Il est des actes qui ne suscitent ni débat ni doute. Des gestes si brutaux, si immoraux, qu’ils devraient provoquer une onde de choc immédiate, unanime, irréversible. L’enlèvement d’enfants en fait partie. Dans toutes les cultures, en toutes circonstances, l’enfance est ce qui doit être épargné, protégé, sanctuarisé

Et pourtant.

Depuis février 2022, la Russie mène en Ukraine une guerre de conquête qui piétine le droit international, les frontières, les vies humaines. Mais au cœur de cette brutalité militaire s’est développé un crime encore plus profond : l’arrachement systématique d’enfants ukrainiens à leur terre, à leur famille, à leur identité. Une entreprise de déportation méthodique, politique.

Ce crime n’est pas commis dans le secret. Il est documenté, reconnu, même juridiquement qualifié. Et pourtant, il ne soulève ni tollé mondial ni action décisive. Comme si, malgré l’horreur, malgré les preuves, le monde hésitait à nommer les choses. Ou à les affronter.

Selon les chiffres publiés par le gouvernement ukrainien et la plateforme officielle Children of War, au moins 20 000 enfants ukrainiens ont été identifiés comme enlevés ou déportés vers le territoire de la Fédération de Russie. Ce nombre est probablement inférieur à la réalité. Certains enfants ont disparu dans des zones occupées, sans que leur trace ne puisse être suivie. D’autres ont été transférés à travers plusieurs pays alliés de Moscou, rendant leur localisation presque impossible.

Le processus est toujours le même : après l’occupation d’une zone, les enfants sont séparés de leurs parents sous prétexte de protection humanitaire. Parfois, les familles sont brisées volontairement. Des orphelins réels ou supposés – dont les parents sont parfois bien vivants – sont emmenés de force en Crimée, temporairement occupée ou en Russie, ou dans des camps au Bélarus. Leurs noms sont changés. Leur langue est interdite. Leur passé est effacé.

À ce jour, à peine 400 enfants ont été officiellement rapatriés en Ukraine. Une goutte d’eau. Chaque retour est une bataille diplomatique, judiciaire, parfois clandestine. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis y participent généreusement, dans un silence étonnamment peu commenté. Certains enfants reviennent sans souvenir de leur famille. D’autres récitent, d’une voix mécanique, les slogans appris dans les foyers russes : « Je suis Russe. Je n’ai jamais été Ukrainien. »

Ce n’est plus seulement une déportation. C’est une tentative d’effacement culturel.

Le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale a franchi un seuil historique : elle a émis un mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine, président en exercice de la Fédération de Russie, et contre Maria Lvova-Belova, son commissaire aux droits de l’enfant.

Le chef d’accusation ? La déportation illégale d’enfants des territoires occupés de l’Ukraine vers la Russie, en violation de l’article 8 du Statut de Rome, qui régit les crimes de guerre. La Cour évoque des preuves « suffisantes » et « raisonnables », issues de multiples enquêtes menées sur le terrain, et confirme qu’il s’agit d’un acte intentionnel de transfert forcé, non d’une opération humanitaire.

Selon Karim Khan, procureur de la CPI :

« Ces enfants ne sont pas de simples victimes collatérales. Ils ont été ciblés, arrachés à leurs proches, utilisés à des fins politiques. »

Malgré ce mandat, rien ne bouge. De nombreux États ne ferment pas leurs portes à la Russie, en continuant de recevoir leurs touristes, leurs responsables politiques ou en commerçant. Certains sommets internationaux continuent à inviter Poutine sans conditionner sa coopération avec Moscou au retour des enfants ukrainiens. Aucune sanction spécifique n’a été décidée pour ce crime-là. Comme si l’enlèvement d’enfants ukrainiens était devenu un dossier de plus, dans un océan de violations, un fait « gênant » mais contournable.

Pourquoi ce crime, plus que tout autre, ne provoque-t-il pas un sursaut ? Pourquoi la déportation d’enfants d’Ukraine par les Russes, pourtant si lourde symboliquement, n’ébranle-t-elle pas les lignes diplomatiques ?

La réponse tient sans doute dans cette gêne molle qui paralyse les chancelleries occidentales : admettre ce crime, c’est admettre qu’un régime membre du Conseil de sécurité, puissance nucléaire, mène une politique digne des totalitarismes du XXe siècle. Ce serait une rupture d’échelle, un basculement moral. Et pour cela, ni Washington, ni Paris, ni Berlin ne semblent prêts. 

Du côté des États-Unis, Donald Trump n’a jamais évoqué le sujet publiquement. Le sort des enfants ukrainiens ne figure ni dans ses discours, ni dans ses priorités. En Europe, les déclarations existent, mais les actes manquent.

Il n’y a ni plan global de restitution, ni coordination internationale, ni même une médiation officielle digne de ce nom.

Pendant ce temps, l’Ukraine négocie, supplie, récupère parfois un enfant ici, un autre là. Dans l’indifférence générale.

On parle souvent de guerre, de lignes de front, d’armements. Mais dans les wagons de cette guerre, dans les bus qui traversent la frontière biélorusse ou les orphelinats de Crimée, c’est l’âme d’un peuple que l’on cherche à effacer.

Pas à pas. En commençant par ses enfants.

Chaque enfant enlevé, c’est un futur citoyen ukrainien transformé en instrument de propagande russe. C’est une mémoire détruite. Une histoire familiale interrompue. Une identité niée. Ce n’est plus seulement un crime. C’est un geste d’annihilation.

Et ce geste est reconnu par le droit international. 

La déportation d’enfants dans l’intention de les assimiler relève, selon la Convention des Nations Unies de 1948, de la définition même du génocide. L’article II le précise :
« Le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » constitue un acte génocidaire lorsqu’il est commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national.

Ce n’est donc pas une dérive. C’est une stratégie.

Et l’horreur ne s’arrête pas là. Car ces enfants déportés, devenus adolescents, puis adultes, sont enrôlés dans l’armée russe. Certains, nés en Ukraine, élevés en Russie, sont aujourd’hui envoyés combattre… et tuer d’autres Ukrainiens.

Des enfants volés, devenus soldats. Des Ukrainiens russifiés, retournés contre leur propre peuple.

Une génération brisée, prise au piège d’un crime qu’elle n’a pas choisi.

Frères contre frères. Le plus vieux des drames. Le plus glaçant aussi.

On pensait qu’il s’agissait d’effacer une culture. Mais c’est aussi transformer les corps volés en armes humaines, les enfants en fantassins d’une guerre de réécriture historique. C’est là le point de bascule où la destruction devient reproduction.

C’est là que le silence devient complicité.

Face à cette tragédie silencieuse, une initiative d’ampleur internationale a vu le jour : #BringKidsBack. Lancée à l’appel du président Volodymyr Zelensky, cette campagne unit des personnes très différentes autour d’une émotion absolument juste, d’un sens absolument nécessaire. Comme le rappelle le chef de l’État ukrainien :

« Sans le retour des enfants ukrainiens enlevés par la Russie, il est impossible de considérer que la guerre est réellement terminée. »

Le 26 juin 2025, un appel solennel – « Sauvons les enfants volés d’Ukraine » – a été publié dans L’Express à l’initiative de Bernard-Henri Lévy, signé par des personnalités politiques, intellectuelles, artistiques du monde entier. Toutes dénoncent une politique délibérée d’effacement de l’identité ukrainienne. 

Alla Poedie est l’une des ambassadrices de cette campagne internationale :

« Je mets ma voix, mon expertise et mon réseau au service d’un combat vital : le retour des enfants ukrainiens kidnappés et déportés par la Russie. » 

À travers ce mouvement, une vérité s’impose : aucune paix ne sera légitime tant que ces enfants ne seront pas rendus. Aucun traité, aucun cessez-le-feu, aucune reconstruction ne pourra être considérée comme aboutie si l’on laisse derrière soi une génération volée.

Laisser passer cela, c’est abandonner ce qui reste de notre conscience collective.

C’est normaliser l’impardonnable.

On disait autrefois qu’il y avait des lignes rouges. Des bornes morales que nul n’oserait franchir sans en payer le prix. La Russie les a franchies. Une à une. En toute impunité.

Si le monde ne se lève pas pour les enfants, pour qui se lèvera-t-il ?

La justice ne commence pas à La Haye, ni dans les traités. Elle commence dans le regard qu’on porte à ce que nul ne devrait subir. Elle commence par un nom, un visage, une histoire qu’on ne laisse pas disparaître. 

L’Ukraine se bat pour sa survie.

Le combat pour le retour des enfants ukrainiens kidnappés par la Russie en est une partie essentielle.

Et pour que jamais le silence ne serve de linceul.

2 Commentaires

  1. C’est le regne de l’impunité
    Quel modele pour les generations a venir ?
    Represailles ou effacements ?
    La frontiaire est etroite
    Ne peux t on faire une petition?

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