Le 5 mai 1945, voici 80 ans, avait lieu la libération du dernier camp de l’horreur nazie, le complexe Mauthausen-Güsen. Je voudrais évoquer ici quelques-unes des figures qui nous ont tant marqués, « les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toute confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme.[1] »

Parmi ces êtres les plus proches, un seul n’est pas revenu, un véritable héros doublé d’un saint, je veux parler du Père Jacques de Jésus, auquel Louis Malle consacra l’un de ses ultimes films, sorti en 1987, Au revoir les enfants, car Louis Malle fut élève du Petit-Collège d’Avon jusqu’au matin fatal du 15 janvier 1944 où la Gestapo fit irruption dans le collège, contigu au carmel, pour y arrêter les trois garçons juifs accueillis par le Père Jacques au cours de l’année 1942-1943. Reconnu après la guerre, Juste des nations par le Mémorial du Yad Vashem, à Jérusalem, il n’a, à ce jour toujours pas été déclaré bienheureux ou saint par l’Eglise catholique. 

Puis, j’évoquerai encore une fois Charlotte Delbo, Primo Levi, Elie Wiesel et Jorge Semprún. 

La libération des camps nazis s’étala sur des mois voire des années depuis 1943, l’année de trois révoltes désespérées. Celle du ghetto de Varsovie suivie par la révolte emblématique du camp d’extermination – ou camp de la mort – de Treblinka eut lieu le 2 août 1943 mais dans les jours sui suivent, 8000 déportés furent encore gazés dans les chambres à gaz avant que le camp ne soit abandonné par les SS puis détruit méthodiquement. La révolte du Sonderkommado de Sobibór date du 14 octobre suivant. 300 déportés réussirent à fuir, la plupart seront pourchassés et abattus par le SS. Une cinquantaine seulement survivront à la guerre d’extermination. Celle des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, eut lieu le 7 octobre 1944 et presque tous les héros furent assassinés sauvagement, puis les chambres à gaz et les fours crématoires détruits à la dynamite. 

À Treblinka, 925 000 Juifs ainsi qu’un nombre inconnu de Polonais, Tziganes et de prisonniers de guerre soviétiques y furent assassinés. Avec le camp de Maidanek, Treblinka et Sobibór font partie des trois centres de mise à mort de l’opération Reinhard.

1. Père Jacques (1900-1945)

Parmi ces hommes et ces femmes admirables, la figure qui me bouleverse le plus est le Père Jacques par son sacrifice total. Il mourut le 2 juin 1945, dans un hôpital de Linz, des suites de sa déportation qui commença dans le convoi de 51communistes parti de Compiègne le 28 mars 1944 pour la gare de l’Est puis pour Sarrebrück et le camp disciplinaire de Neue-Breme, surnommé « camp de la mort ». Dans ses derniers jours à Neue-Bremme, il obtint l’autorisation du commandant SS de s’occuper du revier, c’est-à-dire du mouroir où étaient entassés sans aucun soin les agonisants. Le 21 avril, ce fut le transport pour Mauthausen-Güsen.

Avoir survécu, c’est être Témoin. Nous savons aussi, nous lecteurs du poète Paul Celan, que « Nul ne témoigne pour le témoin » (Renverse du souffle, trad. André du Bouchet).

La libération des camps est arrivée si tard, trop tard pour tant de millions d’êtres. Jamais, jamais nous ne saurons précisément combien sont morts, combien furent assassinés, martyrisés, anéantis… Le premier camp libéré fut Auschwitz-Birkenau et ses nombreux camps satellites, le 27 janvier 1945, le dernier fut Mauthausen-Güsen, le 5 mai… trois jours avant la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie. Ce jour-là, les premiers tanks légers américains atteignent la porte du camp, aidés dans leur progression par le délégué de la Croix Rouge internationale, le Suisse Heifliger.

Il y eut deux sortes de libération, me semble-t-il, celle des horribles camps de concentration, les KZ, et celle des survivants des Vernichtungslager, ou Todeslager, les camps de la mort.

Reprenons sur le Père Jacques. Pour avoir caché trois garçons juifs, il fut donc déporté. 

Le 15 janvier 1944, la Gestapo envahit le petit-Collège des carmes.
Trois adolescents juifs sont arrêtés : Hans-Helmut Michel, 13 ans, Maurice Schlosser, 15 ans, et Jacques Halpern, 17 ans, en même temps que le Père Jacques. Ils furent assassinés à Auschwitz-Birkenau, et le Père Jacques déporté à Mauthausen-Güsen. 

L’un des témoignages les plus puissants fut celui du poète Jean Cayrol, qu’il rencontra à Güsen : 

« Le Père Jacques s’est continuellement penché sur moi ; il m’a aidé à sourire, à tenir mes deux mains jointes malgré les rafales de la mort autour de nous. Nous avions pris comme devise ce mot de Pascal : “Par les humiliations, s’offrir aux inspirations.”

Nous n’avons jamais cessé de tenir haut l’esprit, de lutter contre la “dépréciation” spirituelle qui courait le camp ; nous n’avons pas été contaminés par le vent de terreur, de brutalité, d’ordure qui soufflait dans nos vies quotidiennes parce que le Père Jacques était là, près de nous, aidant ceux qui n’en pouvaient plus, relevant ceux qui tombaient, donnant même son pain à ceux qui avaient faim, c’est-à-dire – il l’a montré par sa mort – sa chair et son sang.

Il est très difficile de vous exprimer par lettre toute notre vie de Güsen, toutes ces heures que j’ai pu supporter grâce à la si affectueuse présence du Père Jacques et si, j’ai continué à écrire, c’est parce qu’il vivait près de moi, qu’il croyait aux pages que je pouvais lui faire lire. 

Oui, déjà plus de six mois se sont passés, des mois où il a fallu retrouver le visage d’un monde encore défiguré, un présent impitoyable, un avenir dont la demeure est sombre et qui ne peut s’éclairer qu’à la lumière de tels martyrs comme le Père Jacques[2]. »

À la libération de Mauthausen-Güsen, il fut désigné comme président du Comité français du camps mais la libération venait trop tard. Frappé par une pneumonie, il fut, quelques jours plus tard, admis à l’infirmerie avant d’être transporté dans un hôpital de Linz, à bout de forces. Le 2 juin, il rendit son dernier souffle. 

« Le grand drapeau qui flottait au centre de Linz, le grand drapeau tricolore, qui avait rassemblé tant de Français délivrés, on alla le décrocher pour en recouvrir son cercueil. N’était-il pas digne de cet honneur, lui qui fut par excellence un grand Français, un Chef et un Martyr[3] ? »

Sa dépouille fut rapatriée au carmel d’Avon, où il repose désormais, à côté d’une plaque déposée par la communauté juive de Fontainebleau rappelant son sacrifice et le nom des trois enfants juifs assassinés à Birkenau.

Après cette immense personnalité, je vais donc évoquer quatre rescapés, magnifiques, au destin exceptionnel, qui en représentent des millions d’autres.

2. Charlotte Delbo (1913 – 1985)

Evoquer la libération des camps, c’est évoquer des destinées d’êtres d’exception, qui ont eu la chance ou le hasard mais aussi la force incroyable, de survivre à cette horreur. Charlotte Delbo fait partie de ces résistantes communistes françaises, arrêtées, pour sa part en février 1942, et déportées à Auschwitz par le convoi du 25 janvier 1943. À Auschwitz et non à Ravensbrück, la différence est notable, car ce fut le seul convoi de résistantes françaises, la plupart communistes, à passer une année d’enfer absolu dans le camp de la mort. Le 7 janvier 1944, elle fut transférée à Ravensbrück avec son groupe de cinq camarades. Elle y connaitra Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Anise Girard (future Postel-Vinay) et Jacqueline Péry d’Alincourt parmi beaucoup d’autres naturellement.

Femme de théâtre, Charlotte Delbo s’était mariée en 1936 avec Georges Dulac, arrêté en même temps qu’elle, fusillé au Mont-Valérien avant sa déportation, sans qu’elle en eut rien su avant son retour en mai 1945.

Après son retour, Charlotte Delbo apprend donc la mort de Dulac et celle de son jeune frère Daniel, âgé de 19 ans. Elle reprend son poste auprès de Louis Jouvet, qui l’attend depuis deux ans. Sa troupe prépare alors la dernière pièce de Giraudoux, La Folle de Chaillot. Entre mai et juillet suivant son retour, elle écrit le premier livre de ce qui deviendra quinze ans plus tard sa trilogie Auschwitz et après. Ce livre premier s’appelle Aucun de nous ne reviendra. Le livre parut une première fois en 1965 aux éditions Gonthier avant de rentrer en 1970 dans le fonds des éditions de Minuit, suivi par Une connaissance inutile et Mesure de nos jours. En 1965 avait paru son dictionnaire biographique des « 31 000 », sous le titre Le Convoi du 24 janvier.

Son thrène tragique, qui ouvre Aucun de nous ne reviendra, est devenu l’un des poèmes les terrifiants écrits en langue française :

Il est une gare où ceux-là qui arrivent
Sont justement ceux-là qui partent.
Une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés,
Où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.
C’est la plus grande gare du monde.
C’est à cette gare qu’ils arrivent, qu’ils viennent de n’importe où
Ils y arrivent après des jours et après des nuits
Ayant traversés des pays entiers.
Ils y arrivent avec leurs enfants même les petits
Qui ne devraient pas être du voyage.
Ils y ont emporté les enfants parce qu’on
Ne se sépare pas des enfants pour ce voyage-là.

Delbo a poursuivi son combat politique, mémoriel et théâtral en même temps. Dans Auschwitz et après, elle a écrit des lignes, des pages, des chapitres absolument inoubliables autant qu’hallucinants. En 1995, dix ans après sa mort, lors du colloque « Ecritures et pratiques artistiques dans les prisons et les camps nazis », Rosette Lamont prononça ces mots : « Charlotte Delbo est sans doute le plus grand écrivain de l’Holocauste. Il est grand temps de lui faire la place qu’elle mérite[4]. »

« Tous ceux que j’ai rencontrés depuis le retour n’existent pas. Ils ne sont pas près des miens, les vrais : nos camarades. Ils sont de côté. Ils sont d’un autre monde et rien ne les fera pénétrer dans le nôtre. Quelquefois, on pourrait croire qu’ils nous rejoignent. Ils prononcent un de leurs mots vides, et ils basculent aussitôt dans leur monde de vivants[5]. »

3. Primo Levi (1919 – 1987)

Primo Levi fut déporté à Auschwitz comme juif et comme résistant en janvier 1944 et libéré par l’armée rouge le 27 janvier 1945, étant dans l’incapacité d’être évacué lors des effroyables marches de la mort. Il fut l’un des huit cents déportés malades laissés ou plutôt abandonnés par les nazis, qui n’eurent pas le temps de les liquider, du fait de la rapidité de l’avancée des Soviétiques. Levi écrit dans son livre extraordinaire La Trêve : « Cinq cents environ moururent de maladie, de froid, de faim avant l’arrivée des Russes et deux cents autres, malgré les secours, les jours qui suivirent immédiatement[6]. »

Son voyage du retour jusqu’à Turin dura neuf mois. Il y arriva le 19 octobre. Il écrit : « Personne ne m’attendait. » Il reprit sa vie professionnelle de chimiste dans l’industrie et commença rapidement une seconde vie d’écrivain. Il publia une vingtaine de livres dont trois sont fondamentaux sur Auschwitz et ses suites infinies : Se questo è un uomo (Si c’est un homme), en 1947 et 1976, puis La Tregua (Le Trêve), en 1963, ensuite, en 1986, son dernier livre accablant, I sommersi e i salvati (Les naufragés et les rescapés – Quarante ans après Auschwitz).  La thèse première de ce dernier livre était que les vrais témoins de l’horreur nazie sont les morts. La seconde thèse qu’il défend dans ce livre est que l’expérience concentrationnaire n’est pas un accident de l’histoire mais un événement exemplaire qui permet de comprendre jusqu’où peut aller l’humain, qu’il soit bourreau ou victime. L’autre question est comment se révolter contre la machine d’extermination ? En qualité de scientifique, Primo Levi tira de ses expériences et de sa réflexion de quarante années une expérience essentielle sur l’humain.

Voici ce qu’écrit Levi à la fin des Naufragés et rescapés, et qui nous concerne, quarante ans après, d’une manière saisissante : 

« La guerre mondiale voulue par les nazis et les Japonais a été une guerre-suicide et toutes les guerres devraient désormais être redoutées comme telles[7]. »

Deux pages de Primo Levi sont pour beaucoup de lecteurs, confondantes, celle où il raconte une sélection à Auschwitz, et l’autre où il analyse la dernière page du Procès de Kafka.

Ouvrons Si c’est un homme. Je pense qu’aucun des lecteurs de ce livre n’oubliera jamais ces lignes-ci, que l’on ne peut lire sans tremblement, il s’agit du rituel diabolique d’une « sélection » à Auschwitz. Primo Levi évoque l’un de ses voisins de châlit, juif religieux, qui « remercie Dieu de n’avoir pas été choisi ». Autrement dit, désigné pour la chambre à gazPrimo Levi soulève ici une autre interrogation, celle du rachat, qui au-delà de sa notion théologique a aussi ou d’abord une notion philosophique, morale. Jusqu’à la fin de son existence, il fut obsédé par la question subsidiaire, si l’on peut dire : Comment conciliez Dieu et Auschwitz ? C’est ce que fit notre chimiste à travers l’une des rares œuvres de la littérature concentrationnaire écrites par un scientifique et sans doute la plus impressionnante.

« Kuhn est fou. Est-ce qu’il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu’il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ?
“Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.”
 »

Et, à la fin de son livre, il ajoute encore :

« Aujourd’hui, je pense que le seul fait qu’un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de Providence[8] […]. »

L’homme qui a écrit ces lignes de sang ne se situe pas à l’intérieur d’un langage théologique, mais d’une épreuve qui dépasse tout logosIl s’agit ici d’une révélation dirimante, destructrice. C’est bien le feu que suggère le mot révélation qui est la traduction du mot grec « Apocalypse »Bien plus qu’une éclipse de Dieu, la Shoah fut une apocalypse de l’absurde, de la commune mort de Dieu et de l’homme. C’est pourquoi ceux qui en sont revenus peuvent avancer une telle anti-révélation. C’est bien le sens de cette parole du philosophe Emmanuel Levinas : « 1941 ! – trou dans l’histoire – année où tous les dieux visibles nous avaient quittés, où Dieu est véritablement mort ou retourné à son irrévélation[9]. » Oui, nous sommes de ceux qui pensons que « le seul fait qu’un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque de prononcer le mot de providence ». La parole dirimante de Primo Levi doit être entendue dans toute sa violence, comme dans tout son effroi.  

Nous arrivons aux derniers mots du Procès de Kafka, au moment où Joseph K. est assassiné, un couteau planté dans le cœur : « “Comme un chien !” dit-il, c’était comme si la honte devait lui survivre[10].» Nous voyons dans cette mort de K. une attente complètement désespérée d’un signe, d’une quelconque justification, d’un secours absent. « Qui est-ce ? […] Qui est absolument perdu ? Qui ne peut plus être sauvé ?[11] », écrit Kafka, comme en écho, dans l’un de ses innombrables récits. En allemand comme en français, le dernier mot de Procès est survivre. Est-ce bien la honte qui survit à K. ? N’est-ce pas plutôt la révolte devant une mort inique ?

Laissons ici la parole à Primo Levi, qui commente avec « la terrible autorité » du témoin, dans un passage quasi testamentaire, extrait de sa préface au Procès, les dernières lignes du livre :

« C’est une page qui coupe le souffle. Moi, rescapé d’Auschwitz, je ne l’aurais jamais écrite ainsi : par incapacité et insuffisance d’imagination, certainement, mais aussi à cause d’une pudeur devant la mort que Kafka ne connaissait pas, refusait – ou, peut-être, par manque de courage.

La phrase, fameuse et infiniment commentée, qui ferme le livre comme une pierre tombale (“et ce fut comme si la honte dût lui survivre”) ne me paraît nullement énigmatique. De quoi Josef K. doit-il avoir honte, lui qui avait décidé de se battre jusqu’à la mort et qui, à tous les tournants du livre, se proclame innocent ? Il a honte d’exister alors qu’il ne devrait plus exister : de ne pas avoir trouvé la force de se supprimer de sa propre main quand tout était perdu, avant que les deux porteurs de mort empotés vinssent le visiter. Mais je sens, dans cette honte, un autre élément que je connais : Josef K., à la fin de son angoissant itinéraire, éprouve de la honte parce que ce tribunal occulte et corrompu existe, qu’il pénètre tout ce qui l’environne, auquel appartiennent aussi l’aumônier de la prison et les petites filles précocement vicieuses qui importunent le peintre Titorelli. C’est, finalement, un tribunal humain, non divin : il est fait d’hommes et par les hommes, et Josef, avec le couteau déjà planté dans le cœur, éprouve la honte d’être un homme[12]. »

Mais il y eut nombre d’hommes et de femmes admirables comme la Docteure Adélaïde Hautval, comme le Père Jacques et tant d’autres, juifs, chrétiens, communistes, gaullistes ou résistants dans leur pays, qui ont su redonner l’honneur d’être un homme à toutes celles et à tous ceux qu’ils approchaient. 

Qu’entre tous les écrivains rescapés des camps de la mort nazis Primo Levi soit le seul à avoir traduit Le Procès, a en soi une signification considérable. 

La rencontre entre le génie visionnaire de Prague et l’un des grands témoins du monde concentrationnaire s’inscrit dans une logique qui éclaire toute l’œuvre de Levi, comme le fait a contrario la proximité avec Rabelais – si peu soulignée par ses biographes. Avec le même tremblement que celui que nous avons en lisant Si c’est un homme, relisons ces lignes de Levi sur les derniers mots du Procès. L’œuvre entière de Primo Levi n’a pas fini de nous apprendre sur l’homme, sur le mal comme sur le bien. 

4. Élie Wiesel (1928 – 2016)

Élie Wiesel est un juif pieux de la tradition hassidique, mouvement mystique né en Pologne à la fin du XVIIIe siècle. Il est né dans le chef-lieu de Sighet, en Transylvanie subcarpatique d’une mère très croyante et observante et d’un père libre-penseur, bien qu’observant la tradition juive. Ils vivaient dans un shtetl qui constituait près de la moitié de la population de Sighet. Or, toute cette région fut rattachée à la Hongrie du régent Miklós Horthy en 1940. 825 000 Juifs habitaient alors en Hongrie, dont 63 000 sont assassinés avant l’occupation allemande de mars 1944. On évalue à un demi-million de Juifs qui furent assassinés par les nazis entre mars 1944 et avril 1945. 

Puisqu’il faut parler de la libération, je commencerai par raconter qu’ils arrivèrent à sept, ses parents, ses trois sœurs, sa grand-mère et environ 95 % des Juifs du shtetl de Sighet. Le 11 avril, il sortit seul. Sa mère, sa petite sœur Tzipore, âgée de 7 ans, et sa grand-mère, furent gazées immédiatement. Son père, lui, mourut sous ses yeux à Buchenwald, le crâne fracassé par un SS. Ses sœurs aînées avaient survécu également mais il ne l’apprit que plusieurs semaines plus tard pour l’une, plusieurs mois pour la seconde. L’aînée, Hilda, est en France, alors que la deuxième, Béa, était rentrée à Sighet espérant l’inimaginable. Tous les trois se retrouveront à Anvers.

Elie Wiesel fut pris en charge par l’OSE, l’Organisation de Secours aux Enfants, qui sauva des centaines d’enfants juifs durant la Shoah et a aujourd’hui un rôle social et éducatif reconnu d’utilité publique. L’OSE réapprit à vivre à près de 300 enfants et adolescents survivants de Buchenwald et accueillis en France à l’invitation du général de Gaulle, sans doute alerté de leur sort par sa nièce Geneviève de Gaulle, survivante de Ravensbrück. 

La vie d’Elie Wiesel en France dans les maisons de l’OSE lui permit d’apprendre la langue et la littérature françaises. Il parlait alors yiddish, un peu l’hébreu, le roumain et peu le hongrois. Il réussit, lors de son premier voyage en Israël en 1948, à obtenir d’être correspondant de presse en France pour le quotidien Yediot Ahronot, qui était alors le plus pauvre des quotidiens du nouvel Etat. Tout d’un coup, sa vie connaît un basculement profond, comme il l’écrit dans ses Mémoires, Tous les fleuves vont à la mer : « Je suis heureux et je sais pourquoi je ne devrais pas l’être : ne suis-je pas en train de tourner le dos aux morts qui me tenaient compagnie ? Et à mes études ? Et à ma pratique religieuse ? […] Un rescapé a-t-il le droit d’être heureux ? […] je sais que je vais me battre. […] À l’époque, et plus tard aussi, la Résistance représentait pour moi une concentration humaine de tout ce qui est éthique et noble dans la société. Le courage physique, le sacrifice de soi, la solidarité, on peut les rencontrer jusque dans les bas-fonds. Mais la noblesse, c’est-à-dire la quête du sacré dans la grandeur, la compassion pure de toute arrière-pensée, le refus d’humilier et de se laisser humilier, l’altruisme au sens absolu, on ne la rencontre que chez ceux qui se battent pour une idée et un idéal qui les dépassent[13]. »

De retour en France, avec sa carte de presse, Wiesel doit obtenir un entretien de Mendès France qui n’en donne aucun. Alors, le jeune journaliste va tenter de contourner son refus grâce à François Mauriac, rencontré à l’ambassade d’Israël en mai 1955. De cette rencontre, l’une des plus marquantes de sa vie, avec le vieil écrivain catholique, prix Nobel de littérature, de l’Académie française. 

Comment le jeune journaliste rescapé, issu de ce mouvement mystique le plus fervent, appelé l’hassidisme, va-t-il émouvoir l’écrivain catholique, demeure soixante-dix ans plus tard une question toujours fascinante. 

En 1958, La nuit va être publiée aux éditions de Minuit avec une préface de Mauriac, qui va soutenir son jeune protégé jusqu’à sa mort en 1970, bien qu’il repoussa sans cesse le voyage en Terre sainte pour lui, en Eretz Israël pour Elie Wiesel.

La Nuit est le premier livre de Wiesel traduit au fil des ans dans des dizaines de langues jusqu’en coréen. En 1970, il est professeur au City College de New York, puis le Président Jimmy Carter le nomme, en 1979, d’abord chairman de L’United States President’s Commission of the Holocaust puis, l’année suivante, président de l’US Holocaust Memorial Council. En 1976, il obtint la chaire Andrew W. Mellon à l’université de Boston, qu’il conserva à vie.

Puis il y eut son prix Nobel de la paix – et non de littérature en 1986. 

En 2006, cinquante ans après l’édition yiddish de La nuit, quarante-cinq ans après la version française, la nouvelle traduction américaine obtint l’éloge de la célèbre Oprah Winfrey déclarant lors de son Book Club que Night est l’un des plus grands livres du XXe siècle. Plus de six millions d’exemplaires sont vendus en quelques mois. Night est soudain inscrit au programme de toutes les écoles. Pourtant en soixante-dix ans, La Nuit, malgré sa nouvelle édition en poche en 2007, n’a pas atteint les 200 000 exemplaires. 

Elie Wiesel fut l’une des grandes voix de notre époque, prenant fait et cause infatigablement pour des peuples ou des populations persécutés. 

5. Jorge Semprún (1923 – 2011)

Résistant, Espagnol républicain et communiste, il devient un fervent lecteur de Malraux dont L’Espoirsort en 1937.  En 1939, Jorge et son frère aîné Gonzalo quittent La Haye pour Paris. En juin 1941, Jorge obtint son bac et le 2e prix de philosophie au Concours général. Il intègre le réseau « Jean-Marie Action » en 42. En octobre 1943, c’est l’arrestation, la torture, puis la déportation à Buchenwald. 

Après la libération, Jorge Semprún reprend l’action politique. En 1954, il est élu membre du Comité central du PC espagnol. Il en fut exclu en 1964. 

En 1963, il publie son premier livre sur les camps, Le Grand voyage, qui obtint le prix Formentor décerné par treize éditeurs de treize pays. Le livre est traduit dans quatorze pays l’année suivante. Il devint scénariste pour Costa-Gavras, Alain Resnais, romancier, mémorialiste, ministre de la Culture en Espagne, dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzáles (juillet 1988 – mars 1991). Deux autres de ses livres sont consacrés à la déportation : Quel beau dimanche ! (Gallimard, 1980) et surtout en 1995, L’Ecriture ou la vie, peut-être son chef-d’œuvre avec Le Grand voyage.

En avril 2010, Semprún publia dans Le Monde son ultime texte « Mon dernier voyage à Buchenwald », plein de colère, de combativité, mais aussi de sérénité. L’écrivain franco-espagnol, rescapé du camp nazi où il passa un peu plus de quinze mois, d’octobre 1943 au 11 avril 1945, expliquait pourquoi il se rendrait pour la dernière fois à Buchenwald le 11 avril 2010, à l’invitation de la ministre-présidente de Thuringe, Christine Lieberknecht, et du professeur Knigge, directeur du Mémorial de Buchenwald-Dora :

« Je veux dire, bien sûr, la dernière fois pour moi. Dans cinq ans, en effet, à l’occasion du 70ème anniversaire de la découverte et de la libération des camps, je ne serai plus là. Pour la dernière fois, donc, le 11 avril, ni résigné à mourir ni angoissé par la mort, mais furieux, extraordinairement agacé à l’idée de n’être bientôt plus là, dans la beauté du monde, ou bien, tout au contraire, dans sa fadeur grisâtre – ça revient au même, dans ce cas précis –, pour la dernière fois je dirai ce que je pense avoir à dire.

Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.

Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants Juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les Juifs et les goys (les non-Juifs), les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de notre mort ! »

C’est par cette prière, cette certitude, que Semprún achevait son article-testament pour le Monde. Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.

Longue vie à l’œuvre et à la mémoire de ce Juste que fut le Père Jacques et de ces grandes voix que furent Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Primo Levi et Jorge Semprún, Adélaïde Hautval, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion et de tant d’autres voix de Témoins de la barbarie nazie !


[1] Emmanuel Levinas, exergue de son livre majeur, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, LGF, Biblio essais.  

[2] Ibidem, p. 439-442.

[3] Le Père Jacques, Martyr de la charité, édité par le P. Philippe de la Trinité, DDB, « Etudes carmélitaines », p. 491.

[4] L’Espèce humaine et autres écrits des camps, dir. Dominique Moncoud’huy, Gallimard, la Pléiade, 2021, p.1503.

[5] Ibid, p. 982.

[6] La Trêve, traduit de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly, Grasset, « Les cahiers rouges », 1966, p.13.

[7] Ibidem, p. 199.

[8] Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger, Julliard, 1987 ; puis réédité en 2002, augmenté d’une interview de l’auteur par Philip Roth et deux autres textes inédits.

[9] Humanisme de l’autre homme, le Livre de poche, LGF, biblio essais, p.46.

[10] Ibid. Remarquons que G-A Goldschmidt traduit aussi par honte le mot Scham.

[11] Récits et fragments narratifs, O.C.II, op. cit., p.628.

[12] Le Fabricant de miroirs, trad. André Maugé, Paris, Biblio Essais, LGF, 2001, p. 125. 

[13] Tous les fleuves vont à la mer. Mémoires I, Points, Seuil, 1994, p.220.

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