« Oh, merde ! Simon ! », s’exclame Laurent Léger, chargé des enquêtes et investigations à Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, au matin. C’était il y bientôt dix ans.

Simon Fieschi venait alors d’être frappé par une balle de kalachnikov – 8 grammes d’acier, 4 cm en pointe, 700 mètres par seconde. Traversant son corps de jeune homme de trente ans, la balle a laissé sur son passage des dégâts physiques ad vitam. Elle a fini par se loger sous le cou après avoir perforé un poumon, brisé la colonne vertébrale et sa moelle épinière, puis sortir en fracassant l’omoplate. De ça, on ne se remet jamais. C’est une blessure à vie.

En 2020, lors du procès des attentats de janvier 2015, Simon Fieschi déclare à la barre : « J’entends parfois que nous sommes des rescapés. C’est toujours un mot qui me fait drôle, comme si on avait échappé à ce qui s’est passé. J’ai pas eu ce sentiment. Aucun de ceux qui étaient là, vivants ou morts, aucun d’entre nous n’a échappé à ce qui s’est passé. »

Il y a eu l’hôpital. Sept jours de coma – la déflagration du 7 janvier ne lui parviendra que le 14. S’ajoutent plus de huit mois de convalescence, puis la rééducation, et son cortège de douleurs persistantes, le handicap. Le corps n’était qu’une douleur. Le philosophe Georges Didi-Huberman avait fait le récit déchirant, dans la revue Lignes, de la période cauchemardesque que celui qu’il nomme simplement « Simon » – il l’a vu naître – a enduré. Il faut lire ce texte.

Aujourd’hui, Simon est mort.

Ou peut-être hier. Ou peut-être il y a dix ans.

Le post-trauma a un arrière-goût de post-mortem quand on a baigné dans le sang de ses amis.

D’un cauchemar on se réveille, et puis ça passe. Lorsque Simon Fieschi a ouvert les yeux sur son lit de souffrance, quelques jours après le massacre, pour lui, c’était le cauchemar qui commençait. Terrible inversion. Mais très vite, dès ses premiers mots, il murmure : « J’ai eu la flemme de mourir. » Et d’ajouter, d’un trait d’humour cinglant : « Il ne faut pas se laisser abattre, comme on dit chez les Kennedy. »

La flemme de mourir pour dire la rage de vivre, avec pudeur et humilité, jusqu’au trop-plein, au trop lourd, au trop dur. Comment vit-on, dans ces conditions ? On vit avec ? On vit malgré ? Les terroristes ne l’avaient pas tué sur le coup, pourtant, ils ne l’ont pas loupé.

Sur les vidéos de l’attentat, on voit Simon Fieschi. Il est le premier à être touché. Son corps s’écroule, en se désarticulant. Avec un courage extraordinaire, le Monsieur-Web de Charlie a passé dix ans à tout réarticuler en lui, autour de lui.

Articulare en latin, c’est « partager », « distinguer », et en même temps c’est artus, « la jointure ». Faire la part des choses, dans une vie séparée en deux, avant et après le 7 janvier ; joindre les deux bouts d’une existence brûlée au fer, dans un corps – on n’est qu’un corps, qui nous tient prisonnier – qui est aussi une mémoire et, inversement, une mémoire en chair et en os à réparer.

Articuler c’est aussi « dire distinctement ». Simon Fieschi, s’il travaillait toujours à Charlie, passait de longues heures dans les collèges, les lycées, auprès des jeunes générations avec l’AfVT (Association française des victimes du terrorisme). Il s’exprimait également dans la presse et lors des procès. En tant que victime, il considérait qu’il avait des devoirs : témoigner en était un. Car il savait, lui, qu’on ne peut se reconstruire sur de telles ruines, au bord d’un trou si noir, si violent : la reconstruction implique un retour « à la normal », à un état passé. Ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort. 

L’attaque des frères Kouachi lui avait fait perdre sept centimètres, mais il était resté grand.

Je pense, nous pensons, à son épouse, à sa petite fille, à ses proches et ses collègues de la rédaction de Charlie Hebdo.

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