« Je vous envoie vifs compliments et remerciements pour le merveilleux bœuf mode. Je voudrais bien réussir aussi bien que vous ce que je vais faire cette nuit, que mon style soit aussi brillant, aussi clair, aussi solide que votre gelée, que mes idées soient aussi savoureuses que vos carottes et aussi nourrissantes et fraîches que votre viande. En attendant d’avoir terminé mon œuvre, je vous félicite de la vôtre. »
Ce n’est pas la première fois qu’un écrivain – ici Proust, en 1909, écrivant à sa cuisinière – use de l’isomorphie de la cuisine et des lettres. Un cousinage de l’art de la table avec les arts majeurs se pose, à commencer par la littérature, tant est commun chez les auteurs traitant de gastronomie (de gaster, le ventre en grec ancien, et de nomos, la loi) d’apparier mots et mets, de traiter du style et du goût comme relevant du même esprit créateur. Ils font de l’assemblage des mots, de la conjonction du style et des idées le pendant de l’accommodement harmonieux des produits naturels et de leur juste composition. Certains vont jusqu’à tenir le phénomène littéraire pour l’équivalent du passage des aliments du cru au cuit.
Cet empire de la bouche sur les mangeurs-dévorateurs que nous sommes tous peu ou prou a fait, de 2011 à 2018, l’objet d’une émission radiophonique à France Culture baptisée « On ne parle pas la bouche pleine », sur le thème du monde vu du ventre. Produite et animée par un professionnel des médias, Alain Kruger, celui-ci publie aujourd’hui un florilège d’une trentaine d’interventions parmi ses cinq cents invités d’hier. Disons d’emblée que c’est aussi savant que succulent. On pense à Jean-Paul Aron et son Mangeur du XIXe siècle, à Jean-François Revel et son Festin en paroles, tous deux de savoureuse mémoire.
Laissant de côté l’évocation des pères fondateurs de la gastronomie française et les confessions des grands chefs français, on se bornera ici aux gens de lettres. Commençons, à tout seigneur tout honneur, par La Fontaine, vu par Patrick Dandrey, professeur à la Sorbonne. Ah ce bon, ce doux, affable, malicieux La Fontaine, ami des animaux sans défense, des humbles et des enfants sages, tels que nous le dessinent nos souvenirs de la petite école et des lectures avant dormir auxquelles s’adonnaient nos parents bien-aimants !
Le gentil Fontaine ? Derrière sa poétique exquise, sa prose admirablement ciselée, ses vers par dizaines devenus proverbiaux, il n’en est rien. Les Fables peignent un monde de prédations sans fin, où tous ou presque, des plus petits aux plus grands, se montrent sans pitié pour autrui s’il est comestible, plus faible et à merci. Toutes les tromperies sont bonnes, des puissants de la terre, des repus aux faméliques. Et l’attirail de la goinfrerie règne partout. Moralité dans cette jungle sans lois : l’homme y est un loup pour l’homme.
Un peu plus loin, Proust et la chair est l’objet d’un article tout aussi décapant d’un spécialiste japonais de Proust, Yuji Murakami. A ses yeux, la gastronomie chez Proust est comme un art sacré, elle relève par excellence de la littérature, sous pleins d’aspects : social, familial, sensuel, sexuel, esthétique. C’est un art violent. Le sang de la volaille vivante gicle sous le couteau sacrificateur, sur l’évier de la cuisine de Combray. Quant à la petite madeleine, elle semble avoir été « moulue dans la valve d’une coquille de Saint-Jacques ». Valve, dites-vous ? Ne faut-il pas plutôt lire vulve ? Sans parler de la répulsion fascinée de Proust pour les huitres, de son admiration pour le peintre Chardin et ses tables défaites, métaphores picturales d’un lit après l’amour. Outre la dimension sexuelle de la gastronomie chez Proust, outre les dîners en ville et les banquets mondains qui signent chez lui l’accès aux milieux aristocratiques, Yuji Murakami insiste sur le dédain voltairien de Proust, par ailleurs grand lecteur du Zohar, pour le particularisme alimentaire juif et tout ce qui pouvait rappeler, dans les mets comme dans les propos de table, ses origines juives. Ce qui donnera le personnage de Bloch dans La Recherche et « la constipation des Prophètes » chez Swann.
Enfin, il y aurait toute une dimension antiféministe chez Proust, sur le sadisme au féminin, la cruauté destructive, l’érotisme vengeur, qui culminent dans ce passage quasiment délirant de La Prisonnière où Albertine déguste une glace architecturale : « Au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste, sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront. (…) De même que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. »
Outre La Fontaine et Proust, Cervantès, Shakespeare, Molière, Diderot, Hugo sont de la partie, partageant tous l’obsession de bien manger pour vivre, entre gastronomie, jouissance et barbarie.
Lecteurs, nous en faisons un bon régal.
