Houris de Kamel Daoud
Auteur engagé, parfois controversé, Kamel Daoud revient sur la scène littéraire avec Houris, un roman qui évoque le traumatisme de la « décennie noire » en Algérie. Or, de cette horreur vécue, il est aujourd’hui interdit de parler. C’est justement sur ce silence que Kamel Daoud cherche à revenir à travers le personnage d’Aube, une jeune femme muette, mutilée par les islamistes lorsqu’elle était enfant, au cours d’une attaque qui a conduit à l’assassinat de toute sa famille. Mais plus encore que l’évocation de la guerre, Houris rend hommage aux femmes algériennes, femmes que l’on cherche trop souvent à faire taire, comme cette narratrice, symboliquement si bien choisie. Ce silence imposé aux femmes nous fera tristement penser au sort des Afghanes, que les Talibans veulent désormais contraindre à garder le silence dans l’espace public, en plus de ne pas avoir le droit de se déplacer seules, sans un homme à leur côté.
Lire l’article de Suzanne Azmayesh.
MANIAC de Benjamín Labatut
MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle devait permettre de résoudre rapidement des calculs complexes afin de réaliser une bombe à hydrogène. MANIAC est l’histoire de l’évolution. De l’évolution de la pensée du siècle dernier, de l’abstraction couplée à la physique théorique, puis appliquée, pour aboutir aux algorithmes. C’est, pour le moins, vertigineux. Et c’est, à la fois, réjouissant et angoissant. Il y a du Borges chez Labatut, cette minutie apportée au récit, cette capacité à relier entre eux des événements, des personnages, qui à première vue nous semblent éloignés. Un art du labyrinthe, peut-être. Mais il y a aussi, et surtout, chez Labatut, un sens du romanesque, et une alacrité certaine à aller débusquer dans le réel de l’Histoire quelque chose qui dévie, qui bouscule la pensée, qui force à envisager d’autres angles de lecture. Quelque chose de très humain.
Lire l’article de Christine Bini.
Une Famille un film de Christine Angot
C’est l’histoire d’un pied dans la porte. Et cette porte, c’est celle de l’appartement bourgeois, près de Strasbourg, où vit encore la veuve du père de Christine Angot. C’est ainsi, en mettant un pied dans la porte, comme on débarque par surprise, qu’Angot va rentrer dans la maison de son père et démarrer son premier film, Une famille. Action ! Tout commence lorsqu’Angot se tourne face caméra et incite l’équipe du film à la suivre. Hésitation, on y va, ou pas ? C’est aussi le spectateur qui est convoqué. Entrez, entrez ! Intime Angot. Ordre, invitation qui n’est pas sans évoquer le titre de Sarraute, Ouvrez ! Nous ne sommes pas seuls cette fois-ci, nous sommes une équipe, nous avons une caméra… Voyons ce qui se passe derrière cette porte, derrière ces mots, derrière ces « Non, non Christine ! » de la veuve. Car c’est aussi sans crier gare que l’inceste se produit dans les familles. Cet « Entrez », signe une nouvelle ère, un changement de paradigme. Plus personne ne tolère, aujourd’hui, que l’inceste soit une question privée, une affaire de famille. L’inceste concerne tout le monde, victime directe ou pas, et c’est ce que va donner à voir, de la manière la plus précise, ce film.
Lire l’article de Carole Fives.
Nous nous verrons en août de Gabriel Garcia Marquez
Dix ans après sa mort en 2014, un manuscrit posthume de Garcia Marquez paraît à l’international. C’est un événement éditorial. Nous nous verrons en août est l’histoire d’une femme mariée, cinquantenaire, toujours éprise de son mari et réciproquement, qui ne se sont jamais trompé. Elle se rend chaque année en août dans une petite île des Caraïbes sur la tombe de sa mère. Au bar de son hôtel, son regard croise celui d’un homme de son âge, bien mis, intimidé, à qui, soudain, sans comprendre ce qui lui prend, elle intime de la rejoindre dans sa chambre. Une nuit torride s’ensuit. Le même scénario brutal, ardemment rêvé, craint et désiré tout au long de l’année, va se répéter d’août en août avec différents inconnus. Pourquoi sa mère tenait-elle par-dessus tout à être enterrée dans cette île, dans ce cimetière ? Juste pour dominer la lagune et contempler la splendeur du monde ? Pourquoi revenait-elle plusieurs fois l’an dans l’île, alors qu’elle se savait condamnée ? L’aurait-elle précédée dans l’art délicieux et mortel des amours clandestins ?
Lire l’article de Gilles Hertzog.
Deuxième Vie de Philippe Sollers
Ce livre posthume, s’il est une puissante mise en abyme de l’œuvre de Sollers, est également une démonstration savoureuse de sa personnalité. Le Sollers de l’érotisme, le Sollers qui n’aime pas le cinéma, le Sollers plein d’humour. Le Sollers qui, contre les idées reçues, aime les femmes, tout en osant critiquer, sans détour, les dérives d’un certain féminisme extrémiste. Le Sollers qui vilipende toute censure, dénonce la bêtise contemporaine : « Le Gros Animal qu’est la société contrôle très efficacement la censure qui convient à son règne historique de bêtise ». Sollers en antidote de la « connerie conformiste » et qui se prend comme autant de « pilules de vivacité » porteuses de cet « instinct de gratuité qui anime un enfant éveillé ». Son écriture « n’(a) ni but ni raison », « (a) lieu uniquement pour avoir lieu ». Elle est ce don en tous sens, cette parole qui, alors semblable à l’enfant, parle simplement pour parler. C’est dans ce pur évènement qu’a lieu l’éternité. C’est pour cela qu’on ne peut oublier Sollers, et qu’il a sa Deuxième Vie.
Lire l’article de Manon Grimaud.
Comment ça va pas ? de Delphine Horvilleur
Dans cet essai écrit à chaud et dans la douleur lucide, Delphine Horvilleur revient sur ce « mystère » d’une haine millénaire des juifs. Elle la situe du côté de l’origine, d’un besoin fondamental et universel : « encore et toujours tuer le père ». C’est ce retour brûlant de la malédiction et des massacres aveugles que Delphine Horvilleur, la célèbre rabbine libérale, s’est pris en pleine figure après le 7 Octobre, comme tant des siens, qu’ils soient religieux ou pas, croyants ou athées, ashkénazes comme sépharades, israéliens ou en diaspora, et, au-delà, qu’ils soient juifs ou non juifs : « Ça recommence ». Fin du « plus jamais ça » ? Elle s’était raconté des histoires, elle s’était persuadée que tout cela n’arriverait plus, que sa génération serait à l’abri des menaces. Alors, paranoïa ou pas ? fantôme de la peur ancestrale ? retour du refoulé ? réverbération du passé ? Qui n’est pas héritier de cette peur ne peut comprendre, affirme Delphine Horvilleur pour qui « l’incompréhension est partout autour de nous. » Comment faire confiance ? Et comment faire que la confiance l’emporte sur le désespoir ?
Lire l’article de Gilles Hertzog.
Visa de Yann Moix
Yann Moix se livre à un nouvel exercice : l’écriture de l’entretien entre l’un des représentants de la Délégation de la Corée du Nord à Paris, et l’écrivain lui-même qui cherche à obtenir le si difficile visa pour un séjour au pays des Kim. Ce dialogue à bâtons rompus est un objet littéraire singulier et réjouissant, dans lequel nous retrouvons un humour et un art de la formule savoureux, dont il résulte cette parole de vérité propre à toute littérature véritable. Visa pourrait être une pièce de théâtre, avec des répliques cultes, comme les nombreux proverbes du représentant nord-coréen. Nous lisons facilement, nous rions, et c’est Sacha Guitry, un maître de l’écrivain, qui, dans La Mort de Cambronne, qualifie le mieux l’esprit qui y est déployé : « Qui ne tolère pas la plaisanterie supporte mal la réflexion ». Derrière ces joutes verbales, se dégage une profonde réflexion sur l’être du langage.
Lire l’article de Manon Grimaud.
Le penseur des prochains jours. Raymond Aron, ce que nous lui devons d’Alexis Lacroix
La structure de l’étude d’Alexis Lacroix s’articule intelligemment autour de cette temporalité à double sens : chaque chapitre raconte l’histoire personnelle, les actions publiques de l’homme, tout en donnant une perspective contemporaine à ses prises de position politiques. Ni purement une autobiographie ni purement un essai, Le penseur de nos prochains jours, plus qu’il ne dit Raymond Aron, ouvre un passionnant dialogue avec lui, dialogue, qui, lui aussi, reste en suspension à la fin de la lecture – à nous de le reprendre. C’est précisément ce rôle de transmission vivante, de passeur de mémoire, qui impose l’ouvrage d’Alexis Lacroix comme incontournable dans l’héritage intellectuel de Raymond Aron et nécessaire, au regard des thèmes qu’il explore, pour comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui et, surtout, dans lequel nous vivrons demain.
Lire l’article de Bernard-Henri Lévy.
Œuvres complètes, tome 4 d’Emmanuel Levinas
Ce volume restitue depuis les années 1950 l’énorme travail préparatoire qui allait aboutir à la publication de Totalité et Infini, autant qu’il retrace le parcours académique très émouvant dans lequel entre Levinas (1906-1995) à l’âge de 55 ans, puisqu’il soutint sa thèse de doctorat en 1961. Ce volume n’en est pas moins bouleversant de part en part, car assister à l’accouchement d’une œuvre capitale et pour la philosophie et pour sa propre destinée académique à un âge de pleine maturité, déjà bien avancé en termes de carrière universitaire, fait toucher du doigt l’urgence humaine qu’il y a dans ce récit d’une vie et d’une œuvre en train de prendre sa dimension la plus haute. L’ouvrage marque donc un événement non seulement pour les lévinassiens mais bien au-delà d’eux, pour nombre de philosophes ou d’historiens de la philosophie.
Lire l’article de Michaël de Saint-Cheron.
Échec et mat au paradis de Sébastien Lapaque
On sait que Stefan Zweig et Georges Bernanos se sont rencontrés une fois, fin janvier 1942, dans la ferme du second, en haut du chemin de la Croix-des-Âmes, près de Barbacena, au Brésil. Mais qu’ont bien pu se dire ces deux exilés si dissemblables ? Nul n’en a jamais rien su. Alors, Sébastien Lapaque invente. Mieux, il reconstitue. Il a passé des années, que dis-je ? des décennies, à enquêter entre France et Brésil. On entend, dans ce roman vrai, deux grandes âmes tempêter contre l’âge sombre où entre le monde. On y parle d’honneur et de résistance. De la bêtise du nationalisme et des idéologies d’État. Du règne de Satan sur la terre et du triomphe, avec lui, de la robotique fasciste brûleuse de livres. On y adjure les hommes libres de ne plus imaginer que l’on puisse transiger, cesser le feu, s’entendre, avec ceux qui ont déclaré la guerre à l’humanité. On y parle de ce faux « pays neuf » qu’est le Brésil et qui a la grande mémoire, en vérité, de ses peuples métissés. Et puis, bien sûr, la littérature : comment continuer d’écrire quand on fuit les vengeurs de sang ? quand les mots que l’on ouvrage sont comme des fleurs coupées ? faut-il changer de langue, alors ? de peuple ? qu’advient-il d’un écrivain qui n’a plus de public et à qui il ne reste que des amis ?
Lire l’article de Bernard-Henri Lévy.