La rédaction de La Règle du jeu m’apprend l’existence d’un certain Alexandre Douguine. Sorcier bolchévique néofasciste, tendance aryano-eurasienne, si j’en crois Wikipédia ; influencé par Heidegger, Hegel, Nietzsche, Staline, Lénine, Spengler, Carl Schmitt, René Guénon, Aleister Crowley, lit-on sur sa fiche. 

Le philosophe, propagandiste et théoricien politique d’extrême droite, traducteur de Julius Evola en ses jeunes années, grand amateur d’ésotérisme, pourfendeur d’un retour aux racines hyperboréennes et d’une « aryano-asianité » de la Russie, a, semble-t-il, répandu une méchante traînée de poudre sur X, au mois d’août dernier, à l’endroit de notre cher directeur. 

Un commentaire d’une hauteur et d’une envergure intellectuelle, disons, moyennes, où il accuse Bernard-Henri Lévy d’être l’auteur de « la liquidation de la France ». 

Et l’on est en droit de se demander ce que signifie « la » France, selon M. Douguine…

Dans les commentaires de ses nombreux (et inquiétants) sympathisants : accusations charmantes, toujours les mêmes clichés antisémites.

Minc, Attali, Lévy… Les trois juifs comploteurs responsables de la chute de la Nation France (et de tous les maux qui accablent ce monde, évidemment).

« BHL est l’un des cavaliers de l’Apocalypse », « la cause de nombreuses guerres et conflits ». Et « même la Suisse est gangrénée par cette mafia ».

Il est aussi, et toujours selon les sympathisants de M. Douguine sur X, « l’un des parrains les plus influents et visibles de la mafia sioniste satanique maçonnique nazie et pédophile qui n’ont pas fini de piller et de plier la France ».

Il aurait aussi, apparemment, été la cause de Mai-68 et, lors des manifestations des Gilets jaunes, aurait ordonné de « tirer pour tuer ». 

Rendez-vous compte. Bernard-Henri Lévy est si influent, si puissant : même les CRS lui obéissent (parce qu’il est l’un des plus éminents parrains de la mafia juive, n’est-ce-pas ?).

*

Doit-on rappeler que le grand principe (dé)régulateur du Diable est celui de l’inversion de toutes les valeurs, et de toutes les vérités ? 
Il est savoureux de recevoir de la part d’un propagandiste russe des leçons de morale en matière de sabotage en règle des nations démocratiques. 
Quand on sait qu’il existe en Russie des villes entières abritant des « fermes de trolls », visant exclusivement à démoraliser et faire vaciller nos démocraties, France en tête, et à retourner, à grands renforts de cyber-propagande, deepfakes et autres fake news, sur TikTok, X, Instagram, leurs habitants contre leurs propres valeurs d’universalisme ; en faveur des principes autocratiques de pays comme la Russie, la Chine, ou la Corée du Nord. 

Il est vrai que l’on ne sait pas ce que fait Bernard-Henri Lévy de ses samedis soir. Peut-être a-t-il installé une micro-ferme de trolling dans la cave des locaux de La Règle du jeu, où, bien dissimulé derrière une protection VPN, et sous le pseudonyme « occidental_destroyer666 », il éructe tout son fiel contre les membres du gouvernement français. » Allez savoir… 

Ce que l’on sait en revanche, c’est que la Russie se donne beaucoup de mal pour semer le chaos, la discorde, le désenchantement parmi nos citoyens. 
Que la démonétisation et la diabolisation des valeurs et principes de nos démocraties libérales sont, pour l’ours russe, un sport olympique, un Art Royal.
Et que, malgré ses efforts passionnés, il semble toujours qu’il y ait davantage de Russes qui rêvent de vivre en France, que l’inverse. 
C’est en tout cas mon expérience, et ce que me disent mes camarades d’origine russe vivant en France. 

M. Douguine, avant d’accuser ses adversaires politiques et philosophiques, ferait peut-être bien de se demander quel diable l’a piqué, lui, ainsi que son maître, le mage du Kremlin.

*

Les deux intellectuels se sont affrontés, le 21 septembre 2019, lors d’un débat de grande qualité, parce qu’à l’ancienne ; organisé par le Nexus Institut, à Amsterdam. Il est visible sur YouTube, et vaut assurément le détour. 

Dans son article « Alexandre Douguine et la droite radicale française », Stéphane François explique que M. Douguine et la « nouvelle droite » française « partagent une conception impériale de l’Europe », et que « Les thèses de Jean Thiriart (un ancien collaborationniste belge) ont manifestement influencé la géopolitique “douguinienne”, de fortes analogies existant entre le néo-eurasisme de Douguine et le nationalisme paneuropéen de Thiriart »

Si, selon Patrick Lusinchi, « ce n’est pas la “nouvelle droite” qui s’intéresse à Douguine, mais Douguine qui s’intéresse à la “nouvelle droite”. » Les néodroitiers feront pourtant le voyage en Russie en 1992 sur invitation de M. Douguine. D’après Éléments (revue d’extrême-droite), Alain de Benoist et M. Douguine sont « liés par une grande amitié ». 
Stéphane François souligne également que Douguine et la « nouvelle droite » «partagent une conception impériale de l’Europe ».
Patrick Lusinchi, lui, déclare qu’« il y a des convergences sur l’hostilité vis-à-vis des Etats-Unis, de la volonté d’avoir un équilibre avec une Russie alliée à l’Europe contre le système anglo-saxon. La multipolarité est intéressante, on se rejoint là-dessus. »
Vous savez, cette « nouvelle droite » qui n’a « rien à voir avec la Russie », à l’instar de ceux qui se planquent admirablement depuis quelques années, puisqu’ils feraient, s’ils avaient le mauvais goût de réapparaître dans les paysages politiques et médiatiques actuels et futurs, s’effondrer en l’espace d’une nanoseconde tout l’édifice mensonger qui aura permis au Rassemblement National (ex-Front National) de s’épanouir, conquérir et abuser les cœurs et les âmes d’une majorité désespérée de Français, avec tant d’insolente vigueur.
Je parle bien sûr des nobles et fantastiques Frédéric Chatillon, Axel Lousteau (qui sont aussi les meilleurs amis de madame Le Pen, depuis la fac d’ASSAS) ; d’inénarrables flèches telles qu’Aymeric Chauprade, Florian Philippot, David Rachline ou Alain Soral, que M. Douguine a choisi pour préfacer l’édition française de La Quatrième Théorie politique ; ou bien encore des Pierre Gentillet (très proche de monsieur Bardella, voir sur le web l’article gratuit de Franc-Tireur intitulé « Pierre Gentillet : l’avocat du Diable »), Thierry Mariani, ou Xavier Moreau (oligarque proche du Kremlin), autant d’esprits fins et animés par le souci de grandeur, tous proches du chef de poste des services secrets russes à Paris, ainsi que le rapporte Nicolas Hénin dans son livre La France russe ; et tous sous le coup d’une enquête pour trafic d’influence.

*

« Le “douguinisme” est pourtant complexe et très éloigné des standards occidentaux. », comme l’écrit Abel Mestre dans un portrait publié dans les colonnes du Monde daté du 25 août 2022. Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, définit M. Douguine comme « a-occidental ». 

Et je cite toujours Abel Mestre : « Douguine est le pape du néo-eurasisme, doctrine qui promeut la constitution d’un grand bloc continental eurasien pour lutter contre la puissance anglo-saxonne. L’une des phrases du théoricien russe qui résume le mieux sa pensée politique, selon le chercheur spécialiste de l’extrême droite Nicolas Lebourg, est la suivante : « La troisième Rome, le IIIe Reich et la IIIe Internationale sont des éléments qu’il faut connecter dans la révolte contre le monde moderne. » Dans un article de 2001 publié dans la Revue d’études comparatives Est-Ouest, l’universitaire Marlène Laruelle, spécialiste de l’eurasisme, expliquait que cette pensée « présuppose l’existence d’un troisième continent entre Occident et Orient, l’Eurasie, et sous-entend l’unité organique des cultures nées dans cette zone de symbiose entre mondes russe et turco-musulman, voire chinois ». Douguine et les néo-eurasistes défendent ainsi la notion d’empire. »

Le « cerveau de Vladimir Poutine », selon l’expression de la revue Foreign affairs, appelle de ses vœux une opposition de principe en forme de choc des civilisations et, fantasme-t-il, de deux empires, l’un anglo-saxon, l’autre russe, entre les puissances thalassocratiques que représentent les États-Unis, et les puissances tellurocratiques que représentent, du moins en son esprit cocasse, la Russie. 

Bernard-Henri Lévy, dans Ainsi parle Poutine (Extrait de Réflexions sur un nouvel âge sombre, qui fait suite à la pièce Hôtel Europe chez Grasset) écrit :

« La première chose qui frappe quand on lit les textes – La Quatrième Théorie politiqueL’Appel de l’Eurasie…– que le nouveau maître à penser de Poutine a fait publier en français, c’est d’abord, je le répète, qu’ils révèlent une pensée, non seulement originale, mais construite, articulée et qui peut faire impression. (…) 

Je crois à la force des idées.

Et, quand on a pareil programme sous la main, quand on reçoit, fût-ce des mains d’un demi-fou, une idéologie clés en main qui apporte une réponse à la plupart des questions que l’on se pose, il est rare que l’on passe à côté.

Il y a Lénine, oui, et Staline, et les tsars et le reste, mais il y a donc aussi Douguine, Alexandre Douguine, le rouge-brun à la dégaine d’hurluberlu, le chantre parfois fumeux de la guerre de Léviathan contre Béhémoth, le polygraphe plus ou moins inspiré qui n’est évidemment pas Heidegger mais qui partage avec lui l’idée qu’il y a des peuples « métaphysiques par excellence » et qu’après les Grecs, puis les Allemands, peut et doit venir le tour de la Russie – il y a Douguine qui, à force de répéter au peuple russe et à ses dirigeants que la géopolitique est une région de la philosophie, semble être en train d’arriver à ses fins.

On aurait tort de ne pas prendre Douguine au sérieux quand il dit au journaliste du Nouvel Observateur Vincent Jauvert venu l’interroger sur la nature, la fréquence et l’origine de ses contacts avec le nouveau maître de toutes les Russies : « peu importe le comment – l’important, c’est que toutes mes idées ont triomphé, toutes. »

La guerre des idées, entre les sociétés ouvertes européennes, défendues depuis des décennies par Bernard-Henri Lévy, et les velléités impériales néo-réactionnaires d’un Douguine, d’un Poutine, ne fait, semble-t-il, que commencer. 

N’en déplaise aux oies blanches, et aux autruches veules, de nos plateaux de télévisions français.

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