Levinas, mais il est loin d’être le seul dans ce cas, n’est pas le père d’un quelconque « lévinassisme ». Il y a bien des « lévinassiens », mais pas d’école lévinassienne, exactement comme il y a des « schellingiens » mais pas de « schellingianisme », au sens où il y eut un hégélianisme passé à sa postérité, à droite et à gauche. Il se trouve que les « lévinassiens », au-delà de ce qui les attache de multiples façons à la pensée d’Emmanuel Levinas, sont d’obédiences diverses. Que signifie ce paradoxe, partagé par ailleurs avec d’autres philosophes contemporains, Derrida par exemple ? 

Il indique selon moi une chose toute simple. 

Levinas a des disciples, mais il n’a pas fondé de discipline, ce que n’est nullement l’« éthique », ni d’école, et pas davantage de théorie générale. Il n’a pas non plus refondé ou réorienté la morale et sa pensée ne relève jamais de la « philosophie morale » dont il aurait inventé une nouvelle branche ou développé une tendance. 

Alors quoi ?

Me souvenant du verset de Jérémie, 23, 29, je comparerais sa pensée à un roc, et les « lévinassiens » à autant de marteaux qui en font jaillir d’innombrables étincelles. Les marteaux ne sont pas les disciples du roc. Mais il y faut leurs coups renouvelés pour que la pensée jaillisse, en de multiples sens et selon une dissémination renouvelée, comme des « étincelles ». Ce type de rapport – que suggère l’image proposée, et qui vaut ce qu’elle vaut – oblige pour commencer à des délimitations négatives. Selon moi, et il y va d’une démarcation absolument décisive, l’ambition de Levinas n’est pas de fournir une nouvelle étude de l’ethos, une analytique du comportement humain ou encore une investigation de l’intersubjectivité réorientée vers l’altérité. Il ne propose pas de morale, si l’on entend par là un ensemble de prescriptions ou d’injonctions, des lois ou des règles normatives susceptibles d’améliorer les vertus, personnelles ou collectives. Il nous recommande même de veiller à ne jamais être « dupe » de la morale ainsi circonscrite – ce sont les premiers mots de Totalité et infini.

Comme tous les très grands penseurs, Levinas n’a jamais cessé de tourner autour d’une seule pensée, inventée, ajustée, rectifiée, amplifiée, exagérée, reprise, déplacée, retrouvée. Les différentes interprétations de cette pensée en présentent ainsi toutes les harmoniques. Cet effort continu, cette pensée unique et obsessive cernent une tentative infinie, dire le « sens » de « l’humain de l’homme » – expression qui signifie le « non-synthétisable », comme dit Levinas, c’est-à-dire ce qui, de l’homme et dans l’homme, ne se laisse jamais comprendre dans une totalité signifiante. Entreprise extra-morale, donc, dont l’intention n’est nullement anthropologique mais, peut-être, emphatiquement ontologique, « plusontologique que toute ontologie »[1]. Ce que Levinas et après lui quelques « lévinassiens » appellent éthique nomme tout simplement cette pensée tendue, une Ethique de l’Ethique, selon l’expression de Derrida[2], soit une éthique sans loi, sans concept, sans morale, et qui précède sa détermination en lois, en concepts et en morales. 

Il s’agit moins de penser les fondements de la subjectivité, et donc de refonder anthropologiquement ceci ou cela (Levinas ne refonde pas ni ne refond !), que d’en remonter le cours vers son archi-origine en suivant l’axe incertain du rapport de l’homme à l’homme. L’éthique lévinassienne pense ce rapport sur le mode de la rencontre, de l’inattendu, de l’événement, d’une effraction, et plus radicalement encore, par voie de conséquence, comme un rapport à l’infini. Le visage, lieu de l’effraction, en est, dans sa dénudation absolue, la trace, soit le non-lieu. Le visage est un métaconcept central de la pensée de Levinas, on le sait, mais son centre est partout et sa circonférence nulle part. Il est indéfinissable, alors qu’il autorise, à partir de lui mais hors de lui, toutes les définitions. Le définir reviendrait à oublier l’infini qu’il signifie et à reconduire une monstrueuse ontologie du visage, qui serait moins ontologique que l’ontologie. En effet, si l’autre est ce qu’il est, c’est-à-dire s’il est défini et quels que soient les contenus de sa définition, s’il est enfermé dans une essence, il n’est plus l’autre, il est ce qu’il est, il est son être. Ce ne sont donc jamais des propriétés étantes, des propriétés qui sont et qui font l’autre, en son altérité de sujet singulier, mais son visage en tant que nudité « sans qualités », sans êtreidentifiable. 

Quelque chose d’inédit se produit alors : si autrui, le tout autre, le premier venu, c’est bien l’autre homme, cette expression, l’autre homme, ne peut vouloir dire qu’une déhiscence asymétrique inouïe. L’autre et moi, le visage et l’abaissement où il me tient depuis sa hauteur, nous ne sommes en aucune façon des exemplaires d’un même genre, deux individus égaux et indifféremment situables dans une relation de symétrie en miroir. Autrui n’est pas un homme, si je puis dire, l’autre homme n’est pas un homme, comme moi je suis un homme, comme lui ou elle ou eux sont des hommes. Par où l’on voit que la pensée lévinassienne n’est pas un humanisme, elle est même, philosophiquement, un anti-humanisme – point sur lequel les lecteurs et les lectures de Levinas divergeront peut-être, et cette divergence ou d’autres encore sont constitutives des lectures qui séparent entre eux les lecteurs de Levinas. 

C’est sur cette ligne de pli de l’humanisme et de l’éthique que s’énonce l’objection que la morale, humaniste, adresse au duo éthique, scénarisé en quelque sorte par la pensée de Levinas : comment faire droit aux hommes, à tous les autres hommes, à tous ces « tiers » auxquels ma soumission au visage singulier d’autrui fait forcément violence ? La requête morale opposée à l’éthique n’est ni illégitime ni irrecevable, mais elle ne peut se soutenir que dans l’après-coup de l’immémorial éthique. Autrui est en effet incomparable, non-interchangeable, il ne se donne que depuis la singularité irréductible et unique du moi, du moi que je suis moi et seulement moi en tant que cette place est incessible. C’est cette relation, qui n’en est pas une, que Levinas appelle éthique. 

En défaisant toute réciprocité, toute réversibilité et toute isonomie, l’asymétrie signifie que d’un point de vue éthique le « rapport à l’autre » ne se laisse pas médiatiser. Il ne transite pas par des médiations qui le rendraient intelligible et relatif, c’est-à-dire pris dans une relation entre des termes. Il ne le peut pas car l’autre se tient dans un absolu et une absolution où je n’ai pas part. Levinas parle d’un rapport/non-rapport entre moi et l’autre. Au sens le plus fort, il n’y a pas de relation où chacun serait relativement à l’autre, où moi je serais possiblement l’autre de l’autre et l’autre un autre moi, le fameux alter ego. Il y va bien plutôt d’une exposition, d’une dénudation et de l’impossibilité absolue d’échapper à l’appel d’un visage, que j’y réponde ou m’y dérobe. Il y va d’un dés-inter-essement structurel du sujet, de la défection de son être, c’est-à-dire de son intérêt, puisqu’intérêt, comme le remarquait Hegel, longtemps après le inter homines esse des Romains, signifie inter-être, être dans ou parmi. Un sujet, c’est un être qui se défait de sa condition d’être. Être humain, être un sujet humain, ce n’est pas être un être parmi les êtres, un être dans l’être, un être de plus, une classe dans une ontologie générale ou une région de l’être. Être un sujet, pour le moi désitué, destitué, déposé, c’est n’avoir pas lieu dans l’être, de lieu où être-chez-soi, c’est nomadiser l’être en son entier.

A proprement parler, la pensée de Levinas, au moins dans son assomption, dans Autrement qu’être, n’est pas une philosophie de l’altérité. Elle emporte plutôt une pensée de la subjectivité en sa structure répondante, « autre dans le même », altéré du dedans par le visage, « responsable » dit la langue hébraïque pour nommer cette altération (aharayout). Je suis mis en question, à la question, par ce visage qui m’obsède, le moi est traversé par l’autre et cette transverbération fait sa structure. On peut comprendre qu’il y ait une violence de l’éthique chez Levinas, et pourquoi il est aussi un penseur de la violence. Dans la relation éthique comme rapport/non-rapport, ce qui apparaît fait violemment événement, bouleverse les structures de tout apparaître, c’est-à-dire le bon ordre du monde, et dérange évidemment, au sens le plus fort, ma subjectivité de sujet puisque cet apparaître qui déstabilise toute apparition m’oblige à répondre ou à ne pas répondre. Dans tous les cas, je suis obligé d’une obligation qui ne commence pas en moi. C’est moi qui commence après cette réponse ou cette non-réponse. La subjectivité, transie par l’autre qui transperce son même, est structurée comme ayant-à-répondre. Cette structuration en amont de tout moi rend l’usage même des termes « subjectivité » ou « réponse » délicat et leur maniement parfois embarrassé. Le « sujet » peut bien « répondre » ou ne pas « répondre », on l’a dit, mais il n’y va pas d’un choix car il n’est pas libre d’entendre ou de ne pas entendre l’appel. La réponse précède la question, comme dit Levinas, un faire qui ne procède pas d’une décision autonome engage le déploiement de l’interrogation. L’avoir à répondre, immémorial, vient de très loin, bien avant les questions que je peux me poser sur les raisons pour lesquelles j’ai répondu ou je n’ai pas répondu. Et souvent, lorsque j’en suis à peser le pour et le contre, il est déjà trop tard, le temps de la réponse a passé, le temps de la pensée et de la pesée est venu l’abolir.

La « relation » éthique est structurellement prise dans l’asymétrie. Ethique veut dire asymétrique. Autrement, on changerait de registre. Ou bien en symétrisant et en égalisant, on saute dans la politique au sens le plus déterminé du terme, dans la sphère de la Justice, comme dit Levinas, où tous les autres sont des autres comme les autres. Ou bien, en inversant asymétriquement l’asymétrie, on se retrouve confronté à un renversement anti-éthique de la relation, soit dans une situation tout à fait concrète où je, individu ou communauté, dirais : l’Autre, c’est Moi. L’asymétrie éthique est donc l’indicatrice de ce qu’elle n’est pas et appelle, une politique juste, et en même temps du péril extrême qu’elle comporte, un différentialisme injuste. Les positions irréductiblement dyssymétriques qu’elle structure impliquent des requêtes pratiques à quoi le sujet se trouve assigné. 

Dans son étude du temps racinien, Roland Barthes suggère que « la symétrie est la plastique même… de l’échec, de la mort, de la stérilité ». Et il ajoute en note : « sans vouloir forcer la comparaison entre l’ordre esthétique ou métaphysique et l’ordre biologique, faut-il cependant rappeler que ce qui est l’est toujours par dissymétrie ? “Certains éléments de symétrie peuvent coexister avec certains phénomènes, mais ils ne sont pas nécessaires. Ce qui est nécessaire, c’est que certains éléments de symétrie n’existent pas. C’est la dissymétrie qui crée le phénomène” (Pierre Curie) »[3].

L’asymétrie éthique est une sorte de pléonasme. Elle se décline de multiples façons. L’Autre diffère dans sa différence, Moi je suis tenu à la non-indifférence. L’Autre appelle, Moi je réponds, je ne peux pas en tout état de cause ne pas entendre l’appel. L’Autre a, est, un visage, Moi je suis subordonné à cette extrême fragilité du visage de l’Autre. L’Autre se trace dans la transcendance de ce visage qui excède toute matérialité sensible, il est « plus proche de Dieu que Moi », Moi je réponds à cette transcendance par l’immanence d’une aide matérielle immédiate : vêtir, nourrir, loger, accueillir – autrement, si je réponds à la transcendance de l’autre par ma transcendance de sujet, je tombe dans « l’hypocrisie du sermon » en méconnaissant gravement « la sincérité de la faim et de la soif »[4].

L’idéologie humaniste et, avec elle, le modèle transcendantal de la liberté sont radicalement mis en doute par cette pensée éthique. Choisir sa liberté, est-ce un choix libre, demande avec insistance Levinas ? Si mon unicité de sujet réside en ma responsabilité extrême pour l’autre homme appelant, et si en cette unicité irremplaçable je ne peux en aucune façon me dérober ou m’en décharger, ma liberté (mais est-ce encore de cela qu’il s’agit ?) se tient paradoxalement à la pointe ultime de « mon » hétéronomie. La réponse éthique n’est aucunement de l’ordre d’une obéissance. On obéit à une loi, à une institution, à un supérieur hiérarchique, à une fonction, et jamais à une personne dont, précisément, l’obéissance ne doit pas faire acception pour autant qu’elle est réglée par le consentement préalable à un code de conduite substantiel. La responsabilité éthique décrit tout au contraire un type de situation où les limites de la règle et le cadre de la prescription doivent être excédés sans même qu’il le veuille par le sujet répondant. Il lui faut dans l’instant inventer la règle de ses actes ou, plus exactement, agir dans la « prise » en devançant toute règle. Par l’impossibilité de toute substitution et de toute délégation, par l’assignation qui me tient à l’instant éthique de la réponse, et par là seulement, mon soi est unique. 

« Être libre, c’est ne faire que ce que personne ne peut faire à ma place »[5]. Cette liberté d’unicité permet de comprendre que la parole éthique n’est possible et tenable que pour le soi de la première personne. Son extension et son universalisation sont barrées, d’emblée. Si le sujet moral kantien se soumet à un commandement qui est celui de la raison en tant qu’elle s’impose à travers la loi morale et indépendamment d’autrui, pour Levinas il y va de tout autre chose que de l’autonomie de la volonté. Il y va au fond d’un rapport à l’extériorité. Le devoir moral inconditionnel ne me vient pas de la volonté raisonnable, mais de la résistance que m’oppose le visage. La possibilité de l’éthique ne procède nullement de la soumission de la volonté à la loi de la raison comme faculté de l’universel, mais depuis le fait inaugural et hétéronome de la parole du visage. La loi résulte d’une facticité : je rencontre autrui, le visage parle.

Dès lors, face au visage, « on parle ou on tue », comme écrit lapidairement Blanchot. Ce qu’un sujet dit, pose, pense, fait, provient d’un Dire antérieur à tous les signes, les gestes, les significations dont il peut se croire illusoirement l’auteur autorisé, et où il croit contempler l’origine de soi – au sens où, dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote décrit l’effet de la dispensation de bienfaits autour de soi. C’est ce registre que Levinas a thématisé comme pré-originel ou an-archique : « La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision. La responsabilité illimitée où je me trouve vient d’en-deçà de ma liberté, d’un “antérieur-à-tout-souvenir”, d’un “ultérieur-à-tout-accomplissement”, du non présent, par excellence du non-originel, de l’an-archique, d’un en-deçà ou d’un au-delà de l’essence. La responsabilité pour autrui est le lieu où se place le non-lieu de la subjectivité »[6].

Le sujet est toujours déjà bouleversé, il est structuré comme bouleversé, si je puis dire, sans quoi nul sujet n’adviendrait jamais comme « autre-dans-le-même ». S’il en allait autrement, chrono-logiquement (premièrement un sujet ; deuxièmement sa déstabilisation), le bouleversement effectif, empirique, ne serait ni possible ni pensable. Je songe ici à une objection qu’on a adressée à Levinas (Ricoeur par exemple) : pour répondre d’autrui ou à autrui, ne conviendrait-il pas d’abord que je me prenne en charge, que je m’assume moi-même, à la façon authentique du Dasein heideggérien, pour ensuite me tourner vers les autres ? Levinas y répond en jetant un très fort soupçon sur ce modèle de la réciprocation successive et de l’entre-conditionnement chronologique. Puis-je vraiment répondre, au sens d’une responsabilité éthique, très différente de la responsabilité d’imputation ou de la responsabilité pénale, au sens d’une subjectivité structurée comme ayant toujours-déjà à répondre, si je commence ou crois commencer par répondre de mon être, de ma substance et de ma subsistance ontologiques ? L’objection ne revient-elle pas au contraire à « s’argumenter un peu », selon une expression de Rousseau[7], pour répondre rationnellement de sa non-réponse éthique ? Tel est d’ailleurs le motif de la distance prise par Levinas avec les philosophies morales ou avec les diverses variétés du moralisme. Toutes, elles consistent à penser des devoirs et à les penser comme une croûte qui s’agglomèrerait autour d’un noyau d’être insécable, le sujet. Le sujet n’est pas, il n’a donc pas de noyau, moral ou pré-moral. La subjectivité du sujet, au contraire, c’est une fission de soi, une perte, une ouverture infinie. Le sujet ne conduit pas sa démarche vers l’autre, il n’en prend pas l’initiative, il n’en a pas la bonne volonté – il n’est pas bon volontairement. Il est conduit par sa dérive vers l’autre. Et même s’il s’y refuse, comme le « philosophe » de Rousseau, ce refus est encore l’indice de cet avant-soi qu’est l’avoir-à-répondre. Et le meurtre lui-même, dans son extrême banalité et sa déconcertante facilité ontologique, est encore le signe d’une impuissance rageuse devant le visage. 

La topologie de l’asymétrie qu’invente Levinas me paraît extraordinairement féconde et précieuse. Elle offre des stimulations nouvelles pour penser les domaines qui sont contigus ou superposés à l’éthique, la politique ou l’amour. 

La topologie de l’asymétrie est radicalement extrapolitique : ce qui vaut dans une relation à deux ne saurait régir un ensemble modulé de relations multiples, et inversement, sous peine d’une confusion périlleuse, voire d’un terrible désastre. 

Dans une relation à deux où s’investissent affects et sensibilité, s’engagent une disproportion, un écart, que Levinas a fortement thématisé comme asymétrie. L’autre qui me fait face, dans sa singularité extrême, ne saurait évidemment s’interchanger : il est irremplaçable en son unicité. Personne ne saurait s’y substituer. La relation qui se produit dans un face à face n’est pas universalisable, pas plus qu’elle ne saurait donner lieu à une réciprocation. Elle est exclusive et excluante. 

L’amour, dont Levinas se méfie parfois, comme bien des philosophes, et qu’il ne pense pas en soi, peut cependant, grâce à lui, grâce à son invention topologique de l’asymétrie, être mieux pensé – avec lui, hors de lui. L’amour est un séparatisme, une dissidence face au monde commun : « l’amour est toujours une affaire entre deux personnes, il ne connaît que le Je et le Tu, il ignore la rue », écrivait Rosenzweig. La « loi » de l’amour, c’est qu’« il n’a jamais connu de loi », comme chante la Carmen de Bizet. On ne saurait exiger qu’il soit « juste », c’est-à-dire égal, symétrique, et ne faisant pas acception de la personne. On ne saurait en faire une revendication politique citoyenne. « L’amour pour tous » n’aurait strictement aucun sens, car l’amour ne relève pas d’un droit mais est entièrement soumis aux aléas d’une rencontre, d’un hasard imprévisible, d’un événement antérieur à toute justice, à toute égalité, à tout contrat. On ne peut évidemment pas faire de l’amour un devoir ou une règle impérative qui s’imposerait à tous sans condition. 

Si, sur l’autre versant, la justice est foncièrement étrangère à toute relation duelle, et en particulier à la relation amoureuse, ou aimante, elle ne se laisse guère évacuer pour autant, loin s’en faut. Car devant l’empiricité du duo inégal, elle vient rappeler la nécessité de l’abstraction collective qu’est la symétrie. « Il faut la justice » comme le martèle Levinas : son « il faut » n’est pas d’ordre prescriptif et il ne désigne pas davantage une nécessité logique ou ontologique. Il la « faut », la justice, parce qu’elle est toujours déjà là comme une requête irrépressible, conditionnant jusqu’à la vérité. Cernant et concernant le duo, tous les autres, ceux que Levinas appelle les « tiers », crient justice puisqu’ils sont exclus d’une relation où je suis pris et où ils n’ont aucune part : je ne les « aime » pas, je ne peux pas « aimer » tous les autres, ce serait une trahison pure et simple de l’amour singulier qui me tient. Mais ils crient justice, ils crient qu’« il faut » la justice pour eux. Ils mettent ainsi en question l’amour même qui est le mien. Je ne suis donc jamais quitte de la quête de justice. Je n’en ai jamais fini avec les autres de l’autre, tous ceux qui l’entourent plus ou moins spectralement. Mais une fois saisi par la justice qui m’arrache au duo amoureux et me jette dans « la rue », dans la politique – il me faut changer de paradigme, quitter mes repères, retrouver quelque chose comme une règle commune. Car la justice, et plus largement la politique, généralise, elle fait s’équivaloir droits et devoirs, elle exige une réciprocité et engage une égalité, elle compare et compense, elle symétrise partout et toujours. Elle n’a heureusement que faire de l’amour. « Je ne t’aime pas, donc je te traite injustement » serait un propos d’une violence inouïe, dans la bouche d’un juge par exemple. Un être-juste qui ne vaudrait qu’avec ceux qu’on aime ne serait pas juste. Être juste doit aussi valoir avec ceux qu’on n’aime pas, et même avec ses adversaires – c’est à cela, précisément, que se mesure la justice. Alors que l’amour aime, un point c’est tout. L’amour est un événement qui n’a nul besoin de justification.

La politique, elle, s’organise autour d’un principe de stricte « échangeabilité » des personnes : n’importe qui doit pouvoir s’y inscrire comme n’importe quel autre sans qu’il puisse jamais être fait acception des singularités, des distinctions, ou encore de ce qui demeure irréductible à la règle : il s’agit bien au contraire de réduire à ladite règle tout ce qui prétend y faire exception. 

Il y a un point que je n’ai pas abordé dans ce texte, et qui l’aurait certainement mérité, le rapport de la pensée lévinassienne à la pensée juive, talmudique en particulier. Le thème est si vaste et son actualité si brûlante aussi[8] que je ne peux qu’en suggérer certaines harmoniques, de façon elliptique et lapidaire, pour finir. Dans une réflexion sur le roman juif américain, Bellow, Malamud, lui-même, Philip Roth écrit : « être juif… c’est être réceptif, morbidement réceptif aux sollicitations morales d’autrui, et assumer, par une sorte de compassion bourrue et une sensibilité qui frise parfois dangereusement la paranoïa, la souffrance et l’infortune de son prochain… un fardeau… une source d’irritation »[9]. Ces mots ne sont pas du tout ceux de Levinas. Pourtant, ils ne peuvent pas ne pas faire songer à la « persécution » dont parle avec profondeur Autrement qu’être, et à la structure « éthique » de la subjectivité – double détermination de la relation à deux par la matrice asymétrique. Roth en rapporte descriptivement l’affect au judaïsme, à un être-juif. Il ne faut pas se méprendre sur le propos du romancier, au risque de commettre un contre-sens total sur son intention de pensée. Il ne s’agit pas de rapporter cette « réceptivité » à l’autre à une essence, voire à une ethnie – elle les défait au contraire. Elle est une disposition singulière que chacun peut accueillir ou pas, sans aucune distinction d’appartenance collective ou de foi religieuse. Cette façon d’être avec les autres, cette sensibilité paranoïde que décrivent les romans juifs américains dont parle Roth ne sont le propre que des personnages qui les traversent, et des livres qui les montrent, à la façon d’anti-héros éthiques de la littérature, et parfois de victimes non consentantes de l’asymétrie amoureuse. Le devoir altruiste, la compassion comme ce à quoi je suis obligé par un code moral ou un commandement religieux, ne sont nullement répréhensibles, on en conviendra aisément. Mais ils n’ont rien à voir avec l’éthique lévinassienne, on ne le soulignera jamais assez. Cette dernière est un pour-l’autre malgré-soi, un « fardeau » incessible foncièrement hétérogène à tout Sollen. Elle est structurellement afférente à la subjectivité dans sa déhiscence et son altération infinies. On n’échappe pas à cette « source d’irritation » et c’est en cela qu’elle est mille fois « plus ontologique que toute ontologie ».


[1] De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1992, p. 143.

[2] L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 164.

[3] Sur Racine, Paris, Le Seuil, 1963, p. 53. Au propos de Curie, on pourrait ajouter celui de Pasteur : « la vie, telle qu’elle se manifeste à nous, est fonction de la dissymétrie de l’univers ou des conséquences qu’elle entraîne ». Sans asymétrie, sans ce que les physiciens appellent bris de symétrie, sans un événement qui interrompt l’ordre, pas de matière, pas de vie, pas de corps. Les particules, les molécules, les cellules, les organes, ne sont pas symétriques. La vie, c’est l’absence radicale de toute symétrie appelant éventuellement à sa symétrisation. 

[4] De l’existence à l’existant, Vrin, 1990, p. 69. Cf. G. Bensussan, « Humanismo, materialismo e politica em Levinas » in E : Revista Etica et Filosofia Politica, XXII, junho de 2019.

[5] « La Révélation dans la tradition juive » in La Révélation, collectif, Bruxelles, 1977, p. 68 (texte repris in Au-delà du verset, Minuit, 1982).

[6] Autrement qu’être…, éd. cit., p. 24.

[7] J’emprunte l’expression et l’argument à Rousseau qui pressentit fortement combien l’appel précède la raison : « Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine… » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes in Œuvres Complètes, Paris, Le Seuil, II, p. 224).

[8] Je me permets de renvoyer à « Levinas, Derrida : un tournant juif de la philosophie ? » in Prospettive filosofiche dell’ebraismoa cura di B.Giacomini e L. Sanò, Paradosso, Padova, n°1, avril 2019. 

[9] Pourquoi écrire ?, Gallimard, 2019, p. 199.

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