La psychanalyse s’adressa à moi d’abord sous les traits de la lecture derridienne de Freud. Cette lecture m’enchanta. Elle me fut d’abord un coup de foudre, puis elle me fut un étai, enfin elle fut convocative. Une sourde et très ancienne inquiétude quant à la légitimation familiale s’y apaisait. Une hospitalité inespérée était offerte à l’enfant sans patrie que j’allais devenir, aussi me suis-je aussitôt demandé à quel titre je pouvais faire croire que je la méritais, cette hospitalité, si peu que ce soit. Car je savais que je n’appartenais pas à la grande et très impressionnante famille qui m’était soudain ouverte. Je ne me sentais pas digne de l’honneur qui m’était fait, loin de là, mais je savais que le désir de faire partie de cette famille, de ce que j’imaginais être une famille devrais-je dire, ne me quitterait plus. C’était comme si tout m’arrivait d’un coup. Tout : une nouvelle langue, de nouveaux paradigmes narratifs, un nouveau modèle de lecture, en même temps que la ruine de l’idée même de modèle, la production de nouveaux critères de compétence en même temps que la démonstration qu’il ne peut pas y avoir de compétence freudienne au sens sûr et rigoureux du concept de compétence, avec les critères d’évaluation et de légitimation qui lui sont affectés. Et c’est dans ce mélange d’assurance et de détresse que je trouvai un étrange plaisir qui ne me quitterait plus.
Ce que j’aimais chez Derrida, c’est qu’il ne proposait pas de doctrine de la psychanalyse. Ce qu’il proposait, c’était plutôt de continuellement en interroger la possibilité même – c’est-à-dire les conditions de son discours, ses limites internes, et ce qui en rend la pratique à la fois nécessaire et, comme le disait déjà Freud lui-même, impossible. Derrida n’a jamais proposé de théorie psychanalytique, non plus que de théorie à propos de la psychanalyse. Tout au plus, ou au mieux, pourrait-on dire, comme il l’a lui-même dit à propos du recueil en volume d’écrits divers, que la formation de ces écrits procède comme une théorie distraite : ils obéissent à la loi d’une théorie discontinue, les textes se suivant, s’enchaînant ou correspondant entre eux, malgré la différence visible des motifs et des thèmes, la distance qui sépare les lieux, les moments, les circonstances de leur écriture et de leur publication. Il demande encore : comment présenter la psychanalyse ? Et il ajoute qu’il faudrait pour cela qu’elle puisse de quelque façon se présenter elle-même. L’a-t-elle jamais fait ? Où ? Et : où, si elle se trouve, se trouve-t-elle ? Dans le seul corpus freudien ? Serait-il légitime de penser qu’elle ne se fonde que sur ce seul nom propre ? Assurément non. Son identité est plutôt paradoxale en ce qu’elle rend instable toute définition stricte de soi. Elle se définit par ce qu’elle promet sans pouvoir totalement le réaliser : une vérité mais toujours différée, une guérison mais toujours inachevée, un savoir qui se dérobe à lui-même. C’est en quoi elle se distingue de toutes les psychothérapies. Que fait-on en analyse ? Ce qu’on y fait ne se laisse pas résumer. Donc, entre autres : on y mime un recommencement. On y brise un miroir. On y apprend que la réappropriation narcissique est terriblement coupante, qu’elle accroît et neutralise la souffrance. La blessure narcissique peut s’y accroître à l’infini de ne plus pouvoir être narcissique : elle nous apprend à composer avec ce qu’il y a d’autre en nous.
