Dix-huit toiles comme autant de souvenirs peints par Anasse Drif. Ou un seul souvenir et dix-huit chemins peinturés.
Peut-être était-ce le jour, peut-être était-ce la nuit. S’il y avait la mer, il ne pouvait s’agir que de la Méditerranée ; sur les côtés italiennes ? Marocaines ? Un soir à Marmaris ? Un midi d’incendie à Pompéi ?
Assistant d’Olivier Masmonteil en 2019, il a ensuite traversé la Chine. Après des expositions collectives à la Galerie Obis Pictus, à la Galerie Marquess de Londres, et tandis qu’il participe ces jours-ci au Salon d’Automne de Paris sur les Champs-Élysées, Anasse Drif réalise sa première exposition en solitaire aux Chambres d’Aubervilliers (jusqu’au 10 novembre). On découvre-là, rassemblée, l’étourdissante série de ses « Jardins enchanteurs ».
Ce sont des jardins d’Orient peuplés d’orangers et de Viscidiflorus, de pins maritimes et de hauts palmiers. Ils ne sont pas de n’importe où, mais ils sont d’un ailleurs incertain. Le peintre voudrait se souvenir. Mais se remémorer peut être dangereux. C’est un cheminement. Les œuvres d’Anasse Drif figurent la distance : combien mesure le trajet qui nous sépare, intimement, en esprit, d’un souvenir ? « Avant de toucher l’idée de toi, je dois parcourir tant et tant… » De la même manière que l’on pourrait vouloir quantifier la distance qui nous sépare d’un être avant de l’atteindre par une pensée, il y a toute une route de la psyché, avec ses aléas, ses détours et des risques, ses lignes paisibles aussi, qui nous écartent du souvenir. Anasse Drif a fait ce voyage, en couleurs et en mystère, et nous offre un carnet de bord de sa mémoire, de notre mémoire.
À l’entrée, on se glisse jusqu’à l’accrochage après avoir traversé une installation : quelques voiles tombant, d’une transparence ouateuse, texture de sommeil, des tissus en parcelles de lointain.
Des paysages sont là, baignés de lune et de soleil, des nuits impressionnistes, des midi orientalistes, le peintre gardant peut-être, en coulisse de son geste, la mémoire de Monet, de Prosper Marilhat, d’Alphonse Osbert. Bleu, jaune, vert : c’est la destination du souvenir, ce que l’on devine, ou que l’on veut voir. Mais les « les souvenirs sont du vent, ils inventent les nuages » écrit le poète de Montevideo, Jules Supervielle, dans Le corps tragique. Il faut donc recomposer. Anasse Drif compose sur cette recomposition. C’est à ce stade de sa déambulation mémorielle que des lignes blanches interviennent. Pour rendre la sensation de la réminiscence, il submerge ses visions par des traits voluteux. J’écris « traits » au pluriel, mais il pourrait ne s’agir que d’un trait ininterrompu dont le nœud initial serait hors du cadre.
L’œil du spectateur cherche la netteté. Il voudrait lever le flou qu’entretiennent ces lignes blanches, semblables à celles qui, sur les cartes topographiques, dessinent les reliefs. Le corps avance, recule, la perception de la toile ne gagne pas qu’en nuance, elle gagne en compréhension. C’est le vision d’un instant qui devient manifeste : celui du souvenir, piégeux et bercé d’illusion, que l’on est au bord de saisir.
La peinture d’Anasse Drif est un lieu où fusionnent la dissimulation et la révélation d’une image. Ses œuvres sont du temps à regarder. Non, pas du temps : un instant seulement, quand on y presque, juste avant « Je me souviens ».
Il trace une Idée, la représente. Ce qui est donné à voir ici, ce sont des radiographies de vie intérieure.
Anasse Drif peint comme il pense, et pense comme il rêve.
À vingt-six ans, il est le dernier des Symbolistes.
Les jardins enchanteurs, exposition d’Anasse Drif aux Chambres d’Aubervilliers, jusqu’au 10 novembre 2024.