Les professionnel(le)s des choses en amateur(e) font parfois très bien ces choses, quoique fort différemment des gens du métier. Avec un naturel, un air de ne pas y toucher, une innocence feinte qui rendent leurs fiers aînés jaloux.

Il s’agit ici d’un film «en creux» sur l’un des plus puissants esprits du siècle passé, via un détour espiègle : le portrait à la première personne de Monique Lévi-Strauss, une contemporaine de quatre-vingt treize ans qui vécut un demi-siècle en toute égalité aux côtés de l’auteur de Tristes Tropiques, de La pensée sauvage et autres monuments de l’ethnologie moderne, sans qu’on s’avise lors de son existence à elle. A qui Valérie Solvit, communicante bien-aimée des Happy Few en ville, a voulu, hommage du vice à la vertu − je force le trait−, rendre toute sa part dans un film charmeur et bucolique tel un dimanche à la campagne entre amis.

La campagne, en effet. Lignerolles, en Côte d’Or, ce pavillon de chasse des Charmettes (baptisée ainsi en mémoire de Rousseau, qui inventa le Bon sauvage) où Claude et Monique Lévi-Strauss vécurent au milieu des bois et du bruit des ruisseaux dans cette petite Amazonie française libre ou presque de toute présence humaine, paradis des sangliers, des ragondins, des chats sauvages, des choucas et des abeilles.

Tristes tropiques, nul ne l’ignore, depuis que Lévi-Strauss s’en revint du Brésil, qui violait les terres ancestrales des peuples indiens et les dépouillait de leur culture. Mais intenses Charmettes loin du monde, au cœur de la nature, entre deux êtres amoureux de simplicité sophistiquée et également férus de classements en tous genres. Le film prend place «dans cet asile un peu sauvage et retiré» comme l’écrit Rousseau dans Les Confessions, une «Folie» (de l’italien : au milieu des feuilles) bourgeoise datant de 1860 où Monique Lévi-Strauss déroule avec un bonheur sans mélange cet art d’habiter et de vivre si ordonné, qu’elle construisit au fil des ans avec son intellectuel de mari que seuls les Bororo, les Nambikwara là-bas, le Collège de France et la gente féminine ici ne laissaient pas indifférents. Outre qu’il tenait la couleur des rideaux, les papiers peints au mur, les châles anciens dont elle devint la spécialiste mondiale, la récolte du miel (une société de 50.000 membres, qu’il admirait en ethnologue passionné du vivant), le poli des meubles en acajou, pour des gisements dans l’art d’exister et des opérateurs d’intelligence aussi féconds que le maniement des idées et l’exploration des mythes des tribus amazoniennes.

Parfait savant qui mettait le travail artisanal et le classement au rang des grandes productions du génie humain. C’est ainsi qu’il déclara à Monique Roman qu’il voulait vivre avec elle. «Pourquoi voulez-vous vivre avec moi ?» s’enquit-elle. «A cause, répondit-il en structuraliste pur et dur, de l’ordre dans vos tiroirs.»

Voici donc cette promenade sous les arbres et au-delà du temps avec une jeune veuve bientôt centenaire, dont la coquetterie aura été d’être une féministe sans le nom, face à un homme réputé peu liant, qui en valait la peine non seulement parce qu’il s’appelait Lévi-Strauss mais parce qu’ils aimaient acheter en duo aux Puces et en salle des ventes des meubles second Empire avec quantité de tiroirs, dont personne alors ne voulait. En un mot, c’était, là encore, parce que c’était lui, parce qu’elle était elle. Et tous deux se livraient ensemble aux plaisirs des jours hors de l’affairement des humains, à mille lieues des souvenirs de l’Histoire qui ne les avait pas épargnés aux beaux temps du nazisme.

Bref, pas mal «La Solvit» pour un premier film en amateure au parfum si fort de vécu et de vérité. A quand une suite ailleurs, et de la même eau vivante ?