Tom O’Horgan – Lorsque je montai ton Architecte ici, à New York, ou La Vierge Rouge, je pensais parfois à Arthur Adamov : tu le connaissais ?
Fernando Arrabal – Les sandales d’Adamov, sont-elles ce que de lui je me rappelle le mieux ? et aussi son épouse ? Jacqueline-Jackie-Le Bison, « femme fatale » ? comme on disait alors. Femme incompréhensible et dédaigneuse, parce que je ne l’ai jamais comprise, et ai-je cru qu’elle dédaignait tout le monde ? Chaque fois que je l’ai vue elle arborait une jupe en cuir noir collante très courte et des bas résilles. Je l’imaginais dominant son auteur-mari-écrivain. Par sa beauté. Par sa langue. Par son savoir. Par son élégance. Par sa voix. Était-elle psychiatre ? Professeur ? Bourreau ? La « Vénus de Masoch » ? C’était, assurément, une énigme pour moi. Et plus encore pour Adamov, le compagnon de son corps et de son âme ? Adamov avait un peu d’aura, mais il a été méconnu de son vivant. C’était tout un personnage littéraire.
T. O’H. – Qu’est-ce qu’elles avaient ces sandales ?
F. A. – À l’époque, et je crois qu’aujourd’hui encore, on ne porte pas de sandales. Ces sandales étaient-elles très inconfortables ? Elles semblaient monacales. En cuir dur. À larges semelles et de couleur marron très clair. On aurait dit ce qu’on appelle aujourd’hui des « tongs », qui maintenant sont en plastique. Poussiéreuses toujours, ou plutôt comme mouchetées de sable. Elles paraissaient lui martyriser les pieds. Était-ce son châtiment volontaire ? Sa pénitence secrète pour une inavouable transgression ? Que signifiait pour lui cet accessoire indispensable à sa tenue ?
T. O’H. – Il les portait toujours ?
F. A. – Sa fidélité à ce genre de chaussures l’a empêché de remporter le Grand Prix du Festival de Belgrade. Par carambolage Georges Schehadé (un autre dramaturge et poète libanais réfugié en France) a hérité cette récompense imméritée. Arthur Adamov aurait vraiment et réellement mérité tous les trophées. Pour ses pièces de théâtre ses livres sur l’infini, sur l’innocence et sur la faute. Mais le Belgrade démocrate, populaire et yougoslave n’a pas apprécié qu’il ait aussi enfreint le protocole.

T. O’H – Je crois qu’encore maintenant on ne peut pas monter les marches de certains Palais de festivals avec des baskets et encore moins avec des sandales.
F. A. – Nous avons des gardes qui ne badinent pas avec l’étiquette. « Vous êtes comme des enfants » a dit un prêtre égyptien aux Athéniens, selon Platon. Et probablement pour un détail aussi insignifiant.
T. O’H – Tu le voyais à Paris ?
F. A. – Nous nous voyions à la Rhumerie, rue Saint-Germain. Et dans sa modeste chambre d’hôtel rue de Seine. Cellule babélienne. Réduit délabré rempli de livres. De rideaux et de serviettes qui cachaient d’autres mystères. Adamov avait des yeux perdus au fond de deux puits. Très sombres. Il plaisantait, sans grande envie ? En tout cas sans rire. Ce qui de toute évidence le tourmentait tant l’absorbait, il ne parvenait pas à le révéler. La vie était si injuste envers lui. Bien que moins que la réception de ses écrits ? On les publiait au compte-gouttes. Cependant tant d’injustices ne suscitaient que sa résignation. Jusqu’à ce qu’il rencontre soudainement la révolte, l’avenir, les camarades, les chansons, le printemps… Ce qui pour lui fut l’occasion d’un autre sacrifice. Plus douloureux ? L’angoisse qui toujours le dévorait se serait-elle calmée avec des hymnes et des slogans ?
T. O’H – Il s’est occulté ?
F. A. – Relativement jeune, à soixante-deux ans. Il a rejoint « l’empire des morts » volontairement. En se suicidant. La dernière fois que nous nous sommes vus nous avons eu, comme d’habitude, une conversation sans dialogue possible :
« Arthur Adamov – À vrai dire, Arrabal, rien ni personne ne peut m’aider.
F. A. – Mais vous, vous m’aidez : d’une manière étonnante, chaque instant de votre œuvre me pénètre et émerveille… »
Enfin, alors que je m’y attendais le moins, il m’a confié :
« A. A. – Lorsque j’étais petit, en Russie (en réalité dans l’Arménie d’aujourd’hui) j’allais toujours pieds nus à bicyclette. Je le faisais exprès pour souffrir. Pour que les pédales me fassent saigner. »
