L’Apocalypse, chers frères humains, est pour demain.
Tel est l’avertissement que lance dans son nouvel opus L’heure des prédateurs Giuliano da Empoli, l’auteur du Mage du Kremlin, mixte de fiction et d’enquête au cœur du pouvoir russe, et d’un ouvrage tout aussi lumineux sur le populisme : Les ingénieurs du chaos, paru en 2019 et dont il nous livre aujourd’hui la suite.
À la relecture, son traité sur le populisme n’a pas pris une ride, déroulant par le menu la révolution métapolitique qui a vu les Donald Trump, Jair Bolsonaro, Javier Milei, Boris Johnson, Viktor Orbán, Beppe Grillo, Matteo Salvini et Éric Zemour débouler sur la scène des démocraties.
D’abord, montrait Empoli, ces champions de l’illibéralisme ne tombaient pas du ciel. Une bande d’idéologues d’extrême droite leur avait balisé le terrain, docteurs Folamour, spin doctors en guerre contre l’establishment et les élites mondialisées, ralliant les démagogues en vogue pour un combat ensemble.
La philosophie de ces flibustiers politiques s’inspirait directement de Carl Schmitt, juriste émérite du nazisme : 1) la politique, c’est la guerre, elle consiste avant toute chose à identifier l’ennemi ; 2) à cet égard, le monde se divise entre Nous et Eux – Eux, ici : « la caste blindée des traîtres au peuple » – ; 3) la politique est un dérivé de la culture, et le combat doit être mené contre le politiquement correct et l’hégémonie culturelle de l’intelligentsia libérale.
Règle d’or des ingénieurs du chaos : à l’âge triomphant de l’intelligence artificielle, des algorithmes et des réseaux sociaux, l’arène politique n’est plus constituée par les institutions représentatives, le Parlement, les partis, la presse et les médias traditionnels, mais c’est aujourd’hui la Toile, exutoire illimité, ouvert à tous vents aux colères des impuissants contre les puissants. Nourrir la rage du peuple contre l’establishment, jeter continûment de l’huile sur le feu, faire des fâchés des fachos qui s’ignorent : telles sont les clés de la conquête du pouvoir.
Il est d’autant plus aisé d’exciter le ressentiment populaire, dont nul ne nie qu’il a des causes bien réelles, qu’en Occident la gauche, hier révolutionnaire, s’est réconciliée avec la démocratie libérale et les règles du marché, abandonnant aux populistes la fonction tribunicienne – à telle enseigne qu’un affairiste milliardaire attisant les préjugés et les peurs se voudra le défenseur de millions de plébéiens laissés-pour-compte par l’élite au pouvoir.
À l’inverse du principe démocratique qui vise à rallier autour d’un consensus minimal une majorité d’électeurs de toutes origines sociales, la grande nouveauté qu’orchestrent magistralement les ingénieurs du chaos est qu’il convient, pour conquérir une majorité politique, non plus d’unir mais de désunir, de dichotomiser, de cloisonner différentes minorités, seraient-elles rivales, pour mieux les extrémiser et, à terme, agréger les mécontents, tous ligués contre un ennemi commun : l’establishment libéral. Tel site défendra les chasseurs, tel autre de la même ferme à trolls les adversaires de la chasse, présentés les uns et les autres comme victimisés, ignorés, méprisés par les pouvoirs en place.
Cette fine dichotomie de chaque internaute, de ses appartenances identitaire, sociale, culturelle, consumériste, rendue possible par la révolution des algorithmes et le big data, permet aux manipulateurs des masses de cibler chacun pour lui transmettre des messages conformes à ses inclinaisons, ses goûts ou ses détestations, selon le but visé : encenser un candidat ou le démolir.
Le résultat est connu : déjouant les pronostics, Trump a été élu une première fois puis une seconde. Un nouvel âge s’enracine au sommet de l’État le plus puissant du monde : l’âge de la déraison, des fake news, des vérités alternatives.
« Les défauts des leaders populistes, écrivait Empoli dans Les ingénieurs du chaos, se transforment aux yeux de leurs électeurs en qualités. Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle corrompu des élites et leur incompétence est le gage de leur authenticité. Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de leur indépendance, et les fake news qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté d’esprit. »
L’auteur s’interrogeait : face aux ingénieurs du chaos, que faire ?
Réponse des optimistes, s’appuyant sur John Stuart Mill : pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des hommes de bien ; s’ils se réveillent, ils en viendront à bout. Réponse des pessimistes : il est minuit dans le siècle, la Raison, depuis longtemps, ne tonne plus en son cratère. Derniers hommes libres avant que le piège ne se referme, cultivons notre jardin.
Le tableau de l’état du monde que dresse aujourd’hui Giuliano da Empoli dans L’heure des prédateurs est plus noir que jamais. L’intelligence artificielle et ses conquistadors surpuissants se sont imposés à la vitesse de la lumière, maîtres souverains d’un nouveau monde sans limites ni lois ; la guerre a refait surface en Europe, au Proche-Orient et ailleurs ; la force, de plus en plus, se substitue au droit ; le chaos s’empare peu à peu de la planète.
Surfant sur la collusion des ingénieurs du chaos avec les démagogues à l’assaut des démocraties, voici venue l’heure des prédateurs, en politique, dans la « Tech », dans la guerre et la paix, ailleurs encore.
Régulé et borné par temps calme par les constitutions, le pouvoir politique en Occident lorgne de nouveau du côté de Machiavel. Loin de l’humanisme sophistiqué et de l’esprit des lois propres aux temps modernes, l’aventurier brouillon, à peine élu, passe à l’action, partant en meute avec les siens à la conquête de l’État de droit pour mieux le démembrer. Une action volontairement irréfléchie et provocatrice, aux fins de redonder l’effet de sidération et de transgression sur lequel repose son pouvoir, tant il tire sa force et son aura de sa posture de va-t-en-guerre. Cela donne la menace invraisemblable d’annexer le Groenland, Panama, le Canada… Coups de théâtre en mondovision, diplomatie armée, passage en force, à la hussarde, unilatéralisme, matraquage des tarifs douaniers, pied de nez aux alliés de toujours. L’hubris est roi ; la force est la seule règle du jeu. Et le bon peuple – loin de considérer que l’État le protège de ses lois, le tenant pour la source de ses maux – d’applaudir à tout rompre Elon Musk faisant des coupes à tour de bras dans la galaxie des agences américaines de feu l’État-providence.
Mais le danger numéro un, aux yeux d’Empoli, ne vient pas tant des démagogues en politique que de ceux qu’il appelle les conquistadors, maîtres absolus de la Tech et de l’IA. Alors que le projet Manhattan pour la bombe atomique puis la NASA pour la conquête de l’espace étaient des programmes gouvernementaux, l’intelligence artificielle en passe de révolutionner la planète est le fruit d’inventeurs privés, libres de toute limite, nouveaux maîtres du monde qui, forts de leur toute-puissance, entendent éliminer politiques, juristes, bureaucrates et tous ceux qu’ils surnomment les Davosiens. Ces banquiers, ces experts, ces économistes, ces gestionnaires du capitalisme financier et autres représentants de la vieille économie d’avant les algorithmes réunis tous les ans en janvier à Davos sont en voie d’être détrônés par les conquistadors libertariens, Marc Zuckerberg et Jeff Bezos en tête.
Car l’intelligence artificielle, martèle Empoli, n’est pas un simple accélérateur de particules. Elle est le pouvoir suprême, absolu. Un pouvoir encore jamais vu dans l’histoire de l’humanité. Sans aucun contrôle interne, échappant à toute instance publique ou supranationale, l’IA dote le premier geek venu d’un pouvoir de destruction réservé jusqu’ici aux États. Une bombe atomique vous ferait-elle plaisir ? Rendez-vous sur ChatGPT. Deux secondes d’attente, SVP.
On en est là ou presque.
Quant à nous, démocrates occidentaux, citoyens du monde, droits-de-l’hommistes old school, en ces années de plomb qui s’annoncent néfastes pour la cause de la liberté, nous sommes comme l’agneau face au boa : fascinés, tétanisés.
Le bon docteur Empoli porte le juste diagnostic mais n’a pas la moindre médecine à cet effet dans sa trousse de secours. Il est vrai que si ce remède miracle à la folie et au génie des hommes existait, il y a longtemps qu’on l’aurait trouvé.
Gilles Hertzog
Je suis entièrement en accord avec cet aritcle