Je connais à peine François Bayrou. Des souvenirs heureux de rencontres avec une romancière amie… Un meeting anti-Le Pen, il y a vingt ans, où il défendit, non sans vaillance, l’héritage de Marc Sangnier, de Robert Schuman et de Maurice Schumann ou de Pierre-Henri Teitgen, le ministre de la Justice du général de Gaulle qui dénonça la torture en Algérie… Une discussion, avant cela, où il prétendit me faire la leçon sur Péguy… C’est tout. C’est peu. Mais c’est assez pour préférer, d’instinct, son air d’obstination et de patience, son ton qui ne triche pas, sa façon de prévenir les Français que la nation devra faire des efforts, à la frivolité de ceux qui veulent aujourd’hui sa peau et donnent ainsi le spectacle de ce qui ne peut plus durer en politique.
Le dégagisme. La dette, dit le Premier ministre ? Le budget ? Un autre budget combinant autrement l’entêtement des chiffres et des faits ? Cela ne compte plus. Cela ne fait plus débat. Ou le débat, pour être précis, n’est plus au principe du compromis – ou de l’alternance – démocratique. La seule chose que l’on ait entendue à l’annonce du vote de confiance qu’il a demandé au Parlement c’est, avant la moindre délibération, confrontation, contradiction, le ricanement de ceux qui disent non sans avoir écouté et préfèrent assister à une mise à mort qu’assurer la rentrée des Français. « Le peuple se moque de la chimie et n’a que faire de tes inventions », répond le vice-président du tribunal révolutionnaire à Lavoisier qu’il vient de condamner à la guillotine et qui demande un peu de temps pour terminer une expérience. « Nous nous moquons bien de tes jours fériés, de tes idées sur les retraites, de tes arbitrages entre dépenses publiques », répond le peuple de l’Hémicycle à l’offre, tellement vieux jeu, d’une recherche de juste milieu – nous voulons un nouveau tour de manège, un nouvel épisode dans la télénovela qu’est devenue la vie du Parlement, nous voulons « essayer » le Rassemblement national, « donner sa chance » au défunt « Nouveau Front populaire », on t’a assez vu, dégage. Un philosophe, jadis, c’était hier mais on dirait un siècle, appelait cela le « crétinisme parlementaire ».
Macron démission. J’ignore qui a, le premier, lancé ce slogan non moins crétin. Le peuple des ronds-points ? Mélenchon ? Et demandait-on, pareillement, à mi-mandat, la démission de ses prédécesseurs ? Je sais une chose. Cette demande est, en soi, antidémocratique et antirépublicaine. Elle est la négation de l’idée qui, depuis Montesquieu et le Qu’est-ce que le tiers-état ? de l’abbé Siéyès, est au fondement du « plus mauvais des régimes à l’exception de tous les autres » qu’est la démocratie représentative. Le président reçoit mandat du peuple souverain. Il peut, pendant le temps de ce mandat, essayer, trébucher, se tromper, prendre des décisions impopulaires ou malvenues. Le peuple n’est plus souverain mais esclave des sondages, des ambitions des autres, parfois des ingénieurs du chaos ou de ses propres humeurs quand il dit : « finalement non… cela a trop duré… on lance une pétition… une motion de destitution… ». Ou, à supposer qu’il reste souverain et que ce soit en pleine conscience et souveraineté qu’il souhaite révoquer son représentant, cette révocation n’est pas un droit mais, en démocratie, au sens propre, un abus de pouvoir du souverain. La démocratie n’est pas le règne du caprice. Elle ne fonctionne pas sur abonnement. Un démocrate, un vrai, ne dit pas, comme Garcin dans la scène trois de Huis clos : « C’est bon, je reprends mon coup. »
Et puis « Bloquons tout »… Je ne sais pas, là non plus, d’où est parti cet appel à bloquer aussi, si j’ai bien compris, les hôpitaux, les crèches, les transports publics ou les maisons de retraite. Mais il faut avoir perdu le sens pour ne pas identifier les relents qui émanent déjà de ce mouvement. Il faut tout ignorer de notre Histoire pour oublier qu’ainsi parlaient les poujadistes des années 1950, les liguards des années 1930 et les séditieux qui, à la fin du XIXe siècle, exhortaient Paul Déroulède à renverser la République. Et c’est ne plus raisonner en républicain que de confondre les deux colères dont on sait, depuis la nuit des temps, que l’une est magnifique, généreuse, grandissant les hommes et les peuples (la colère d’Achille, l’indignation selon Aristote ou la belle colère fraternelle du Traité des passions de l’âme de Descartes) et l’autre nocive, toxique, abaissant et noircissant les cœurs (le ressentiment selon Nietzsche ou cette rage haineuse dont les Pères de l’Église disaient que Dieu l’a enfermée « dans la cage de notre poitrine » parce qu’elle est « comme une bête féroce qui, sans cela, nous lacérerait »). C’est ce que fait pourtant Mélenchon quand il salue « l’immense puissance » de ce mouvement et appelle les Insoumis à « tous s’y investir ». Ou Olivier Faure, aspirant Premier ministre, quand il le considère avec « empathie » et dit vouloir l’« accompagner » pour lui « offrir un débouché ». Ou ceux des écologistes qui le soutiennent « dans le respect ». Et je ne parle même pas du Rassemblement national qui compte tranquillement les points et sait qu’il ramassera la mise. Ce spectacle est pathétique. Et même un peu honteux.

Ils m’ont toujours inspiré un certain malaise, voire de l’aversion, ceux qui se présentent à vous en disant : ecce veritas. Il y a par là une forme de dogmatisme, d’absolutisme de la pensée, qui, par le principe même de cette logique binaire on-off, exclut toute autre alternative de raisonnement et d’analyse, les reléguant dans l’erreur.
À cette prétendue vérité, les Anglais savent opposer un « fact matter », assorti d’un « fact checking », qui a l’avantage d’être beaucoup plus pragmatique et ouvert aux solutions possibles.
Le fact matter n’a manqué dans le discours de François Bayrou, mais ce qui l’a desservi c’est plutôt sa méthode rigide et peu pragmatique.
Ça doit être une leçon pour celui qui prendra la relève : privilégier dans l’arc républicain un compromis pragmatique à l’affrontement pur et dur idéologique.
Deux mots pour les irresponsables qui, en dépit de la gravité du moment, prônent la destitution, la dissolution et le chaos dans le pays et entendent profiter de la délégitimation de la démocratie pour se hisser au pouvoir.
Mélenchon et Le Pen, les deux faces d’une même médaille, la démagogie, en font leur fanion de ralliement. On ne peut pas se tromper, ils sont confondants de… similitude.
Même violence contre la construction européenne. Même proximité du pire ennemi de l’Europe, de sa démocratie, et bourreau du peuple ukrainien, Poutine.
Même dénonciation et volonté d’abattre le président de la République, en sachant que cette procédure est d’une extrême gravité. Ils la banalisent avec une telle légèreté irresponsable qu’ils finissent par discréditer la démocratie et l’abattre. Même volonté, par conséquent, d’ériger en régime la machine à décérébrer, le populisme.
Ce qui est grave est ce travail de sape populiste qui aujourd’hui apporte des résultats auprès de plus de 40 % des Français, gauche, droite et extrême droite confondues, qui disent s’y reconnaitre.
C’est l’okhlos dans lequel se décompose le démos, ses lois et ses mœurs. C’est la dégénérescence de la responsabilisation, de la coopération et de la cohabitation des personnes, qui en constituent la communauté, en chaos politique, en lutte de la foule contre les individus pris par cible, le règne de la force et de la terreur.
« Bloquons tout » est l’expression de ce régime politique que déjà Polybe a défini sous le nom d’ochlocratie, le stade ultime du pouvoir dans lequel sombre la démocratie. Il ne reste, dit-il, qu’à attendre l’homme providentiel qui reconstruira l’État et le pouvoir, pour lui la Monarchie. Il ne s’en doutait pas que des siècles après un « Un totalisant » (Jacques Rancière) aurait succédé à la fin de la République de Weimar, assassinée (Alexis Lacroix) par l’extrémisme.