Une génération de Français, d’Anglais, de Russes, et surtout d’Allemands, a le souvenir des horreurs d’une guerre mondiale : un couvre-feu, une attaque aérienne, un bunker. Durant les folles années de la guerre, les Allemands, grands et petits, vivent l’enfer, alors que la folie d’Adolf Hitler se propage du Berghof, dans les Alpes bavaroises, au bunker de la Chancellerie. L’Allemagne nazie connaît les bombardements : Hambourg, Dresde, Berlin. Les villes allemandes sont des cimetières à ciel ouvert. Des tonnes de bombes tombent comme des larmes. Au-dessus de l’occiput d’un enfant flotte un drapeau blanc, rouge, noir. Sous les bombes alliées, un bambin, un marmot, un poupon ouvrent les yeux face au feu d’artifice de la démocratie. Dans cette liberté d’expression, les armées de l’air française, anglaise, américaine, et aussi soviétique, font de la voltige.
Né en 1924, à l’heure où s’éteignent Anatole France, Franz Kafka, Joseph Conrad, Armand Gatti fait partie de cette génération qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, symbolise le pacte de réconciliation franco-allemande, tandis que Berlin se divise comme un ticket de rationnement. Horizontal et vertical, le poème spatial « Bombardement de Berlin » est un flash, dans l’écran de la terreur. Toute guerre est visuelle : grenade, bombe, missile. La poésie s’apparente à une guerre des mots, alors que la guerre fabrique une poésie de la mort. Dans la réalité du monde, tout poème a l’air d’une bombe à retardement. La capitale du Reich, et leurs habitants, font l’objet de trois cent-soixante-trois raids aériens. Pour Armand Gatti, ce bombardement n’a pas de date, comme s’il avait lieu à chaque instant, alors que l’armée allemande connaît la débâcle, sur tous les fronts, à l’est et à l’ouest. Dans une forme rectangulaire en noir et blanc, les lettres, petites et grandes, s’impriment. La poésie politique ne peut prendre forme que dans une affiche, un imprimé, un tract. Parenthèses, italiques, tirets, la poésie de guerre invente un langage muet. À la fois théâtral et cinématographique, ce texte sur Berlin s’apparente à un collage de prose et de poésie : article, vers, aphorisme. Sous l’effet du bombardement, il n’est plus possible d’identifier le début et la fin du poème.
Sur cette carte d’état-major poétique, on imagine des quartiers, des forêts, des murs, comme s’il s’agissait d’un plan de ville, le Grand Berlin de 1920. Face aux blocs de morts, on trouve des blocs de mots. Comme des divisions, des régiments, des bataillons, les poèmes font une guerre de positions. Au fond de l’eau d’un ciel apocalyptique, des cohortes de mots flottent. Le poème de guerre constitue, aux yeux d’Armand Gatti, une expérience sensorielle. D’un côté, il y a l’ombre, la nuit, le couvre-feu, de l’autre, les flammes, l’incendie, le brasier. Au milieu du spectacle gratuit, on n’aperçoit que des disparus ou des revenants. La guerre, les batailles ou les bombardements, tronçonnent la vie : fragments de chair, de corps, d’os. Dans le quartier de la porte de Brandebourg jusqu’à l’université Humboldt, un tableau macabre surgit de nulle part :
Unter den Linden douze pendus
Douze troncs d’arbres
aux racines plantées dans le ciel
Dans la ville de Berlin, les bombardements mettent les corps en mouvement, jusque sur les civières. Par cette nuit blanche, on entend les bruits de sirène. Derrière le rideau de brume, on devine un champ de ruines. Sous la lampe des policiers, on fait des simagrées. Comme une femme sur une table d’accouchement, la capitale allemande se débat :
La ville est un ventre
qui halète
sous le fracas
des tocsins
De Berlin, ses musées, ses théâtres, ses opéras, il ne reste qu’un éclat de verre, un éclat de balle, un éclat de voix. Dans ce poème éclaté, on n’a que des visions apocalyptiques : explosion, implosion. Au milieu des soldats du feu, la réalité vole en éclats, comme l’Église du souvenir de l’Empereur Guillaume qui est défigurée dans la nuit du 22 au 23 novembre 1943 :
Les vitres comme autant de facettes dans l’œil
du phalène, multipliaient et remultipliaient
une voiture de pompiers
qui tournaient en rond
fascinée par les flammes
Dans cette folie de la guerre surgit le carnaval des animaux. Depuis 1844, le jardin zoologique de Berlin devient le plus beau parc d’attraction en Allemagne, du gorille Bobby à la girafe Rieke. La porte des éléphants ouvre le paradis des enfants. Lors de cette nuit de détresse, les bombardements des Alliés font des ravages, dans le jardin zoologique. Arrivé en 1933 depuis la colonie britannique de Ceylan, l’éléphant d’Asie « Siam » est l’unique pachyderme à survivre à cette tragédie animale, avant son dernier barrissement le 5 mars 1947. Sous le tapis de bombes, il apparaît comme un animal de sagesse et de majesté. Tel l’archange Raphaël, l’éléphant accomplit des miracles :
Il était monté haut, très haut
Peut-être était-il retombé dans
l’ancien regard des choses