Il est des morts qui excèdent le champ de bataille. Des morts qui ne relèvent plus seulement du crime de guerre, mais d’une entreprise plus radicale encore : l’effacement délibéré de l’humain.

Le sort infligé à la jeune journaliste ukrainienne Viktoria Roshchina ne peut être compris comme un acte de violence isolé. Il s’agit d’un message, d’un acte rituel, d’une mise en scène. Elle n’a pas simplement été tuée : elle a été torturée et mutilée. Le corps retrouvé n’était plus un corps – mais un avertissement. Le cerveau, les yeux, le larynx : arrachés. C’est une exécution, certes, mais surtout une condamnation symbolique à l’effacement. Ne plus penser. Ne plus voir. Ne plus parler.

Le 19 septembre 2024, Viktoria Roshchina meurt en captivité dans une prison russe, à Taganrog. Elle avait été enlevée un an plus tôt, en août 2023, alors qu’elle menait une enquête journalistique dans les territoires ukrainiens occupés.

Son cadavre, restitué à l’Ukraine en février 2025, était méconnaissable, déclaré masculin, sans nom, sans visage. Ce n’est que par un test ADN que son identité a pu être confirmée.

Ce corps brisé d’une jeune femme, en bonne santé avant sa capture, ne pesait plus que 30 kilos. Côtes fracturées. Brûlures électriques. Abrasions multiples. Et, surtout, cette triple mutilation glaçante : cerveau, yeux, larynx absents.

Comme l’a résumé le dissident russe Alexandre Nevzorov : « On ne doit plus penser, on ne doit plus parler, on ne doit plus voir. »

Ce n’est pas une simple mort : c’est une exécution démonstrative. Un meurtre conçu comme un acte de terreur symbolique. Une mise à mort de la conscience.

Elle avait 27 ans. Elle travaillait pour des médias ukrainiens indépendants. Ce n’était pas une héroïne spectaculaire. Elle ne recherchait ni gloire ni image. Mais elle allait là où peu osaient s’aventurer : dans les zones d’occupation, auprès des déplacés, des prisonniers, des oubliés. Elle questionnait. Elle documentait. Elle cherchait à comprendre et transmettre la vérité.

En mars 2022, elle avait déjà été arrêtée par les forces russes et détenue dix jours. Elle en était sortie marquée, mais décidée à poursuivre.

Sa disparition, puis sa mort, s’inscrivent dans une stratégie russe de terreur ciblée. Depuis 2022, plus de soixante journalistes ukrainiens ont été tués, enlevés ou portés disparus. Mais le cas de Viktoria Roshchina dépasse l’élimination physique.

Ce qui frappe dans cette affaire, ce n’est pas uniquement la torture, mais sa gratuité, sa déconnexion d’une finalité militaire ou stratégique.

Viktoria n’était ni soldate, ni espionne. Elle ne détenait aucun secret d’État. Il ne s’agissait pas de la faire parler, mais de la faire taire pour toujours.

Les rapports du Guardian et de Forbidden Stories décrivent les mêmes techniques utilisées sur d’autres détenus ukrainiens : électrocution, viols, simulacres d’exécution, mutilations. Mais ce qui interpelle ici, c’est l’inhumanité sans objectif. Le plaisir pris à la destruction.

Torturer pour obtenir une information est déjà un crime. Torturer pour le simple plaisir d’humilier, de dominer, de briser, relève d’un autre ordre : une forme de régression vers l’archaïque. Une jouissance de la destruction, où l’autre n’est plus un ennemi, mais une chose.

La mort de Viktoria n’est pas une bavure, ni une erreur. Elle est un rituel sadique. Une punition exemplaire, un avertissement. Un message silencieux mais clair adressé à ceux qui, encore, cherchent à comprendre.

Mais ce rituel n’est pas l’œuvre d’un seul homme. Ce ne sont pas les mains de Poutine qui ont arraché les yeux de Viktoria. Ce sont celles d’agents, de médecins, de gardiens – des hommes ordinaires. C’est cela, la vraie horreur : une violence industrialisée, déléguée, acceptée. Ce que Hannah Arendt nommait la « banalité du mal ».

Vladimir Poutine a construit une fabrique parfaite, une machine à produire des hommes capables de tuer sans remords.

Sa guerre n’est plus qu’un outil de conquête. Elle est un système, une matrice. Elle canalise la frustration, occupe les masses, légitime le pouvoir. Elle empêche le retour à une société civile, car celle-ci n’existe plus, détruite par la possibilité du Mal impuni.

Et surtout : elle crée des monstres. Non des psychopathes isolés, mais des citoyens ordinaires dressés à obéir, à haïr, à frapper, à tuer gratuitement

Comme le rappelle Christopher Browning dans « Des hommes ordinaires », les bourreaux de la Shoah n’étaient pas des fanatiques. C’étaient des policiers de quartier, des pères de famille, des voisins. Ce que Poutine a réveillé en Russie, c’est cette capacité universelle à tuer par obéissance, par habitude, par confort moral.

Ce qui rend ces crimes possibles, c’est moins la brutalité des bourreaux que le silence de ceux qui auraient pu – dû – les arrêter.

Depuis 2014, l’impunité des actes d’agressions russes a été constante. L’annexion de la Crimée, le vol MH17, les crimes en Syrie, les tortures dans le Donbass : aucun de ces actes n’a déclenché une réponse de la communauté internationale à sa juste mesure. Les lignes rouges ont été effacées.

Et cette lâcheté est multiple : diplomatique, juridique, médiatique. Elle prend les visages policés des chancelleries qui évitent les mots qui fâchent. Elle se niche dans le confort des éditorialistes qui relativisent. Dans les discours universitaires qui trouvent une explication à tout.

Le silence est un choix. Il a ses complices. Un monde au bord du gouffre.

Nous avons cru que les procès de Nuremberg, les musées de la mémoire, les leçons de l’Histoire nous avaient immunisés. Mais la barbarie s’adapte. Elle ne revient pas avec des brassards ni des croix gammées. Elle s’avance masquée, médiatisée, légitimée. Par des talk-shows, des influenceurs, des récits épiques de la force brute.

Ce que Poutine a compris, c’est que son peuple affamé, abruti par la misère, à la recherche de la « grandeur » perdue, peut être nourri par la violence. Qu’on peut lui offrir le plaisir du sang.

Et ce qui rend cela possible, c’est l’absence d’une justice réelle. La peur des engrenages et autres escalades. Le refus d’agir.

La Russie d’aujourd’hui n’est pas un accident. C’est une suite logique des actes de barbarie qui devient une règle.

Il faudra juger les bourreaux, pas seulement le système, qui les a fabriqués.

Le jour viendra peut-être où ce régime criminel de Moscou tombera. Mais cela ne suffira pas. Il ne suffira pas de vaincre militairement pour que justice soit faite. Il faudra documenter, nommer, juger. Il faudra refuser les excuses trop commodes : « je ne savais pas », « je n’ai fait qu’obéir », « j’avais peur ».

Viktoria Roshchina est morte parce qu’elle voulait comprendre. Parce qu’elle était journaliste. Parce qu’elle était ukrainienne.

Le meurtre de Viktoria n’est pas une anomalie. C’est le miroir fidèle d’un système. Il n’est pas le fait de quelques sadiques, mais d’une chaîne humaine, administrative, médicale, pénitentiaire. Une chaîne faite de Russes ordinaires, qui torturent, qui violent, qui tuent et qui en sont fiers.

Ce mal russe, absolu, ne crie plus. Il s’exécute, calmement, bureaucratiquement. Il avance masqué. Et il ne s’arrêtera que si nous avons le courage de le nommer, et de le punir.

Le silence de Viktoria hurle. Il exige une réponse. Pas seulement pour elle. Pour nous tous.

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