Il est passé par ici,
Il repassera par là,
Il court, il court,
Mais après quoi ?
Sans doute ne le sait-il pas lui-même, sauf quand il se retourne pour prendre sa plume et retrouver sa solitude. Comme une promesse faite à lui-même, celle de ne pas s’oublier, de ne pas oublier d’où il vient, de ne pas oublier ceux qu’il a aimé et qui l’ont aimé.
Un bon écrivain écrit toujours le même livre, dit-il ne sachant pas qu’il écrit lui aussi toujours le même livre. Non pas pour exister mais se sentir vivant, loin des turpitudes d’un monde qu’il ne comprend pas, mais dont il est bel et bien le contemporain : « celui qui sait voir les ténèbres, percevoir l’obscurité, sans être aveuglé par l’évidence de la lumière » selon Giorgio Agamben.
Être le contemporain de son époque exige de pouvoir s’en extraire ; Virginia Woolf réclamait une chambre à soi, Jean-Paul Enthoven plus ambitieux, a opté pour une maison dévouée à cette seule activité. Écrire pour dialoguer avec soi et avec le monde, mais aussi le repeupler avec ces chers disparus. Un projet à la fois égotiste et un peu fou, mais qui est peut-être la seule sagesse de l’écrivain. Œuvrer avec les morts pour célébrer la vie : c’est bien à cela que s’emploie notre joyeux mélancolique qui a su tirer les enseignements de Proust et de Spinoza, mais aussi de ceux qui ont croisé sa route. Et ils sont nombreux parmi les écrivains.
Jamais trace de nostalgie ou encore de jugement quand il évoque les mondanités germanopratines du milieu littéraire qui jalonnent sa vie car elles donnent lieu à de véritables rencontres : les portraits de Cioran ou encore de Kundera, sans oublier Florence Malraux, sont saisissants de vérité et poignants. Chacune est une épiphanie, aussi intense qu’éphémère, qui en amène une autre pour composer un tableau presque pointilliste que le lecteur découvre et explore. Au fil des pages se dessine le visage en creux du narrateur : un homme en quête du temps qui passe.
Ni autofiction, ni journal, ni roman, ni confession, ou encore méditation, ses textes inclassables peuvent être lus comme des chroniques anachroniques qui génèrent ainsi un troisième temps : celui où se gravent les cicatrices du temps. J’entends par là ce qui a marqué le narrateur et s’inscrit dans sa conscience dans l’après-coup ; soit des fragments de vie qui seraient demeurés insignifiants si l’écriture n’était venue les raviver. Ce peut être un événement, un rêve, une illusion perdue, un remords (je pense ici à la rencontre ratée avec Romain Gary qualifiée de « bévue »). Le narrateur suit ainsi ses fantaisies, ses enthousiasmes, ses désenchantements, ses énervements, sans se soucier de plaire ; ce qui lui confère une grande liberté : celle de pouvoir se contredire et se perdre pour mieux se trouver.
A travers cet autoportrait en creux – c’est en parlant des autres qu’il parvient peut-être le mieux à parler de lui – Jean-Paul Enthoven nous livre aussi ce qu’il a de plus intime : à savoir son rapport à la langue, et aux écrivains. Ce pourquoi il nous écrit à cœur ouvert. Exercice qui exige une certaine pudeur mais aussi une ascèse : frapper juste, trouver le mot, le détail qui fait mouche et vient sublimer son objet. Tantôt sec et assertif, tantôt ludique et poétique, toujours virtuose et complexe : la délicatesse du style ici, n’est autre que le raffinement de l’âme. Cette parfaite adéquation de l’une et de l’autre fait sans aucun doute la beauté de ce texte. Un mot dont nos contemporains ont sans doute oublié le sens mais qui (re)prend ici ses lettres de noblesse. Auquel on peut aussi lui ajouter celui de bonté, car pour Jean-Paul Enthoven écrire est aussi une éthique du bien-dire et du bien-vivre.