Est-ce une autobiographie ? Oui, mais au miroir de tant de personnes qui l’accompagnèrent dans son itinéraire que l’écriture de cette vie est – comme celle des nouveaux réalistes – une singularité collective ou les images aux mille facettes d’un kaléidoscope.
Est-ce un film ? Oui, même s’il reste à faire, car c’est un livre hanté par le cinéma : comme dans un film, ce livre se clôt par un formidable générique qui recense tous ceux qui l’ont accompagné dans ce voyage hors du commun dans le domaine public, un générique qui donne rétrospectivement à son sous-titre tout son poids de vérité : seul on va plus vite, ensemble on va plus loin.
Et d’ailleurs, François Barré, déjà très pertinent et impertinent, ne s’interdira pas, lui le jeune énarque, d’écrire aux meilleurs cinéastes que l’on découvrait en 1968 pour leur demander conseil quant à son avenir : Resnais, Godard, Varda, Franju…
Est-ce une psycho-géographie situationniste qui se déplacerait dans le Paris de l’époque et sur tout le territoire national du domaine public en différentes espèces d’espaces à la Perec ? Oui encore, car, comme pour toute psycho-géographie, c’est la liberté qui commande, la reconquête du temps et l’accueil de sa dilatation dans l’espace de la métropole – plutôt que le sentiment de sa fuite, dans la crainte du retard. Et comme c’est le cas de beaucoup d’espèces d’espaces, il faut que celui-ci ait un centre et se déploie de ce centre vers la périphérie.
Sa psycho-géographie situationniste parisienne se déploiera donc selon de tels prérequis, mais aussi à la manière de la Spiral jetty de Smithson, ou d’une suite de Fibonacci, en spirale : elle le conduira de l’extrême centre, les Halles de Baltard, vers le Grand Paris, et ses gares sensuelles (un concept un peu fumeux préconisé par l’architecte Jacques Ferrier, pour servir de cadre à l’aménagement des gares de ce Grand Paris – et que la sagacité de Barré nous permet aujourd’hui de mieux comprendre avec son livre : il s’agit de métamorphoser ou d’éveiller nos sens à la qualité acoustique, chromatique, olfactive, paysagère de ces espaces repensés à rebours de ce qu’ils étaient le plus souvent : de tristes et souvent sinistres lieux de transit, et d’élever notre sensibilité émoussée à la hauteur d’un poly ou néo-sensorium – un intérêt pour les cinq sens qu’il est permis de situer dans une filiation prestigieuse : celle de la métamorphose de notre sensibilité, que, sous l’effet des sollicitations permanentes auxquelles notre attention et notre perception sont soumises dans la métropole, Georg Simmel avait déjà largement décrite[1]).
Plus précisément, la spirale ira d’abord de ce trou des halles, et du musée des arts décoratifs, vers un espace qui n’était alors qu’en puissance : le centre Pompidou, avant de s’élargir du côté de chez Renault à Boulogne-Billancourt, puis sur L’île Seguin avec le projet de François Pinault, vers le Grand Paris et au-delà vers divers pôles artistiques situés en province.
En somme, il y avait deux centres à l’origine de ce parcours, mais cette curiosité originaire s’éclaire rétrospectivement à la lecture de Domaine Public. Comme si ce parcours se déployait de part et d’autre d’une ligne de crête, sur deux faces : l’une concave et l’autre convexe (et en ce sens il s’inscrit dans l’héritage des penseurs et artistes les plus éclairés du siècle dernier et singulièrement d’Eisenstein, qui consacre à cette question un texte d’une rare profondeur, à partir de Rodin et de Rilke, mais une question qui habite toute l’histoire de l’art – et que vient de réactiver la restauration de Notre-Dame-de-Paris avec la découverte de tombeaux et de cercueils de plomb de deux illustres personnages sous le pavement du transept, avec la redécouverte aussi de cette extraordinaire intelligence de la pierre que les bâtisseurs avaient su mettre en œuvre, pour que des voûtes et des croisées d’ogive si haut placées puissent tenir pendant huit siècles sur une très fine et simple pellicule de pierres, subtilement enchâssées et liées les unes autres par du mortier ; une fine couche de pierre qui révèle aujourd’hui les deux surfaces de part et d’autre desquelles elle se déploie, l’une concave et l’autre convexe – c’est toute la question de la forme et de la contre-forme, du relief et du contre-relief).
Car ce livre se présente lui aussi sur une ligne continue et avec une voix singulière – Barré est un écrivain, mais sur deux versants, un livre biface en somme.
Par exemple comme une question permanente adressée à notre temps, quant aux relations difficiles, complexes, fragiles, souvent conflictuelles, qui se sont nouées entre le domaine public et le domaine privé (et que l’aventure des Rencontres de la photographie d’Arles, dont il fut le président, racontée ici des origines à nos jours, permet d’illustrer très précisément dans ce livre).
Tout avait commencé par un grand malentendu, et il avait en effet appris avec Baudelaire, dès le début de son aventure, que « le monde roule sur des malentendus ».
Son classement au sortir de l’ENA le destinait, bien qu’il ne fut pas dans la botte (inspection des finances, cour des comptes, etc.) au prestigieux ministère des affaires étrangères, mais un peu contre son gré, qui le portait plutôt du côté des arts et de la culture (ce qui ne se fait pas avec un si bon classement). Ainsi s’engagea une carrière mouvementée qui le porta d’abord à Bordeaux, auprès de Chaban-Delmas, comme conseiller en communication – lui qui n’a cessé de se méfier des publicitaires, mais qui m’a dit un jour la fascination qu’avait exercée la découverte de Times Square et le recouvrement intégral de cette place par les lumières de la publicité, à la manière d’un all over de Pollock. Rien n’est simple (comme il le rappelle parfois dans son livre).
Mais il s’ennuyait à la mairie de Bordeaux, malgré la découverte de ce formidable appel d’air qu’était le festival SIGMA, et si le Ministère des affaires étrangères avait été en ce siècle comme aux précédents une réserve de grands écrivains et poètes (de Chateaubriand à Claudel), il voulut et put rapidement s’en dégager (non sans mal, car démissionnant à sa demande de la fonction publique, il dut rembourser les coûts de sa formation à l’ENA), grâce à la rencontre de François Mathey – esprit éveillé et prodigieusement inventif à la tête du musée des arts décoratifs, avec lequel il concocta le projet du Centre de Création Industrielle (CCI).
Mais à Paris, et comme s’il avait été l’âne de Buridan, l’attendait un impossible choix à faire entre le chemin qui lui permettrait d’épancher sa soif, et l’autre qui lui permettait de manger. Les deux centres, le vide et le plein (qu’il aurait bien vus n’en faire qu’un de part et d’autre du boulevard Sébastopol), se rappelaient à son existence, car il était embarqué simultanément dans le destin de l’un et de l’autre, dans le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs (c’est dans l’un des pavillons Baltard en attente de démolition que le CCI préparait ou organisait ses premières expositions – dont une étonnante archéologie de la ville, avant de migrer vers le Centre Pompidou).
L’un était donc en creux (comme un reste, une blessure, une béance) et c’était un centre vide depuis lequel, en 1972-73, le monde s’ouvrait simultanément vers le futur et vers le passé, le hors-limite de l’œuvre d’art et de l’artiste, vers l’expérimentation culturelle permanente. Ce trou des Halles qui faisait corps avec l’esprit de mai 68, et dans lequel il éprouverait pour la première fois et définitivement la joie d’une certaine unité plurielle. Les vrais indiens étaient de la partie, avec le film de Marco Ferreri, Touche pas à la femme blanche.
C’est dans ce trou des halles que sa passion de la création prendrait la forme la plus folle, irrépressible, le goût de cette liberté à laquelle il ne renoncerait jamais, au risque que ce parcours ne se transforme parfois en parcours d’obstacles. Il en avait mesuré pleinement et définitivement l’intensité, quand cette liberté avait donné une forme à la contre-culture, par l’organisation d’un contre-concours international d’architecture mis en place en complicité avec de multiples expériences artistiques novatrices, au cœur de ce vaste chantier parisien, pour tenter de sauver ce qui devait l’être et ne le fut finalement pas : les merveilleuses Halles Baltard. En un sens, on peut voir dans cette aventure fondatrice et l’audace de ses protagonistes, et même si elle échoua, un écho de cet étrange aptitude au renouvellement du langage poétique de la ville dans le sens d’une plus grande liberté, qui prit forme au XIXème siècle avec Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, au miroir des destructions créatrices du baron Haussmann, comme si la capitale du XIXème décrite par Benjamin avait su compenser à travers l’invention d’un langage neuf et libre, le spectacle de ses ruines et de ses rues éventrées, qui s’offrait déjà au regard des flâneurs, avant que les badauds ne les remplacent.
L’autre, le centre Pompidou, était une éminence ou une proéminence en lente gestation, une grande idée bientôt logée, comme l’écrirait Francis Ponge, et pointait-elle aussi vers le nouveau, mais dans l’orbe du pouvoir, de la haute culture, de ses chausse-trapes et de ses jeux de chaise-musicales.
François Barré n’y aura jamais été pleinement heureux, car il fut toujours placé sous contrôle des gardiens du Temple : d’abord parce qu’il en fut, et sans ménagement, viré : les expositions très originales de préfiguration qu’il avait conduites en complicité avec François Mathey au sein du CCI, d’abord logé au musée des arts décoratifs, finirent par déranger l’institution et singulièrement Robert Bordaz – elles eurent le malheur de s’intéresser aux objets, aux signes, aux industries, qui formaient le cadre de vie du quotidien et de les questionner – alors même que les avant-gardes, le pop art, ou même le nouveau roman avaient su s’en emparer.
Et ensuite quand il y revint, par la grande porte cette fois, comme président : ce qui aurait pu être alors une récompense du destin, il le vécut comme un étau, car il espérait pouvoir dialoguer sur un pied d’égalité avec cette cohorte de talents souvent mal employées au Centre sur des postes de niveau très inférieur à leurs compétences. Mais la machine du Centre Pompidou était trop puissante – mille personnes, trop bureaucratique. Elle ne le lui permit jamais, et ce jusqu’à son deuxième départ de cette institution – que le président Chirac voulut précipiter pour remplacer François Barré par Jean-Jacques Aillagon.
Mais la chance sourit deux fois à François Barré, et curieusement, en le poussant chaque fois hors des sphères muséales, vers la ville et l’architecture – comme si cette discipline, qui avait été le premier de tous les arts, le rappelait sourdement et régulièrement à la profondeur de temps dont elle émanait.
Et c’est pourquoi François Barré ne s’est jamais contenté de cultiver le nouveau, mais fut aussi un grand défenseur des arts du passé, tel le vitrail, qu’il sut à la fois protéger, conserver, et renouveler par sa science infuse de la commande publique. Il me donna un très beau texte pour un livre, qu’avec Anne-Marie Charbonneaux, nous voulions publier[2], pour souligner ce renouvellement prodigieux de l’art du vitrail, dont témoignaient certains artistes qui œuvraient à la frontière des techniques du passé et du futur pour ouvrir la lumière du présent : Aurélie Nemours et ses rouges intenses et géométrisés à Salagon, David Rabinovitch à Digne, qui avait su se réapproprier l’ancienne technique des cives, et aussi Pierre Soulages dans l’abbatiale de Conques ; avec le maitre-verrier Jean-Dominique Fleury et le concours de Saint-Gobain, ils avaient créé un verre qui se colore subtilement, et comme après coup, dans les blancs plus ou moins ocre rose ; bleu noir, ou pâles à l’unisson et en écho des trois pierres qu’il jouxte – grès rose, calcaire jaune, schiste gris/vert/bleu.
Lors de son premier licenciement du CCI en préfiguration, établissement dont il aurait dû devenir logiquement le directeur une fois celui-ci installé dans le Centre Pompidou, certains hommes éclairés avaient su reconnaître en lui un immense talent et une grande ouverture d’esprit qui le distinguait des bureaucrates. Ils l’avaient invité à venir à Boulogne-Billancourt, chez Renault, pour rehausser le niveau architectural des bâtiments de cette entreprise renommée, et qui, en l’état, faisaient ombrage à sa réputation : l’architecture fut l’occasion d’un premier rebond de François Barré hors des sphères muséales et d’un merveilleux voyage à la recherche des meilleurs architectes de son temps.
Mais il y eut un deuxième rebond vers l’architecture au moment de son deuxième départ du Centre Pompidou.
Tandis que son successeur le pressait de déguerpir du centre en invoquant l’éternelle abnégation que les serviteurs de l’État doivent manifester au regard d’une cause qui les dépasse par sa grandeur, il reçut un appel du ministre de la culture de l’époque, Philippe Douste-Blazy, qui l’invitait à créer et à prendre la tête une nouvelle direction, la direction de l’architecture et du patrimoine. L’État culturel, qui ne l’avait pas ménagé, reconnaissait en lui un défricheur de l’avenir, comme un formidable ouvroir d’espaces artistiques novateurs. C’est le grand récit de ces dernières aventures, qui se décline en une constellation de lieux ouvrant eux-mêmes sur une multitude de nouvelles rencontres – comme un ciel étoilé ou un feu d’artifice[3], qui compose la suite de ce voyage atypique dans l’art et la culture, et qui nous livre les coulisses de ce parcours que gouverne une seule boussole : celle des arts et des savoirs – des poètes et des artisans, des architectes et des artistes, qui sont toujours premiers.
[1] Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, Payot, 1989.
[2] Architectures de lumières, vitraux d’artistes, 1975-2000, Marval, Paris, 2000
[3] Non référencés dans le présent texte : la revue L’architecture d’aujourd’hui, la Grande halle de la villette, la délégation aux Arts plastiques, l’institut français d’architecture, Chaumont-sur-Loire, Arc en rêve, le premier projet de François Pinault sur l’île Seguin.