse cette logique. Aujourd’hui, un acteur politique, économique ou idéologique peut produire des milliers de messages mensongers par minute, adaptés à chaque public, chaque faille cognitive. Le mensonge n’est plus un accident du débat : il devient une stratégie automatisée.
Résultat : plus de confrontation rationnelle, mais une juxtaposition de bulles émotionnelles. La démocratie devient alors une addition de solitudes radicalisées, incapables de se parler. Le débat démocratique suppose : du temps long, de la contradiction, de la vérification, du doute. L’IA fonctionne à l’inverse : instantanéité, saturation, répétition, émotion. Un mensonge répété mille fois par des systèmes automatiques devient une ambiance, une impression diffuse, une « vérité ressentie ». Avec les réseaux, le faux circule mieux que le vrai car il est plus simple, plus émotionnel. La vérité est lente, le mensonge est viral. Dans les régimes autoritaires, l’IA sera un outil de propagande. Dans les démocraties fragiles, elle peut devenir une arme de déstabilisation interne. Le paradoxe est cruel : quand tout peut être faux, plus rien ne mérite d’être défendu. C’est ainsi que le mensonge ne remplace pas la vérité : il la rend inutile.
L’IA n’est pas l’ennemie de la démocratie en soi. Mais une IA non régulée, non transparente et instrumentalisée par le mensonge est l’ennemie directe du débat démocratique. Le danger n’est pas que l’IA pense à notre place. Le danger est qu’elle nous empêche de penser ensemble. Et une société qui ne pense plus ensemble cesse, tôt ou tard, d’être une démocratie.
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Devant ces dérives il serait illusoire de céder à l’appel de la censure. La vérité ne se décrète pas. Elle se reconstruit par le renforcement de l’éducation, du pluralisme, de la responsabilisation politique et personnelle. Mais cela suppose des institutions solides : une presse indépendante dotée de moyens, des journalistes respectueux de l’éthique professionnelle, des régulateurs capables de résister aux pressions, des plateformes offrant une transparence authentique sur leurs mécanismes de recommandation. Il faut aussi réapprendre le doute méthodique : savoir vérifier une source, démasquer une image truquée, accepter de dire « je ne sais pas », retrouver le sens des nuances.
La vérité n’est pas un absolu obtenu par révélation. Un de mes amis, grand journaliste, a écrit un jour : « la vérité a toujours un pied dans le camp d’en face ». Dire le vrai suppose toujours une écoute, un effort, un apprentissage, un travail. Mais ce travail est vital pour tous ceux qui croient en la démocratie.
Le mensonge politique n’est jamais un hasard. Il révèle une société malade qui ne croit plus en sa propre capacité à affronter le réel. Une démocratie qui ment beaucoup est une démocratie qui doute d’elle-même. Un pouvoir qui ment est un pouvoir qui peut devenir violent parce qu’il se sait fragile. Un peuple qui accepte le mensonge est un peuple que l’on a déjà désarmé.
La question n’est donc pas seulement morale. Elle est existentielle.
