Il ne sera question, ici, ni de « droite » ni de « gauche ». Ni de revanche du « peuple » contre les « élites ». Ni même du kitsch trumpien, stade ultime de la vulgarité, du nihilisme et de la décomposition politiques. Mais de trois grandes questions posées au nouveau président et dont la réponse peut, chaque fois et, à plus forte raison, s’il tente de les régler ensemble, nous faire basculer dans un monde nouveau et potentiellement désastreux.

La question de l’Europe. Les États-Unis c’est, originairement, l’Europe en mieux. Le projet américain, au temps des pères fondateurs traversant la rivière Atlantique avec, entre les mains, L’Énéide de Virgile, était de recommencer l’Europe comme Énée, en fondant Rome, prétendait recommencer la splendeur de Troie. C’est ce fil d’or, ce lien de vie, de mémoire et de beauté, cette reprise de l’Europe en terre américaine, qui constituent ce que l’on appelle l’Occident. Barack Obama, c’est vrai, fut le premier à paraître rompre le fil en proposant à son pays de cingler vers cette nouvelle frontière qu’est l’Asie et que l’on semblait ne pouvoir atteindre qu’en tournant le dos à l’Europe et rebroussant, pour ainsi dire, chemin. Mais Trump va plus loin. Il prétend accaparer le Groenland. Il traite ses alliés européens et, d’ailleurs, canadiens avec une brutalité que ne lui connaissent pas ses adversaires. Et il semble réellement penser, lorsqu’il évoque l’avenir de l’Otan, que le temps n’est plus où la nouvelle Europe avait, avec Wilson, puis Roosevelt, le devoir sacré de venir en renfort de son aînée dans la guerre de civilisation imposée par le nationalisme allemand, puis le nazisme. Que cela se confirme et l’Amérique « great again » n’aura de grand que les postures et les rodomontades. Et c’est l’idée même d’Occident qui, par-delà les considérations sur un partage plus équitable des dépenses militaires, volerait en éclats.

L’Ukraine. Cette guerre existentielle pour la France, l’Europe et, aussi, les États-Unis confrontés à un homme, Vladimir Poutine, qui n’a jamais fait mystère de sa volonté d’humilier notre système de valeurs. Je sais bien que le président sortant a parfois donné le sentiment de soutenir les Ukrainiens comme la corde soutient le pendu. Et j’ai pu moi-même vérifier, dans les trois films documentaires que j’ai consacrés à cette guerre, comme il dosait très exactement son aide afin que Zelensky tienne bon mais sans, pour autant, l’emporter. Imaginons que Trump aille plus loin. Supposons qu’il mette en œuvre son projet de conclure cette guerre « en vingt-quatre heures ». Cela voudrait concrètement dire que les envoyés de Trump ficelleraient un « deal », à prendre ou à laisser, où chacune des deux parties serait sommée de céder sur une part de son désir. Ce plan ne fonctionnerait pas. Zelensky, quand bien même il se résignerait à lâcher les terres historiques (Donbass, Crimée) envahies par l’armée russe, en serait empêché par une majorité de concitoyens objectant que tant de douleurs, de sacrifices, de sang versé, ne peuvent pas se solder par cette prime donnée à l’agresseur. Et, surtout, pareils compromis et signe de faiblesse n’auraient pour effet que d’encourager tous les autres empires, notamment en mer de Chine, à pousser leur avantage. Permis d’agresser. Permis de tuer. Permis de modifier, partout, à la force des canons, les frontières héritées des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce cela que l’on veut ?

Et puis, enfin, Israël. On se réjouit – ô combien ! – du retour des premiers otages. Mais Israël avait, dans cette guerre, deux objectifs. Celui-ci, bien sûr. Mais aussi la mise hors d’état de nuire du Hamas. Sa capitulation sans condition. Le sort réservé aux hitlériens après la chute de Berlin. Celui d’Arafat avec son exfiltration sans gloire, en 1982, sur un navire ami, du Liban vers la Tunisie. Ou encore Al-Qaïda en Afghanistan, puis Daech à Mossoul, privés de leur aura dans le monde arabo-musulman et au-delà. Or en sommes-nous là ? Quel message les terroristes survivants adressent-ils au monde quand, au moment de l’échange entre otages israéliennes et criminels de sang palestiniens, ils pavoisent, crient victoire et posent aux résistants qui ont triomphé, sur le fil, de Tsahal ? On attend, là aussi, le plan Trump. On aimerait connaître le compromis historique bâclé qu’il aurait imposé, dit-on, à Benyamin Netanyahou. Et on tremble à l’idée que son « art du deal » le conduise, là aussi, à trahir Israël pour complaire, par exemple, à ses alliés et partenaires saoudiens. Ce serait, pour l’Occident, mais aussi pour la région, une catastrophe sans mesure.

Un dernier mot. Trump n’a plus, cette fois-ci, le droit constitutionnel de briguer un nouveau mandat. En sorte que les flonflons, paillettes et démonstrations de force de la cérémonie d’inauguration n’auront qu’un temps. Et, si étrange que cela soit, le jeu combiné des institutions, du Spectacle et de l’approche spéculative qui est devenue, en toute chose, celle des Américains ne tardera pas à la faire apparaître, lui aussi, comme un lame duck, un « canard boiteux », autour de qui s’affronteront les ambitions du jour d’après. Qui l’emportera, dans les jeux de cour à venir, des libertariens, adeptes d’un dark enlightement fascisant, ou des nostalgiques de Grand Old Party et de l’exceptionnalisme américain ? C’est une autre grande question.

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