On imagine sans peine le cauchemar existentiel de celui qui passerait son temps à se souvenir ; c’est sans doute à ce cauchemar que fait référence cette phrase de Kafka, jaillie de son journal : « je suis une mémoire vivante ». La mémoire est donc indissociable du défaut de mémoire. C’est pourquoi notre époque connait une extension numérique sans précédent des supports de mémoire : on a pu le vérifier depuis longtemps déjà avec Google, dont l’usage mondain comme palliatif des trous de mémoire s’est répandu tel un jeu, ou un réflexe conditionné, dans les conversations.

Et cela s’amplifie et va s’amplifier encore avec les développements fulgurants de l’IA, dont le succès de Chat GPT en 2023 constitue un tournant. Cette question de l’extériorisation de la mémoire n’est pourtant pas nouvelle (on en trouve une première expression avec l’apparition de l’écriture dans le Phèdre de Platon), mais elle pose aujourd’hui de considérables et redoutables questions qui appellent des réponses nouvelles.

Pour le dire autrement : face à cet envahissement de supports et de techniques mémorielles sur lesquelles nous nous déchargeons à si bon compte (de Google au GPS, et aujourd’hui l’intelligence artificielle et les chatbotsconversationnels), les sociétés actuelles paraissent pétrifiées, partagées entre l’hypermnésie (le trop plein de mémoire, la saturation ou la surcharge cognitives), et l’amnésie (la crise de la transmission, la rupture des liens intergénérationnels, le présentisme radical), malgré leurs efforts en matière de « devoir de mémoire », expression qui n’est le plus souvent qu’un vain mot, destiné à rester lettre morte dans les collèges, les lycées, ou les discours politiques. 

Gilles Hanus a montré récemment dans ses reliefs de la mémoire (Liber, Montréal, 2022) la formidable liberté qui régit les relations entre la mémoire et l’oubli, et dont les trous de mémoire ne sont pas tant le symptôme que la condition : cette liberté est tout entière à l’œuvre dans les jeux de l’hypermnésie et de l’amnésie. 

Loin d’être ce handicap dont souffriraient nos contemporains (à l’échelle individuelle mais aussi collective), l’amnésie constitue en effet une formidable réserve d’inventivité : car cette discontinuité de la mémoire individuelle ouvre au contraire l’horizon de la vie humaine a l’expérience du savoir et de l’apprentissage (en quoi celle-ci se distingue cependant, selon Emmanuel Levinas de l’historiographie et de la mémoire collective qui exigent quant à elles la continuité pour s’inscrire dans cette totalité narrative qu’est l’Histoire).

Le savoir, la connaissance ne procèdent pas tant d’une forme d’accumulation (et la montée en puissance des technologies de la communication et du calcul contribue au contraire à l’essor de cette vision cumulative du savoir) – dont l’une des modalités serait l’apprentissage par cœur – de ces objets de connaissance, qu’il suffirait de rappeler à l’esprit pour qu’ils surgissent comme autant de souvenirs intacts, que d’une forme d’inventivité. Ainsi, les grandes œuvres, même si nous les connaissions, ne nous reviennent pas à l’esprit sous la forme d’une remémoration mais sous celle d’une anamnèse

Plus précisément, la remémoration serait une sous-mémoire en ceci « qu’elle ne fait que répéter sans ressaisir », quand l’anamnèse serait une « sur-mémoire », en ce sens qu’elle reconstruit le passé dont elle s’empare, qu’elle l’actualise, le reconfigure et le « rehausse » au présent de notre vie et de notre pensée, évitant ainsi que la connaissance ne se fossilise, ne se réifie en habitudes.

Pour le dire autrement, la mémoire n’est pas tant souvenir que ressouvenir : non pas une technique à notre service qu’il suffirait de mobiliser quand nous en avons besoin, qu’un paysage qu’il s’agit d’entretenir et de remodeler en arpentant ses reliefs de part en part. Car, l’oubli, la distraction, la paresse menacent constamment : et, contre cette menace de l’oubli, pas d’autre solution que dans l’effort, dans le retour incessant aux textes (la techouva est le nom amplifié par les désillusions de la Modernité et de la Shoah de cette pensée du retour, non seulement appliquée aux textes, mais à l’être juif même, dans la tradition judaïque, telle que la revisite Benny Levy à partir d’Emmanuel Levinas). Et c’est là tout l’enjeu : tout commencement est un recommencement. Tout apprentissage est une reconfiguration de ce que l’on avait déjà appris : non pas tant une simple répétition, qu’un renouvellement.

C’est pourquoi, face à l’arrivée des chatbots conversationnels, il est nécessaire d’en appeler à l’entretien de cette responsabilité et de cette liberté qu’est au fond l’activité de la mémoire, envisagée sur le mode du renouvellement et de l’anamnèse. 

Car l’intelligence artificielle opère au niveau de grandes zones contextuelles qu’elle agrège pour les offrir en réponses très générales aux requêtes des usagers. 

Demandez à Chat GPT à quoi ressembleront les villes de demain, et il vous servira la réponse suivante – attendue, convenue et automatisée par les prophètes de Open AI, pour lesquels l’avenir est déjà tout tracé :

« AI : Bonjour, comment je peux vous aider ?
Guest : Je voudrais savoir à quoi ressemblera la ville de demain ?

AI : Bien sûr ! La ville de demain promet d’être passionnante et innovante. Imaginez un réseau de transports intelligents qui vous permettra de vous déplacer facilement et sans encombre. Les voitures autonomes et les vélos électriques partageront harmonieusement la route, tandis que des drones livreront les colis directement à votre porte.

Les bâtiments seront eux aussi révolutionnaires. Des gratte-ciels écologiques avec des jardins suspendus offriront un espace de vie vert et paisible en plein cœur de la ville. Les maisons seront équipées de systèmes domotiques avancés, vous permettant de contrôler votre environnement à l’aide de votre voix ou de votre smartphone.

En parlant d’environnement, la ville de demain sera résolument durable. Des panneaux solaires sur les toits fourniront de l’énergie propre et renouvelable, tandis que les systèmes de récupération d’eau permettront une utilisation responsable des ressources.

La technologie jouera un rôle clé dans la ville de demain. Des capteurs intelligents surveilleront en temps réel la qualité de l’air et de l’eau, contribuant ainsi à créer un environnement plus sain pour tous. De plus, la réalité virtuelle et la réalité augmentée permettront des expériences immersives et interactives, que ce soit pour le travail, l’éducation ou les loisirs.

En fin de compte, la ville de demain sera une communauté dynamique et connectée, où les gens pourront vivre, travailler et se divertir de manière durable et harmonieuse. J’espère que cela vous donne une idée de ce à quoi ressemblera la ville de demain ! »

Il est curieux et presque comique de relever à ce sujet que Mark Zuckerberg, grand promoteur de cette ville du futur annoncé avec son Métavers (tout le contraire en apparence du collapsologue, donc), ait choisi, à titre personnel de se faire construire un bunker – par crainte, et même par certitude anticipée à ses yeux, de voir le monde réel s’effondrer.

Ce faisant, l’intelligence artificielle, dont il ne s’agit pas de nier par ailleurs les bienfaits annoncés dans de nombreux domaines, pose un immense problème qui n’est curieusement pas même relevé dans l’IA Act que l’Europe se félicite d’avoir signé en 2023 : celui de la langue des robots conversationnels, et de son usage qui manque ces niveaux plus fins, plus complexes, plus énigmatiques de la pensée qui reposent sur son renouvellement et sa réinvention – et dans lequel les jeux de la mémoire et de l’oubli prennent une part essentielle.

Confrontés à ces niveaux plus complexes de la pensée, du questionnement et de la langue, les chatbots conversationnels « détournent la conversation » en remontant du plan et du sens littéral d’une formulation à un niveau contextuel qui dilue la portée de cette formulation dans un océan de références et de corrélats. 

Ce faisant, loin de conduire à l’entretien de la mémoire qu’elle est censée aider par les informations qu’elle mobilise et qu’elle synthétise à partir du brassage d’un très grand nombre de données, les réponses que l’IA apporte, par leur caractère très convenu et au fond très normé risquent de conduire au contraire progressivement à un appauvrissement, un nivellement de pensée, par arrasement et dilatation horizontale de cette liberté, de cette responsabilité – de cet étrange et savant mélange d’effort et de ce coup de dés, en quoi consiste l’usage intense, inventif et vivant d’une langue. 

Cette responsabilité et cette liberté ont pourtant un nom et un lieu anciens : l’étude, d’abord au sens de la maïeutique et du dialogue socratique (par exemple de la lecture du Menon, ce dialogue socratique qui nous montre un Socrate d’abord oublieux de la définition de la vertu, et qui finit par s’en souvenir dans le mouvement même de son dialogue avec Menon).

Et l’étude encore, mais dans un deuxième sens : au sens de ce lieu qu’est la schule, cette école dans laquelle la tradition mosaïque établit le lieu de la mémoire par l’étude de la Torah, y compris sous la forme de la répétition de la Torah (Mishne Torah). 

Mais cette étude de la Torah n’est jamais simple répétition en vue de la transmission d’un enseignement. Elle est le monde qui vient, à l’œuvre même dans la respiration d’un air neuf dans le monde présent (le monde qui est) – présent à la pensée de celui qui étudie, du sage qui fait effort d’étudier dans ce monde.

Elle est le monde qui vient en tant que réparation continue du monde, ou « maintenance » de sa réparation. Tel est le sens du Tikkoun Olam, comme réparation du monde mais sous l’aspect de sa réinvention, de son recommencement sous un jour toujours nouveau, à partir de sa répétition même. En ce sens, l’étude de la Torah, comme réparation du monde, comme Tikkoun Olam, est une autre façon d’éprouver le temps, de le présentifier, ou, si l’on veut, d’éprouver déjà le monde qui vient, (le Olam Haba)), dans le monde qui est (le Olam Hazé) – très loin en ce sens de la tradition chrétienne qui n’admet le messianisme que sous la seule forme d’une eschatologie, à l’horizon de la fin des temps.

Bref, elle n’est pas tant transmission d’une tradition que « reconquête de la tradition contre le conformisme qui risque de la neutraliser », pour reprendre une formule saisissante de Walter Benjamin : c’est à ce prix, celui d’une mémoire active et appliquée sans cesse à éviter que la tradition ne se fige en quelques formes congelées et formules consacrées, que l’on évitera peut-être ce conflit des mémoires qui, sous les formes les plus diverses et perverses du révisionnisme et du complotisme mêlés, mais aussi de la terreur qui s’avance masquée à travers certains usages de l’intelligence artificielle, se profile comme le plus sombre avenir promis à notre passé – à notre pensée.

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