Bob a été témoin, depuis la même rue, de la scène qu’Andy Warhol aurait pu voir du haut de son « usine » : un jeune homme sourd tentait de traverser la 14e Rue, suscitant l’incompréhension d’un policier.

Lorsqu’Andy Warhol a emménagé dans le loft, il a appris (et l’a fait divulguer) que le précédent propriétaire était le PC. J’ai toujours cru, bien qu’il ne m’en ait jamais rien dit, que le nom « The Factory » évoquait des activités antérieures. Mais il lui arrivait aussi de parler de « fábrica » en espagnol. 

L’incident du jeune homme rappelle la perplexité d’un autre policier au même endroit, plus de dix ans auparavant : lorsque, avec une danseuse d’avant-garde, nous avons décidé qu’un-poète-d’arrabal pouvait lui passer une paire de menottes. Nous avons consulté un policier perplexe pour savoir s’il était légal de menotter sa compagne.

Surpris, il a appelé son commissariat principal, encore plus perplexe. À cette époque, des téléphones blancs étaient installés dans certaines rues de New York, à l’usage exclusif des policiers.

Cet événement a donné lieu à un rassemblement de curieux et de beatniks vivant à deux pâtés de maisons à l’est, d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac ; avec qui nous allions nous lier d’amitié.

Les aventures du garçon de la 14e Rue ont donné naissance au prodigieux Regard du Sourd de Bob Wilson.

J’ai vu l’œuvre pour la troisième fois à Paris et j’ai été placé à côté du poète Louis Aragon. Quelques années auparavant, je l’avais appelé pour lui demander :
« Voulez-vous faire partie du comité que je préside pour la défense des poètes emprisonnés à Cuba ? »

Le poète me répond, très attentif :
« J’ai tous les poètes emprisonnés en tête ; mais malheureusement, je ne peux pas faire partie de ce comité, car je fais déjà partie d’un autre [le Comité central du PC]. »

Puis il ajouta, encore plus cordialement, en espagnol :
« Monsieur Arrabal, j’adore votre musique. »

Tandis qu’il me parlait, je crus reconnaître la voix de son compagnon, un jeune Français qui lui servait de secrétaire et qui lui fit clairement remarquer sa bévue : il est musicien. Ce brillant jeune homme avait été envoyé à Moscou pendant des années à l’École des Cadres du PC ; de toute évidence, il ne connaissait qu’un seul arrabal : les tangos argentins.

Ce soir-là, Aragon était enthousiasmé par la performance de Bob. À la fin du prodigieux final, il se tourna vers moi et me dit :
« C’est un plaisir de vous revoir, Monsieur Arrabal ; je viens d’apprendre que vous fréquentez tous les jours le groupe surréaliste. Je vous en prie. Très solennellement. Après avoir contemplé “cette extraordinaire machine de liberté” avec Le Regard du Sourdil faudrait nous réconcilier, Breton et moi. Soyez l’intermédiaire. »

En ce petit matin de juin 1971, une certaine agence de presse internationale rapporta ce qu’elle prit pour un fait avéré : la réconciliation surréaliste entre le créateur du surréalisme et le poète membre du Comité central du PC.

Le lendemain, à 18 heures, comme tous les jours (sauf le dimanche), les surréalistes, autour d’André Breton, nous sommes réunis à la Promenade de Vénus. C’était le cénacle que j’attendais depuis que l’exil m’avait éloigné de l’Athénée de Madrid.

Chaque jour, pendant des années, j’ai assisté à cette réunion, présidée par André Breton. À partir de 1965, André et nous avons publié la revue La Brèche.

Breton a vécu près d’un demi-siècle dans un modeste deux-pièces (un « small apartment », selon le New York Times) : 42, rue Fontaine. Il m’accueillait avec le rituel verre de rhum blanc. Il a vécu dans cette retraite monacale de 1922, deux ans avant d’écrire le premier Manifeste du Surréalisme, jusqu’à sa mort en 1966, à l’âge de soixante-dix ans :

Comme Bob aurait aimé aller au café… !

Quatorze « pseudo-arrabalesques » de ou pour Bob :

« …si je pouvais parler comme un jeune homme sourd, je ne parlerais pas aussi gracieusement qu’il l’a fait ? »

« …je préfère ne pas bégayer lorsque l’incompréhension autour de moi m’agite et me paralyse ? »

« …le prodigieux Einstein à la plage n’avait pas besoin de plumeaux, mais plutôt de balayeuses ? »

« …le destin semblait inexistant à Waco et même dans tout le Texas, rayonnant d’existence ? »

« …l’avenir de la scène est-il pur présent ? »

« …ils m’inventent, me découvrent, et même me provoquent, mes rêves ? »

« …j’aime et j’ai aimé grâce à moi-même, et grâce à toi ? »

« …si contrariée, triste et flétrie, la bonne humeur habituelle ? »

« …de pierre et inexorable, parce qu’il est si émotif et tendre ? »

« …l’ambitieux réprouve ses fidèles, les ambitieux sont-ils ses victimes ? »

« …il est devenu digne et a pu atteindre la gloire… l’infâme et même l’indignité ? »

« …Euripide parlait la langue maternelle de Salamine (et Alceste celle de sa mère Anaxibie), est-ce pour cela qu’il a atteint une telle concision ? »

« …le génie Fernando Pessoa est-il intraduisible en portugais ? »