Le veuvage est l’une des grandes lois de la condition féminine. Tous les archétypes existent au sein de ce second continent noir que forment les femmes devenues veuves.

Il y eut, hors catégorie, les millions de veuves de guerre, partout en Europe, à l’issue du premier conflit mondial : veuves patriotiques ou muettes Antigone, toutes vêtues de deuil. Il y eut ces femmes indiennes, interdites, elles, de veuvage, immolées vivantes sur le bûcher de leur défunt époux.

Il y a, tout au long de l’histoire de l’amour en Occident, explorée par Denis de Rougemont dans son maître-livre du même nom, les veuves inconsolables, adonnées, à l’instar de la reine Victoria, aux regrets éternels ; émouvantes pleureuses à la Gustave Moreau, qui font de leur veuvage le mausolée vivant d’un culte au disparu. Il y a, sortie d’un roman vrai de Jouhandeau, l’épouse, aux prises sa vie durant avec un misogyne invétéré, se vengeant sur sa tombe à peine refermée d’un « Enfin raide ! », à la Sacha Guitry. Il y a la veuve joyeuse des comédies de boulevard, avide de rattraper le temps conjugal perdu. Il y a la veuve indigne, qui s’approprie l’image du défunt, réécrit sa vie, instrumentalise l’œuvre et les archives à sa guise. Il y a ces mantes religieuses, ces sœurs, ces mères récupérant à demeure le génie déchu, le rebelle vaincu, l’ex-enfant prodige – ainsi la sœur de Nietzsche, la générale Aupick, mère de Baudelaire, la Rimbe, la « Mother » de l’homme aux semelles de vent, Arthur Rimbaud.

Et puis, il y a, aux antipodes, les vestales, les gardiennes du temple, fidèles transmetteuses, femmes de mémoire vive, qui prolongent l’œuvre posthume, s’emploient à assurer le passage à la postérité de celui qu’elles ont accompagné, le plus souvent dans l’ombre, et qui leur renvoie un peu de son nouvel éclat.

Telle appartient à la tribu des veuves emblématiques Monique Lévi-Strauss, devenue, seize ans après la mort centenaire du grand anthropologue, et presque centenaire elle-même, la coqueluche du Paris littéraire et des Académiciens français. Au point d’être adoubée quarante et unième membre (honoraire) de la vénérable assemblée du quai Conti, lors de son quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire, fêté en grandes pompes académiques chez la guerrière en chef de son fan-club parisien, la fidèle Valérie Solvit. Qui, entre autres dévotions pour la grande dame de la rue des Marronniers, a filmé la retraite qu’elle partageait avec Lévi-Strauss chaque été, au fond des bois de la Côte-d’Or, en Franche-Comté, et qui fut leur arche de Noé. Loin des fureurs du siècle et des surpeuplements humains, l’auteur de La pensée sauvage voyait le monde moderne courir à sa perte, sous la multiplication à l’infini des hommes.

Interrogée par le romancier Marc Lambron – lui-même, noblesse oblige, académicien – , Monique Lévi-Strauss a fait un petit livre formidable sur ce demi-siècle et plus où elle fut l’assistante, en même temps que la compagne, de l’immense explorateur des structures des sociétés humaines que fut Lévi-Strauss.

Née d’un père belge et d’une mère juive issue d’une riche famille viennoise, la jeune Monique mène une existence dorée dans « le judéo-Passy » (sic), jusqu’à ce que son ingénieur de père ait la malencontreuse idée de se faire embaucher dans la Ruhr… au printemps 1939.

La famille, bloquée en Allemagne, vivra cinq années d’angoisse sous les bombardements alliés et la menace permanente d’une arrestation — une incroyable odyssée que l’adolescente racontera plus tard dans Une enfance dans la gueule du loup.

Retour en France à la chute du Reich, études à New York, nouveau retour à Paris : la jeune fille, parfaitement polyglotte, croise Lacan chez les Jolas, lui retraduit Freud chaque dimanche au pied levé, rencontre dans son appartement de la rue de Lille, en 1949, Lévi-Strauss, qui cherche une traductrice d’anglais, devient son assistante, puis sa concubine, puis son épouse en 1954, un an avant Tristes Tropiques, qu’elle transcrira de bout en bout – non sans pointer les passages obscurs ou ténébreux, ce dont le scientifique, doublé d’un écrivain, tiendra le plus grand compte. Ce qu’elle rapporte fièrement comme sa plus belle contribution intellectuelle à l’œuvre de Lévi-Strauss, elle qui n’avait pas le moindre diplôme universitaire. Le livre, encensé par Simone de Beauvoir et Georges Bataille, est un triomphe. Lévi-Strauss, après deux échecs dans l’immédiat après-guerre, est nommé en 1960 au Collège de France, à la chaire d’anthropologie sociale, créée pour lui en 1958. Treize ans plus tard, il est élu à l’Académie française.

On croise au fil des pages de ce petit bréviaire chiquissime, défilant en rangs serrés, avec ses grandeurs d’idées et ses petitesses de mœurs, toute l’intelligentsia parisienne de l’époque, brossée avec une patte de velours, qui ne s’interdit, à l’occasion, ni la griffe, ni l’ironie, ni même le trait assassin. Excepté Sartre, Camus, Bachelard, Canguilhem et Althusser, nul, dans ce Parnasse des arts, de la pensée et des lettres des années 1950 à 1968, ne manque à l’appel.

Voici, ami(e)s du couple, complices ou connaissances : Sylvia la généreuse, devenue la femme de Lacan après l’avoir été de Georges Bataille ; voici Lacan lui-même, pape en majesté du retour à Freud, les poches débordant de billets de banque ; voici Michel Leiris, éternel dépressif suicidaire ; Samuel Beckett, muet comme une carpe ; voici un petit homme génial nommé Benveniste ; voici Roman Jakobson, extraordinaire linguiste structuraliste, qui, invité chez Lévi-Strauss, s’incrustait tard dans la nuit et vidait une pleine bouteille de vodka, au grand désespoir de son hôte, austère capitolin dont les jours, entièrement dédiés à la connaissance (entre deux escapades aux Puces et à Drouot), étaient réglés comme du papier à musique.

Sont évoquées, comme en passant, les fréquentations intellectuelles et artistiques de Lévi-Strauss : Dumézil, Braudel, François Jacob, Georges Duby, côté savoir ; côté art, Balthus, Max Ernst, Miró, André Masson, le galeriste Claude Bernard ; côté lettres, Paul Morand – tout antisémite qu’il fût –, de même que Nimier ou encore Montherlant, auquel Lévi-Strauss succéda à l’Académie française. Sont carrément épinglés par Monique en propre : Aragon, Malraux, André Breton, pour avoir, leur vie durant, surjoué à l’homme de lettres, à l’écrivain célèbre. Une place à part est réservée à Merleau-Ponty, qui fut pour beaucoup dans l’élection de son ami Lévi-Strauss au Collège de France, et qui, en récompense, le soir même de l’élection, exige dans l’ascenseur un baiser de Monique. « J’ai acquiescé : il n’avait pas volé ce baiser. »

Notre presque centenaire, dont le géant acromégale René Char – tout grand poète qu’il fût à ses yeux –aura été depuis l’origine la bête noire n°1, pour cause de polygamie, a reçu à dîner Michel Houellebecq, dont elle adore les romans, qui, après avoir bu la moitié d’une bouteille de Courvoisier, est descendu chez une voisine dormir sur un canapé.

Mais le talent – certains diront le génie – de Monique Lévi-Strauss ne se borne pas à avoir été la complice de rêve du plus grand anthropologue du vingtième siècle dans sa discipline à lui. Cette alerte vieille dame est un couteau suisse à elle seule. Si vous ne savez pas comment installer des ruches dans votre jardin pour faire votre propre miel, si vous voulez pêcher des écrevisses dans les ruisseaux avec un fil de fer, préparer amoureusement dans les meilleures règles de l’art une tarte aux abricots, ou encore repriser un châle ancien avec vos propres cheveux : lisez Monique Lévi-Strauss.

Un regret, cependant : pourquoi ne pas avoir intitulé cet ouvrage, où elle se taille une part égale – ou presque – à son génial époux, Ma vie avec Lévi-Strauss, tout comme Françoise Gilot écrivit Ma vie avec Picasso, à la place de ce J’ai choisi la vie, sans odeur ni saveur ?

Un commentaire

  1. Moi, j’aime ce titre… quand la vie continue coûte que coûte.
    Une vie avec, diffuse un parfum précieux, mais plus nostalgique.

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