« Dieu sait combien la rencontre avec Delon est un événement qui comptera dans ma vie comme dans ma biographie d’intellectuel. », écrit Bernard-Henri Lévy, en 1997, dans un texte intitulé « L’amour au temps du cinéma ». L’amour. Le cinéma, L’amour du cinéma. C’est autour de cette passion féroce, et populaire – « Le cinéma est un art populaire. Alain Delon est, dans cet art, une star populaire par excellence » –, que les deux hommes se sont liés d’amitié. De ce lien naquit, en 1997, un film, Le Jour ou la Nuit. Ou n’est-ce pas l’inverse ? L’amitié serait-elle née sur les plages du Pacifique et dans les recoins de l’hacienda de Santa Cruz, soit sur des plateaux de tournage ? Nous verrons. Retour, le temps de quelques textes, sur l’amitié durable et les aventures partagées de deux fous de cinéma. FLR

Alain Delon, ou l’art de se réinventer

Le 9 mars 1996, dans son « Bloc-notes » du Point, un an tout juste avant la sortie du Jour et la Nuit, BHL dresse un premier portrait de l’acteur, non pas guépard, mais caméléon, ou phénix, cultivant le goût de la réinvention : 

[…] Delon à « Bouillon de culture ». Pas vu, malheureusement, l’émission. Mais des échos. Des commentaires. Jusque dans la presse mexicaine, des gloses sur le personnage. Et, pour ma part, une idée simple que je ne m’étais jamais formulée si clairement mais qui m’apparaît, avec le recul, dans une évidence flagrante. Ce qui frappe, chez cet homme, ce qui, en tout cas, m’émeut en lui, c’est une sorte de force inquiète ou de véhémence retenue, lâchée à l’emporte-pièce, qui opère comme une radiation. Ce Delon, chose curieuse, existe ainsi depuis qu’il est apparu. Il n’a fait aucun « progrès » en intensité car celle-ci lui fut, d’emblée, offerte tout entière. Et, sur l’échelle de Richter de cette intensité, l’onde est, au fond, la même – d’Antonioni à Godard, de René Clément à Bertrand Blier, de ce Rocco mélancolique, tragique et, en même temps, candide dont Visconti fit son héros au Casanova qui, même déchu, assombri par le rôle qui lui est prêté, éclipse, dès qu’il surgit, comparses et partenaires. Rude défi, pour un acteur, que de se frotter à Delon. Difficile partie, pour un cinéaste, que de sertir cette force inquiète. Les plus grands y parviennent sans doute. Ils dominent cette rage sombre. Ils l’orchestrent. Ils la domptent. Mais comment ne pas voir que c’est toujours elle qui, in fine, prend possession de leur regard et augmente leur rêve d’artistes ?

Delon, toujours. De ce prodige qui dure, de cette grâce qui lui fut donnée et qui, depuis des décennies, ne l’a jamais vraiment quitté, je ne vois guère d’équivalent dans l’histoire du cinéma. James Dean, peut-être ? Mais James Dean avait la mort dans son jeu, avec l’ample mythologie qu’elle engendre. Delon, lui, n’a pas eu besoin d’un destin fatal pour produire sa propre légende. Il lui a suffi d’être lui-même. Un acteur plus qu’un comédien. Un personnage plus qu’un acteur. Cette « force inquiète », oui, qui s’empare de tous ses rôles quand les rôles paraissent s’emparer de lui. Je sais déjà – je devine – quel professionnel impeccable Delon doit être sur un plateau. Je sais comme il entre dans un texte – avec quelle intelligence, quelle rigueur, quel respect de sa lettre et de son esprit. Mais je pressens aussi la dialectique qui veut que, tout en s’y pliant corps et âme, il l’ajuste à sa nature, le réinvente en secret et le repense à partir de ce que la vie a fait de lui. Éternellement le même. Éternellement un autre. Comme Gary, justement.

Aimer et filmer

De leur collaboration cinématographique en 1996 naîtra une amitié solide, à partir d’un film, Le Jour et la Nuit, qui parlait d’amour, et d’une certaine idée de la vie comme le lieu des réinventions et des renaissances, tel en témoigne le texte « L’amour au temps du cinéma » (1997) de BHL : 

Dieu sait combien la rencontre avec Delon est un événement qui comptera dans ma vie comme dans ma biographie d’intellectuel. […] Alexandre, le personnage principal du film, celui qu’incarne justement Delon. Il ne se pose, au fond, qu’une question – que, je crois, nous nous posons tous : « peut-on, au milieu de sa vie, renaître et tout recommencer ? » Et sa réponse : « oui, sans doute, on le peut ; mais attention ! ce n’est pas en changeant de métier qu’on change de vie ; ce n’est pas non plus, comme il l’a cru dix ans plus tôt, en changeant de pays et en s’exilant ; non ! la seule façon de changer de vie c’est de tomber amoureux – il n’y a qu’une renaissance, qu’une vraie source de jouvence, et c’est une belle histoire d’amour ». Cette conviction, je sais que Delon la partage encore. Je sais que c’est très exactement ce qui lui est arrivé, il y a dix ans, avec Rosalie. Qu’a-t-il fait d’autre, en la rencontrant, que renaître par amour – comme le héros que je lui demande d’incarner ? Je sais que, dans notre complicité nouvelle, peut- être notre amitié, il y a ce secret partagé.

Le Jour et la Nuit : Delon, acteur de BHL

À l’été 1996, BHL tourne un film de fiction, Le Jour et la Nuit, au Mexique, entre Ixtapa, Cuernavaca et Morelos, avec Alain Delon, Lauren Bacall, Arielle Dombasle, Xavier Beauvois, Karl Zéro, sur un scénario écrit avec Jean-Paul Enthoven, une musique de Maurice Jarre et photographie de Willy Kurant (chef-opérateur d’Orson Welles).

Dans son journal intime, dont voici quelques extraits (publiés dans Récidives, Grasset, 2004), Bernard-Henri Lévy fait le récit de ce tournage :

Jusqu’aujourd’hui, tout allait bien. Pas de doublure, bien entendu. Pas de copilote caché au fond du panier. Il a tenu, pour chacune des scènes difficiles, à piloter lui-même sa montgolfière. Certains jours, ne voulant à aucun prix nous faire prendre du retard, il a décidé de voler contre l’avis de la météo et celui de nos « balloonists ». Bref, il a joué le jeu avec l’audace et presque l’inconscience du très jeune acteur qu’il est aussi. Or voici qu’arrive la toute dernière scène (dans le plan de tournage et dans le film) : celle du décollage final, au milieu des paysans sidérés, quand l’énorme ballon rouge, propulsé par les brûleurs poussés à plein régime, doit monter jusqu’au bout des nuages du Mexique… Une première prise, bonne, qui se solde par un atterrissage en catastrophe, deux kilomètres plus loin, en plein champ. Une seconde prise, ratée – la caméra n’a pas réussi à suivre la violence du décollage. J’en demande une troisième, à tout hasard, pour « assurer ». Et, pour la première fois, Delon – tête des mauvais jours, ombrageux – refuse net. Que se passe-t-il ? Pourquoi cette décision soudaine, qui lui ressemble si peu ? De mauvaise grâce, quand les techniciens se sont éloignés, il consent à m’expliquer. Primo : il a eu la vision, en plein ciel, de son ami Gilles Delamare, ce cascadeur des années 60 qui a fait, un jour, la cascade de trop. Secundo : il s’est souvenu, à cet instant, que nous avons, lui et moi, de bon matin, et quasi simultanément, parlé au téléphone à nos enfants. Coïncidence des présages. Prémonitions croisées. Delon est l’un des êtres les plus superstitieux que j’aie rencontrés – une superstition forcenée, maniaque, mais si sûre d’elle-même, si solidement adossée à un instinct toujours aux aguets, qu’aujourd’hui, étrangement, j’y souscris.

On m’avait dit, à Paris : « Delon ne fait qu’une prise, deux s’il veut te faire plaisir, après quoi la star capricieuse reprendra le dessus et tu n’en obtiendras plus rien. » Comme d’habitude, c’était une sottise. Et la vérité, comme d’habitude, était à la fois plus complexe et plus intéressante. Il peut ne faire qu’une prise, en effet, comme hier, dans la grande scène d’adieux avec Marianne Denicourt. Mais il peut en faire bien davantage, comme la nuit dernière, avec ce fichu « et ça pourrait même m’amuser » qu’il n’arrivait pas à dire à Karl. Le problème, en fait, n’est pas le nombre. Une, deux, dix prises, peu importe : il en fera autant qu’il faudra pour trouver le ton juste, le geste sûr, le déplacement exact – il s’arrêtera à l’instant très précis où il sentira qu’il a porté la scène à un point d’excellence au-delà duquel elle ne pourra que décliner. Ce qui le lui dit l’émetteur intérieur qui lui signale qu’il a atteint ce point ? Le fait est qu’il ne se trompe jamais. Je peux bien lui demander, après, de recommencer. Et il peut bien, par gentillesse, y consentir. Mais c’est comme si, alors, son corps ne voulait plus. Comme si sa langue se mettait à fourcher. C’est comme si tout son être se cabrait devant l’obstacle d’une situation qu’il maîtrisait, la minute d’avant, à la perfection. Et l’on dirait que son texte même se met à fondre dans sa bouche, se dissoudre, perdre son sens – on dirait un mauvais sort qui le déjouerait tout à coup et lui ôterait toute vérité. Ce sixième sens qu’a Delon et que je ne trouve chez aucun autre, cette faculté de donner une scène et, après cela, de l’avoir presque oubliée, ce rapport quasi érotique à sa langue, sa gestuelle et mon texte, je l’appelle « le paradoxe de l’acteur ».

Avec Karl Zéro, le pacte était clair. Il devait oublier Canal, les lunettes à grosse monture noire, la gesticulation cathodique. 

Et il s’était, ma foi, parfaitement prêté au jeu jusqu’ici : avant-hier encore, ce regard fugitif, mais magnifique, où je voulais qu’il laisse entendre – et il l’a fait – que le clown saurait, le moment venu, être aussi un comédien tragique. Aujourd’hui, pourtant, retour du naturel. Il profite de ce jour de relâche pour, sur la plage, nous filmer tous avec sa caméra super-huit. Delon intime… Marianne Denicourt et son enfant… Beauvois et ses mauvais coups… Tout cela ne me dit rien qui vaille et risque de finir, je le sens bien, dans un mauvais remake de « l’arroseur arrosé » ou, au mieux, dans une version zéro de La Nuit américaine. Lui avouerai-je un jour que c’est moi qui, à la fin de la journée, tandis qu’il l’avait laissée tourner sur un transat face à la mer, ai détraqué sa petite caméra ?

Premier jour de tournage de Lauren Bacall. Elle est arrivée hier soir de Los Angeles où elle terminait un film avec Jack Lemmon. Elle est déphasée, forcément. Pas encore vraiment dans le coup. Mais enfin elle est là, ce matin, pour sa toute première scène, avec son look de légende, sa beauté intacte, son humour, ses retards calculés, sa colère contre Netanyahu qui monte dans les sondages, son coiffeur, son maquilleur, l’assistant qui annonce « she walks »dans un talkie au moment où elle sort de sa caravane, l’autre assistant qui l’escorte avec un parasol – voici la grande Bacall en superstar hollywoodienne et la voici qui, à peine arrivée, sous le soleil blanc de cette fin de matinée, blêmit, titube, puis s’effondre. Branle-bas sur le plateau. Médecins. Réanimation. Défilent dans mon esprit quelques images brèves – ce pauvre et tendre stock dont je ne peux m’empêcher de songer que c’est tout ce que j’aurai pris d’elle : notre rencontre à New York dans l’appartement aux murs recouverts de photos d’Humphrey Bogart ; notre premier dîner, la veille, avec Delon ; ses rires de très jeune femme ; la scène qu’elle a faite, ce matin, parce que la production n’avait pas prévu les sous-vêtements que les studios américains fournissent, d’habitude, par contrat – « The Big Slip », a ricané Karl Zéro. Et puis la voilà qui, sans crier gare non plus, et comme si de rien n’était, frissonne, rouvre les yeux, se relève doucement, nous foudroie tous du regard, bref, ressuscite aussi vite qu’elle avait paru succomber et, sourde à nos émois, exige de tourner immédiatement son plan. Grande, très grande dame. Grande, très grande leçon de maintien et de comédie.

C’est le jour de « la » scène d’amour Delon-Dombasle. On a passé le début de la semaine à mettre au point le dispositif technique qui va permettre de filmer, non les corps, mais leurs ombres projetées sur le mur en ruines de l’hacienda. Tout est prêt. Les grandes soies dressées, entre deux piquets, à la place de la porte désossée. Les projecteurs, derrière les soies. Le deuxième rideau de soies, plus épaisses, en avancée, sur la véranda. Nous avons, avec Willy Kurant, calculé le trajet de la lumière, les angles de sa réflexion. Nous avons placé les deux caméras à l’endroit exact où elles capteront les reflets les plus nets et, à mon avis, les plus érotiques. Il n’y a qu’une chose que nous n’avons pas prévue : l’orage de fin du monde qui a éclaté au milieu de l’après-midi et a laissé derrière lui toute une génération spontanée d’insectes géants, coléoptères monstrueux, moustiques gros comme des bourdons, scorpions, anophèles, criquets fabuleux, hannetons aux mandibules gigantesques, sauterelles à forme de langoustes, que notre éclairage surpuissant va attirer comme un aimant. Résultat : une dizaine d’assistants qui, dès que les générateurs s’enclenchent, se pressent autour des deux acteurs, à la bordure extrême du champ, pour – les uns debout avec des éventails immenses, les autres au sol avec des balayettes – tenter d’écarter les horribles nuées de bestioles. Et résultat, aussi : pour les acteurs, avant que la nuée ne force la barrière de fortune, une autonomie de jeu d’exactement dix secondes – aprèsquoi hurlements d’Arielle, panique générale sur le plateau, tapis d’insectes morts sur la dalle où les amants devraient, en principe, s’abandonner, puis obligation immédiate de couper. Tout cela, bien entendu, s’arrangera au montage. Mais j’aimerais voir la tête de ceux qui s’interrogent sur les scènes d’amour au cinéma – et sur ce que l’on ressent quand c’est sa propre femme qui, etc. Delon seul, au bout de la plage, en plein soleil, depuis deux heures. Que fait-il ? A quoi pense-t-il ? Cette belle phrase d’Elie Faure sur Chaplin : « il entre en conquérant dans l’empire des poètes. »

Delon, depuis un mois, ne quitte plus sa visière. Dort-il avec ? Il en est bien capable. Toujours la même histoire. Un objet qui s’incorpore et dit la vérité intérieure d’un personnage. Il a compris, mon Alexandre, qu’il pouvait s’accrocher à cette visière comme Gabin, dans La Grande Illusion à la tunique d’aviateur de Renoir. 

Dans le script, Delon était dans la piscine quand commençait la scène mais il devait en sortir à l’arrivée de Karl et c’est donc « au sec » qu’il engageait ce nouveau dialogue avec lui – celui, décisif, où il doit lui dire son irrévocable refus de voir son premier roman transposé au cinéma. Or, cet après-midi, j’ai changé d’avis et j’ai trouvé qu’il serait plus beau de laisser Delon dans l’eau pendant toute la durée de l’échange. « Soit, me répond-il ; mais avez-vous pensé à vider votre piscine ? la nettoyer ? la chauffer ? Non ? Eh bien ne comptez pas sur moi : vous ne trouverez pas un acteur au monde qui acceptera de passer la nuit dans une eau sale, glaciale. » Pas un acteur ? Si, un. Delon, justement, qui, après que j’ai plaidé, après que je lui ai montré l’intérêt de ce double travelling (lui en train de nager, filmé en légère plongée et Karl trottinant le long de la margelle, en contre-plongée) a évidemment fini par accepter l’idée. Professionnalisme de Delon. Générosité extrême. C’est ce soir, en le voyant tournoyer dans cette eau glauque, grelotter de froid entre les prises, que j’ai compris pour la première fois ce qu’il veut vraiment dire quand il explique qu’il n’est pas un comédien mais un acteur.

Début des scènes en montgolfière. Delon refuse de se laisser doubler. Toujours la même histoire : acteur, pas comédien. Les assurances ? On mentira aux assurances.

Arielle et Beauvois vont en ballon. Le ballon s’enflamme. J’ai deux réactions. Sur le coup : « tournez ! tournez ! ne cessez surtout pas de tourner ! » Cinq secondes plus tard, une fois que le ballon en flammes s’est posé : courir jusqu’à eux, courir comme un fou pour la serrer très vite dans mes bras – rétrospectivement terrifié et honteux.

La gueule de Kalfon. Son flegme. Cette voix tout en arcanes, l’une des plus singulières du cinéma français contemporain – Bresson ne disait-il pas qu’il choisissait ses acteurs à la voix ? C’était sa scène aujourd’hui. Ce long plan séquence, filmé à la steady cam, où il tourne autour de Delon et où, sortant de son rôle de secrétaire dévoué, il lui fait l’impitoyable récit de leur commune déchéance. Il y avait un vrai danger pour cette scène. C’était cette complicité de vieux « pros » qui était, depuis quelques jours, surtout du fait de Jean-Pierre, en train de s’installer entre eux et n’était évidemment pas propice à l’état de colère où je voulais que soit mon « Lucien ». Le hasard, heureusement, m’aura une fois de plus sauvé. Alain, sachant qu’il aurait, pendant toute la durée de la scène, la bouche couverte par une serviette éponge, a décidé qu’il serait bien assez tôt, à Paris, en studio, pour dire sa part de dialogues. Kalfon, apprenant la chose par l’ingénieur du son, y voit une offense à leur camaraderie naissante et, en tout cas, une mauvaise manière. Et d’avoir à jouer ainsi, devant un partenaire non seulement aveugle mais muet, suffit à déclencher en lui une insurrection sourde qu’il capte aussitôt et réinjecte dans son jeu. Cette innocente manipulation, cette cannibalisation d’une émotion réelle pour le plus grand bien de notre fiction, je m’en ouvrirai bien sûr, et à l’un et à l’autre, mais plus tard. 

« Je me reposerai quand je serai mort. » C’est le titre de je ne sais plus quel livre sur Fassbinder. C’est ce que je réponds à Delon qui s’étonne de me voir toujours debout.

« Est-ce qu’on verra aussi mon visage », demande Julie du Page avant que Francisco Rabal ne lui administre sa fessée ?

Je lui rappelle ce que disait Godard d’Hitchcock – qu’il filmait les visages « comme des culs ». Et je lui dis que, dans ce film, c’est l’inverse que nous ferons.

Colère, aujourd’hui, d’Alain. Il fait chaud. Trop chaud. Et Karl, entre deux prises, a couru se baigner dans l’océan. Le souci d’Alain n’est pas, contrairement à ce qu’il prétend, que la mer soit agitée et dangereuse. C’est, une fois de plus, ce qu’il appelle le « non-professionnalisme » de Karl. Son coté « Club Med ». Comme l’autre jour, quand on s’est assis dans mon fauteuil, celui dont je ne me sers jamais mais qui, parce qu’on y a inscrit « director », est celui du sacro-saint metteur en scène et devrait, selon lui, rester vide… Donc, Karl se baigne. Karl batifole. Karl n’a aucune espèce d’idée des rites de cette religion étrange qu’est la religion du cinéma et dont il est, lui, Alain, l’un des derniers adeptes en ce monde. Alors ? Alors, pour une fois, je ne suivrai pas complètement Alain. Et je dois avouer que, même si j’envoie quand même, à tout hasard, un assistant surveiller mon baigneur du coin de l’œil, cette espièglerie de Karl m’arrange, moi, plutôt bien. J’ai besoin de son côté bondissant. Je veux cette joie de vivre, enfantine, dont il ne se défait jamais – sauf (et c’est bien le problème !) au moment de la prise, sur le plateau, quand il se met à douter et à demander : « ne devrais-je pas être moins sautillant justement ? moins burlesque ? ne devrais-je pas ajouter à mon jeu un zeste de gravité ? » Patience, Karl ! La gravité viendra. Et même la tragédie. Mais elle sera d’autant plus sensible que nous serons d’abord allés très loin dans le registre de la marionnette. Pour l’heure il faut penser à Jack Palance, le producteur du Mépris. Il faut penser à tous ces grands cyniques qui ont désespéré Fitzgerald, humilié Welles ou Mankiewicz, poussé Marilyn au suicide. Et si l’on nous dit qu’il n’y a pas de producteurs si caricaturaux dans la vie – eh bien nous répondrons qu’il y en a un dans notre film.

De nous tous, c’est sûrement Xavier Beauvois que le Mexique aura le plus transformé. Ce regard fiévreux. Cet air halluciné qu’il a certains matins. Les nuits passées, jusqu’à l’aube, dans les bouges de Cuernavaca. La façon trouble de m’annoncer, l’autre jour, qu’on a tué deux hommes au village et puis cette façon de s’éloigner aussitôt, vers la caravane du coiffeur, en maugréant dans un espagnol soudain impeccable : « aqui la vida no vale nada ». Il a maigri, depuis son arrivée. Encore un peu et il attraperait – exprès, bien entendu – toutes les fièvres. et maladies de ce pays terrible. A Paris, il paraissait sortir d’un film de Desplechin. Ici, au bout de trois semaines, il a l’air d’un héros de Malcolm Lowry, possédé́ par ses volcans, toujours entre deux tequilas, vaguement désespéré, suprêmement élégant – il a l’air de ces Européens du Mexique qui sont là depuis toujours, sans âge, un peu flottants. Aura-t-il la force de disputer son match de boxe avec Delon, s’inquiétait « el doctor », tout à l’heure, en le voyant arriver plus déjanté que jamais, ailleurs. Eh bien oui, il l’a eue, cette force ! Et quelle force ! La scène sera un des grands moments du film.

La jolie Marianne. Sa mélancolie. Sa grâce. Elle est probablement, de tous, la plus « dépaysée ». Et elle avait très peur, je crois, de cette scène d’amour avec Beauvois – la première de sa carrière ou, en tout cas, la plus crue. Mon idée fixe : la filmer comme aucun autre – plus belle qu’elle n’a jamais été. 

Conférence de presse, à Mexico, dans l’ancienne demeure de Barbara Hutton. Ban et arrière-ban de la presse mexicaine. Bousculade. Brouhaha. Questions diverses sur le film. Mais je comprends vite qu’il n’y a qu’un sujet qui intéresse vraiment les journalistes : ils ont entendu dire qu’il y a aussi dans le script une vague histoire de guérilla et ils brûlent d’envie de savoir ce qu’Alain Delon pense de la crise zapatiste au Mexique. J’attends donc la question. Pour être franc, je tremble même un peu et m’en veux de ne pas avoir pris la précaution de briefer Alain avant d’arriver. Il est si imprévisible… Si politically uncorrect… Je vois d’ici les problèmes avec les techniciens mexicains en cas de réponse hostile ou même de fausse note… Or, voici la question. SeñorDelon, que pensa usted del subcomandante ? Et ô surprise ! Pas le moins du monde dérouté, comme s’il ne pensait qu’à cela depuis deux mois et qu’il avait passé sa vie à manier des AG et autres assemblées politiques, Alain répond : « je respecte le subcomandante, je comprends les raisons de son combat et je suis prêt, s’il le souhaite, à aller le rencontrer ». Applaudissements dans la salle. Ruée sur les téléphones cellulaires. De la Prensa à Reforma, la même rumeur qui s’enfle : « Delon zapatista… Delon zapatista… » Je pense aux intellectuels parisiens et à leur réaction s’ils l’entendaient. Je pense à Montand, l’ami Montand, qui n’aurait, en pareille circonstance, pas fait mieux. Delon dans le rôle de Montand ? Aurait-il aussi ce talent ? Bête de scène, je savais. Bête politique, c’est plus surprenant. Mais le fait est là : avec ce mélange d’instinct, de générosité vraie et d’intelligence tactique qui, au fond, le caractérise, il a trouvé les mots qui iront droit au cœur de ce peuple.

Après la sortie du Jour et la Nuit, BHL écrit Comédie (Grasset, 1997). Dans ce livre, l’écrivain revient sur le tournage du film :

[…] Delon. Mes vrais rapports avec Delon. Leur violence extrême. Leur tension. Pas le conte de fées sirupeux que nous avons lui et moi – moi d’abord et lui, ensuite, par loyauté – tenté d’accréditer. Son intelligence des situations. Son goût. De la stratégie. Les conneries qu’on m’avait dites sur le côté « animal ». Du personnage alors que j’avais affaire à l’un des joueurs d’échecs les plus redoutables de la place. […]

[…] Vous n’y arriverez pas, disait Delon. Il faisait ce que je lui demandais – longue procession religieuse, silence, silhouettes blanches. Mais je voyais qu’il n’y croyait pas. Et moi qui serrais les dents. Oui, bien sûr, on y arrivera… Non, voyons, nous ne serons pas vaincus par la lumière… […]

[…] Arrivée, donc, de Bacall. Beauté et générosité de Bacall. Et puis, surtout, Bacall amoureuse de Delon, vraiment amoureuse, comme seule peut l’être une toute jeune fille, une débutante. Les gens ont l’air de croire que je blague quand je dis ça. C’est qu’ils ne connaissent pas l’impérieuse jeunesse du grand âge. Ils ne savent pas que le problème de la vieillesse n’est pas, comme disait Wilde, qu’on devient vieux mais qu’on reste jeune. […]

[…] La scène des ombres, par exemple. Puis-je tout dire sur la scène des ombres ? Delon : puis-je tout dire sur Delon ? ses accès de fureur ? ses folies ?

Dans La Guerre sans l’aimer (Grasset, 2011), Lévy se souvient des regards de Delon sur le tournage :

[…] Croisé Delon, hier soir, dans le restaurant chinois où nous avons nos habitudes. « Soixante-seize ans, maestro ! Pouvez-vous imaginer que je vais avoir soixante-seize ans ! » Puis, plus grave, nuance d’inquiétude dans son œil mauve, il retrouve la voix qu’il avait, jadis, au Mexique, les jours où nous nous étions disputés et où il voulait, la journée finie, le dernier plan tourné, se réconcilier avec moi (la même force intense, oui, qu’en ces temps maintenant lointains mais qui font si profondément partie de mon existence, où il rappelait le chef opérateur, lui faisait signe de rallumer son matériel puis se tournait vers moi en me lançant un dramatique « c’est pour vous maestro » ; et alors, face caméra cette fois, les yeux vrillés dans l’objectif, tous les dragons qui, d’habitude, sommeillent au creux de ses prunelles lâchés sur le plateau désert, il m’offrait un regard, juste un regard, un regard pour rien, un regard pas prévu au scénario, un regard pour moi et pour la collection de regards d’Alain Delon dont il ne doutait pas que je la constituais pieusement).

Alain Delon, un monstre sacré généreux

Durant le tournage et à la sortie du film, la presse s’emballe. La critique attend BHL au tournant. Le film est éreinté. Mais dans de nombreux journaux et magazines, le réalisateur du Jour et la Nuit salue le travail de ses acteurs, Delon en tête, en qui il reconnaît un « monstre sacré », comme dans cet entretien de 1996 avec Pierre Billard (repris dans Récidives, Grasset, 2004) :

[…] Pierre Billard : Quand on prend dans sa distribution des acteurs de la dimension de Delon, ou de Lauren Bacall, on embarque avec eux leur talent, mais aussi leur légende. Ça aide ou ça complique les choses ?

Bernard-Henri Lévy : C’est surtout un formidable défi. Prenez Delon. Ce n’est pas un comédien. C’est un bloc de mémoire. Une histoire du cinéma à lui tout seul. C’est un acteur gigantesque qui a joué avec les plus grands et dans les plus grands films. Et il est évident que vous ne pouvez pas le mettre, par exemple, sur un ring de boxe sans penser à Rocco, le filmer dans une piscine sans le revoir avec Maurice Ronet, lui demander de danser sans avoir dans la tête le bal du Guépard ou le mettre face à Marianne Denicourt ou Arielle Dombasle sans voir défiler derrière elles tous les visages de femmes qui ont été ses partenaires chez Visconti ou Antonioni. Il fait partie de ces monstres sacrés qui, pour cette raison et quelques autres, sont difficiles à mettre en scène. Et pourtant ce qui est magique avec lui c’est qu’il y a toujours un moment, sur le plateau, où il semble oublier ce qu’il a été, vous aider vous-même à l’oublier et, donc, se réinventer. Ce moment est toujours très bouleversant.

Pierre Billard : Cet écrivain, qu’incarne Alain Delon, on a cité le nom de Hemingway comme source d’inspiration. Je n’ai pas été frappé par la ressemblance… Votre Alexandre n’est pas parti pour écrire Le Vieil Homme et la Mer.

Bernard-Henri Lévy : Là encore, c’est le miracle Delon. Vous lui proposez un texte – en l’occurrence, c’est vrai, une variation fictionnelle autour d’un personnage qui aurait pu être Hemingway. Il vous suit, apparemment, à la lettre. Mais insensiblement, par touches, il dilate ce texte, l’augmente, l’enrichit de tout ce qu’il est lui-même et forge, de la sorte, une créature plus ample, plus complexe, plus fragile, plus belle, en un mot, que vous ne l’aviez jamais rêvée – et, donc, différente. Je lui ai donné un rôle. Il m’a fait cadeau d’un personnage. Et, de cela aussi, je lui sais infiniment gré.

Dans un autre entretien de la même époque, avec Alexis Liebaert (repris dans Récidives, Grasset, 2004), Lévy évoque un acteur portant « toute l’histoire du cinéma pétrifiée dans un visage » :

Ce n’est pas rien, par exemple, d’avoir Delon au bout de votre caméra – c’est comme si vous aviez toute l’histoire du cinéma pétrifiée dans un visage. Il faut diriger ça. Il faut composer avec ça. […] Delon a un respect religieux du cinéma et des metteurs en scène. Mettez un tocard en face de lui, ce qu’il appelle un « usurpateur », ça se passera très mal. Mais qu’il sente un vrai désir de cinéma, un style, des principes – et il devient le plus généreux des acteurs. […] Delon est quelqu’un qui est constamment aux aguets, à l’affût – en observation, comme vous dites. Mais bon. Il savait, je suppose, qu’il y avait ce désir de cinéma. Et puis il a dû sentir aussi que je l’admirais, que je voulais le magnifier – que tout mon effort était tendu vers ça : lui offrir, avec son concours, un personnage à sa mesure.

Delon, l’ami et ses mystères

Dans un entretien-fleuve accordé en 2008 à Olivier Zahm, à New York, pour le magazine Purple, BHL se souvient de l’acteur félin, solitaire, mais surtout loyal :

Olivier Zahm : Alain Delon, l’incarnation de l’acteur français. Quelle image gardez-vous de lui ?

Bernard-Henri Lévy : Personnage essentiel de mon film et personnage essentiel de ma vie. Nous sommes restés liés. En désaccord sur des tas de choses, sans doute. Mais en accord sur une certaine conception de l’amitié, de la vie…

Olivier Zahm : De la solitude ?

Bernard-Henri Lévy : Peut-être, oui. Peut-être sa façon d’être solitaire au-delà de l’apparente sociabilité et de la communauté bruyante qui se fait autour de lui. Le fait, en tout cas, est là. Pour cette raison, et d’autres, Delon est quelqu’un dont je suis resté proche. Quand le film que nous avons fait ensemble s’est planté, il a été d’une loyauté impeccable. C’est rare. Je connais des tas d’autres acteurs qui, dans une circonstance semblable, prennent leurs jambes à leur cou. Lui, au contraire, est resté. Il n’a varié ni sur les raisons qu’il avait eues de participer à l’aventure ni sur ce qu’il pensait du film lui-même. Je le revois, à mes côtés, à la conférence de presse du Festival de Berlin. Quolibets. Hourvari. Crachats. Et lui qui, alors, se lève et lance à la meute qui nous fait face : « mesdames, messieurs, j’avais trois maîtres : Visconti, René Clément, Joseph Losey ; j’en ai, désormais, un quatrième : le jeune réalisateur que vous avez face à vous. » Du panache, c’est le moins que l’on puisse dire. Du courage. De l’allure. Ce film a été une aventure importante de ma vie. Mais il a bien voulu me laisser croire qu’il le fut aussi dans la sienne. Quand on a ça en partage, quand on a ce secret partagé, ce grand souvenir magnifique, quand on a vécu ensemble une aventure artistique de cette intensité, cela pèse tellement plus lourd que n’importe quel désaccord politique. J’ajoute que nous avons autre chose, encore, en commun. Il est avant tout acteur. Je suis avant tout écrivain. Nous avons tous les deux cette maladie qui est de croire que, à la fin des fins, la vraie vie n’est pas dans la vie.

Le 9 décembre 2010, dans son « Bloc-Notes » du Point, voyant Alain Delon interviewé sur un plateau de télé, BHL prend la plume. Que lui inspire, plus de dix ans après leur collaboration sur Le Jour et la Nuit, l’acteur et son image, ses paradoxes ? Il tente alors de percer ce qu’il appelle « le mystère Delon » :

Alain Delon chez Frédéric Taddeï. Quel effet cela fait-il d’être précédé, à ce degré, par ses propres images ? Comment vit-on quand une partie de soi, et non la moindre, est restée prisonnière de quelques-unes des grandes œuvres de l’histoire du cinéma ? Qui parle quand il dit je ? Quel est cet « autre » qui « est » son « je » et dont il est, à la fois, l’hôte et l’otage ? Est-il fantôme ou être de chair ? Revenant définitif ou provisoire ? Qui va là quand il est là ? Exorcisé, ou encore hanté ? Acteur parmi les acteurs ou lanterne magique laissant défiler, ombres rapides et pâles, les rôles de sa vie ? Est-il Tancrède, vraiment, ou merveilleux compagnon venu fêter, deux heures plus tôt, dans un café parisien, l’anniversaire de La Règle du jeu ? Et comment faisait-il pour être ici, parmi nous, blaguant avec Xavier Beauvois, devisant avec Milan Kundera ou Christine Angot, bouleversé par le sort d’une jeune Iranienne condamnée à la lapidation et sous le signe de laquelle notre soirée était placée – et là-bas, beaucoup plus loin, quelque part entre le Vél’d’Hiv, Rimini ou Cuernavaca, occupé à arbitrer, en silence, le ballet des personnages auxquels il a prêté un peu de lui-même et qui vivront, du coup, plus que lui ? Tel est le mystère Delon. Tel est le paradoxe qu’il porte, et incarne, à son sommet. Et tel fut le tour de force – mais oui… – de cette longue interview télévisée que d’abattre, pour un instant, les murs du musée imaginaire, de briser le cercle sacré qu’ont fait cette vie et cette œuvre autour de lui et de faire apparaître ce que savent ses vrais, mais peu nombreux, amis : un grand féodal égaré dans un monde démocratique, d’accord ; un homme qui ne peut être lui-même qu’en étant totalement ses autres, bien sûr ; mais un vivant, en même temps ; un vrai et jeune vivant ouvert à toutes les curiosités, voluptés, félicités de ce monde ; un roué qui, même quand dialoguent en lui le Guépard et Monsieur Klein, le Samouraï et le meurtrier de Maurice Ronet dans La Piscine, même quand on le croit en pieuse ou boudeuse conversation avec « Lino », ou « Luchino », ou « Gabin », ses pairs qui l’ont quitté et dont il est inconsolé, ne se laisse jamais, non plus, avaler par sa propre mémoire ni liquider par ses chimères. On songe à un Pessoa de cinéma, gouvernant (comme l’autre) le peuple de ses hétéronymes. Ou au Moscarda de Pirandello, mais qui aurait appris à être, en pleine souveraineté et sans se dissoudre, lui non plus, dans le rien de sa transparence innombrable, le « un, personne, et cent mille » qui donne son titre au roman. On songe à Garbo qui n’aurait pas eu besoin de disparaître pour habiter sa propre légende et continuer de vivre en même temps qu’elle la faisait exister. Delon a cette chance. Il a cette force. […]

Tenez bon, ami. 

En janvier 2024, Bernard-Henri Lévy apporte son soutien à Alain Delon, l’acteur faisant l’objet d’une campagne de calomnie dans la presse à propos de son état de santé. Ce « Bloc-Notes » du Point dresse le bilan d’une amitié, d’une admiration du philosophe pour Delon, d’une loyauté qui a débordé, au fil des ans, du seul écran de cinéma qui les avait réunis en 1997.

D’abord, il y a ce regard, qui illumine un visage stoïque et tendre. Ces yeux clairs, aquatiques, que je connais pour les avoir filmés. Ces yeux, ces larges yeux, aux clartés éternelles dont Baudelaire disait qu’ils appellent, repoussent et capturent les poètes. Delon est beau, irrémissiblement beau, parce qu’il a su faire œuvre de ces yeux, les prêter à Rocco et en faire l’allégorie, dans Le Guépard, de la noblesse et de sa déchéance, de son élégie longue et fatale. À côté d’un Burt Lancaster en vieux lion somptueux, il incarne l’énigme d’une beauté qui dure – âme ou visage, qu’importe ! – tant qu’il y a des yeux pour dire qu’on n’a jamais fait le tour du mystère de l’humain.

Ensuite, il y a ce génie d’acteur qui est tout autre chose, chez lui, qu’une vocation ou un métier. Aucun paradoxe du comédien, chez Delon. Aucune formule peinant à donner abri au fantôme d’un personnage. Et pas davantage, comme chez Belmondo, fils de sculpteur, et son éternel camarade, un art de l’ébauche, un modelage du rôle qui, touche après touche, réaliserait son dessin théâtral. Delon vit. Il est, immédiatement, celui qu’il lui est demandé d’habiter. Je ne dis pas, moi qui l’ai vu travailler, que c’est toujours à la première prise. Mais il y a un moment, avec lui, où c’est la prise et où, à l’instar de la madeleine que le narrateur de La Recherche s’obstine à grignoter pour en saisir toute la mémoire, la réitération serait une erreur. Instinct pur. Inspiration de félin. Delon est le vrai guépard.

Et puis il y a, bien sûr, l’ami, l’amant, le père qui parle peu. Ce taciturne magnifique que je vois, dans ses films comme dans la vie, telle une image mobile et silencieuse de ce que les mots, de toute façon, échouent à énoncer. Le Samouraï et les insondables noirceurs, non de l’âme, mais de l’existence. Monsieur Klein et le tragique d’un nom. Ses histoires de flics ou de voyous, taiseux comme des enfants perdus. Et toujours, en définitive, ces yeux trop clairs qui portent une question dont chaque film dit sa version, et l’échec de la réponse. Tout cela, comme l’infaillibilité chez les peintres, les musiciens ou les écrivains, n’a été donné qu’à quelques-uns. Delon est de ceux-là.

Mais voici que ce vrai guépard, devenu à son tour vieux lion, a décidé de se retirer dans la maison qu’il aime. Et ses enfants, dont je ne dirai rien sinon qu’ils ont tous, à leur façon, hérité de l’insaisissable grâce de leur père, se déchirent sous ses yeux et, ce qui est presque pire, sous les yeux carnassiers de la foule. Cet outrage est plus qu’une faute de goût. Plus qu’une de ces querelles d’héritage dont on nous répète ad nauseam qu’il en existe « dans toutes les familles ». On est au-delà de la société du spectacle et des « panem et circenses » dont se nourrit le gros animal social. C’est la vieille histoire du peuple devenu foule et hurlant qu’il veut sa livre de chair – sa part de la victoire de l’ignoble sur le noble, de la décomposition sur l’élégance, et de l’indiscrétion sur la vie intérieure et la pudeur.

Ainsi le vieux lion est-il jeté à la fosse, non pour y donner son coup de patte, mais pour y être dépecé. À côté des images du Ripley de Plein Soleil, qui étaient autant de passeports pour l’outre-tombe, nous sont jetées en pâture des photos de vieil homme affaibli qui disent, d’ailleurs, moins sa vieillesse que celle de l’époque. Et ainsi nous le dépeint-on comme un Œdipe à Colone de téléréalité qui, les yeux crevés, éteintes leurs clartés éternelles, errerait en quête d’une tombe, aux bras de sa fille et Antigone chérie. Cela est décidément trop abject, trop avilissant, trop sordide. Pour lui. Pour son œuvre. Pour sa dignité d’artiste et d’homme. Pour ses amis. Pour les témoins de son aventure incomparable. Mais aussi pour les jours que la vie lui décompte encore comme un présent et que les chiens ne semblent occupés qu’à lui retirer – comme s’il fallait lui faire payer d’avoir été, parfois, cinglant et grand.

Qu’Alain Delon vive ce moment de son histoire comme une inexpiable souillure ne dit pas, pour autant, son arrêt de mort. Il n’appartient à personne, n’est-ce pas, de savoir quand il mourra ? Ni s’il partira indigne ou digne, démasqué ou arc-bouté sur ses secrets, voué aux gémonies ou plus que jamais hors d’atteinte ? Si je devais faire un pari ce serait néanmoins celui-ci. Seul comme il l’a toujours été, depuis ce point de l’âme où les hommes conservent par-devers eux ce qui ne peut être vu de personne et leur offre un perpétuel sursis, il trouvera la force de sortir du bain de boue qu’on lui inflige, chaque soir, au fil d’un feuilleton cannibale.

Mais cela, encore une fois, n’est pas mon affaire, mais la sienne. Alors, ici, ce simple message adressé depuis le bord du volcan où nous sommes tous menacés par la lave aveugle du ressentiment et de la bassesse. Amitié, cher Alain. Fraternité. Puisse l’amour, si terriblement maladroit, de ceux qui vous entourent aider à ramener dans son lit cette crue d’égout qui vous submerge. Que les sortilèges du samouraï et la beauté des arbres de Douchy vous aident à demeurer le roc que vous n’avez jamais cessé d’être et à pardonner. Courage, Maestro. Les hommes de votre sorte vacillent, mais ne tombent pas.