Serge Leclaire avait en son temps dénoncé le régime politique sous lequel vivaient toutes les sociétés psychanalytiques ; il avait appelé ce régime l’incestocratie.
Pierre Legendre, très sensible à cette dangereuse situation, avait proposé à ce mal un remède dans une conférence prononcée à Strasbourg, si mon souvenir est bon, en novembre 1985, intitulée Et si Dieu me laissait seul dans le monde avec ma fille. Ce remède aurait consisté à poser clairement, pour la pratique de l’analyse, une règle, une seule, la seule qui à ses yeux pourrait garantir, non pas dans les beaux discours mais dans les faits de la pratique clinicienne quotidienne, la sauvegarde minimale contre les débordements incestueux institués de la part des analystes. Cette règle, disait-il, devrait être formulée en termes normatifs. Par exemple : tout analyste renonce à solliciter de ses analysants une contribution à son propre travail ou sa participation à une organisation quelconque où lui-même serait présent. Et cette règle aurait pour corollaire inévitable l’obligation pour l’analyste de prendre toute disposition nécessaire permettant d’empêcher que ses analysants adhèrent à l’institution, l’école, ou la société dont lui-même dépend. Souriez.
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Élisabeth Roudinesco écrivait en 1986 que le respect des doctrines divergentes passe par l’allégeance à un système commun. Dès lors, toute doctrine qui remet en cause le principe admis de la formation, aussi appelée didactique, est considérée comme suspecte. On assiste donc à ce paradoxe inouï : plus une doctrine est novatrice, plus elle doit s’interdire de produire une nouvelle théorie de la formation. Mais comme il est évident que toute doctrine novatrice touche à la formation, cela veut dire qu’à plus ou moins longue échéance elle sera rejetée de l’empire. Pour cette raison, les conflits internes au mouvement analytique ont toujours pour enjeu manifeste les problèmes de la didactique et pour enjeu latentdes questions de doctrine.
Si les règles techniques sont respectées pour de bon, il n’en va pas de même des règles éthiques. Les premières définissent un métier tandis que les secondes relèvent d’un code moral plus ou moins intériorisé par chaque société. Ces dernières sont presque toujours malmenées puisque les analystes sont des gens comme tout le monde : névrosés, fragiles, autoritaires, fous, caractériels, séducteurs, narcissiques, etc. Au gré de leur tempérament ils mélangent ou non travail et vie privée, séminaire et divan, amour et théorie, etc. Mais ils doivent donner le change en faisant semblant de respecter l’éthique. En d’autres termes, la technique fonctionne « pour de vrai » et l’éthique « pour du semblant ». Néanmoins il ne faut pas sous-estimer la force de ce semblant : il sert lui aussi à maintenir l’unité de l’empire. De cette tension naît une dialectique subtile : le besoin d’unité, érigé en norme structurante, contraint les pensées dissidentes à se remodeler, à se travestir parfois, afin de préserver leur droit d’exister. Ainsi, au sein même du système, les voix divergentes ne disparaissent pas ; elles se dissimulent, se réarticulent, ou adoptent les formes acceptables de la conformité apparente. Cependant, plus l’édifice doctrinal se raffione, plus ses fissures deviennent visibles. Car toute pensée authentiquement critique finit tôt ou tard par heurter les limites imposées, révélant la fragilité de ce consensus supposé. Le soupçon, initialement dirigé vers les doctrines récalcitrantes, se retourne progressivement contre la structure elle-même, comme si le principe fondateur, pourtant présenté comme intangible, ne pouvait survivre à l’épreuve du questionnement.
Tout cela oblige à ce que l’on s’étonne que celles et ceux qui font métier de consentir à ne pas savoir ce dont ils n’ont pas l’assurance soient pourtant si fréquemment incapables de refuser d’obéir à la représentation sociale et à la tyrannie politique sur lesquelles leur empire se fonde. Qu’ils ne puissent que si rarement prendre acte du fait, pour parodier d’Alembert, que toutes les circonstances essentielles à leur art ne sont pas au pouvoir des Maîtres de leur empire. Les analystes ne doivent être les chiens d’aucun dieu.
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J’ignorais, malgré ma lecture pourtant attentive, et peut-être aussi parce que ceux qui m’ont appris à le lire l’ignoraient eux-mêmes, que Sigmund Freud avait dit que le recueillement autour d’un livre était la seule contribution positive qu’aient trouvée les hommes au processus redoutable de la civilisation. C’est dans ce recueillement que l’émancipation de la sidération qui naît de l’écoute des plus âgés devient possible. Que la réflexion peut s’arracher à l’obéissance au verbum mirificum. Que la pensée peut se désolidariser des croyances imposées, puis servilement adoptées. Qu’il devient possible de sevrer son idiome de la langue hallucinée de ses modèles.
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Le rêve de plusieurs dirigeants de clubs psychanalytiques dissidents pourrait se dire en des termes proches de ceux que le général Westermann, grand-oncle de Stéphane Mallarmé, lut à la Convention au lendemain de sa victoire à Savernay, le 24 décembre 1793 : « Il n’y a plus d’International Psychoanalytic Association. Elle est morte sous notre rhétorique. J’ai écrasé tous les ipéistes sous nos travaux. J’ai massacré toutes les brigandes qui n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un seul survivant à me reprocher. Il faut garder le pain aux membres de notre fraternité. »
