Cher Bernard Henri,

Comment n’aurais-je pas été troublé et ému par votre message ?

Mais je ne pourrai pas intervenir en public à vos côtés. Une faiblesse constitutive : sur une scène, ma voix s’échappe dans les aigus, je ne sais parler en public quand le sujet me bouleverse trop, mon esprit s’égare, je ne sais faire. Ainsi, je perdais mes mots au Mémorial, une soirée si importante…

…Pourtant, l’antisémitisme, aujourd’hui, dans ce pays que nous habitons vous et moi…

Je ne saurais qu’en dire. Il m’horrifie, cela m’autorise-t-il à quoi que ce soit ? Je ne le crois pas.

Deux fois, une moitié d’une partie de ma famille fut médiocre ou sans dignité. Deux fois une moitié d’une partie de ma famille fut exemplaire. Ce qui fait de moi un Français, j’imagine ?…

À l’école, une après-midi, je découvrais Nuit et Brouillard. Quel autre pays aurait ainsi mis un tel film au programme d’enfants ? Le film fut un choc, que Serge Daney devait décrire si bien. Pourtant, le nom juif n’était pas prononcé au cours du film. L’époque ne savait pas encore distinguer le fait concentrationnaire de l’extermination. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait là d’un tact, d’une pudeur bouleversante, d’une piété maladroite de Cayrol comme de Resnais. La terreur de laisser seules les victimes juives dans leur désastre. C’est ainsi que j’ai lu le film.

Et le film m’enseigna.

Et puis en 1985, il y eut Shoah qui mettait enfin ma vie à l’endroit.

Vous me parliez dans votre courrier de Claude Lanzmann. J’aime, aujourd’hui que Claude n’est plus, l’appeler par son prénom. Claude, donc. Mon prochain film dit tout de mon rapport à son œuvre, et je suis fier d’y avoir filmé Tel Aviv avant le 7 octobre, ce qui semble un autre temps. Oui, mes films parlent pour moi.

…Mon rapport à la question juive, pour reprendre la formulation sartrienne, que je conteste – puisque la judaïté a toujours été pour moi une réponse, ou un appel, ou une affirmation plutôt qu’une question – il fut ancrée en moi bien avant la première vision de Shoah. Mes premières lectures levinassiennes ? Sûrement. Les romans juifs, de Proust à Philip Roth, bien sûr. Et tant d’autres. Nos amis de famille, certains camarades d’école… Ma façon d’être français, c’était de savoir ce pays que j’habite traversé depuis plus d’un millénaire par une identité singulière, quand j’appartenais moi à une identité universelle.

Ce qui dialogue entre le singulier et l’universel, voilà ce qui me met en vie ? Je suis assez catholique, assez rimbaldien, assez baudelairien, assez sollersien, pour savoir que la prétention à l’universel me terrifie. Et la singularité de chacun qui désire déclarer ne pas appartenir à cet universel me protège. 

Elle protège ma liberté d’artiste. Et ma liberté d’homme.

Suis-je confus ?

Vous lisant, vous méditant, voyant, accablé, les dérapages bien contrôlés et répétés de Mélenchon et des siens, les outrances, les agressions se multiplier, la jeunesse s’enflammer, – et  il est sûrement bon que la jeunesse s’enflamme si elle ne nous conduit pas à la barbarie… Je regarde ce pays étrange où je me sens si souvent étranger, et je me surprends à penser que l’antisémitisme ne lui est plus constitutif aujourd’hui. Oui, j’ai cet espoir fou. 

Et tous les chiffres me donnent tort.

Allons ! Vais-je contre votre forte thèse,cher Bernard Henri ? Je ne le crois pas.

Pourtant, je crois, je veux qu’il y ait ici, aujourd’hui, dans ce pays, fragilement, et en dépit des chiffres terrifiants, un « souci juif » qui nous protège tous.

Ainsi, j’entendais, un soir de Molières, les mots et la voix de Sophia Aram. J’entendais l’autre jour, la fièvre pleine de respect de jeunes lycéens en grève devant leur lycée, débordés par cette interminable guerre à Gaza. Ceux-là, avec qui je parlais, étaient magnifiques : étaient-ils l’exception ? Au-delà de leur confusion, j’entendais leur mesure, leur amitié… Bien sûr, je m’alarme, et pourtant je crois à cette amitié française.

Il y a longtemps que je pense – le pensé-je ? C’est juste une intuition – que Juif n’a jamais été un mot. Ou pas seulement un mot. C’est d’abord un nom. Celui, Israël, que Hachem donnait à Jacob. Voilà : des noms. Une infinité d’êtres au monde. Des noms, des gens, des amis, les miens.

Je ne peux, ne veux effacer un nom de cette terre, ne serait-ce qu’un seul. C’est pour moi une question de vie ou de mort.

Mais ceci, ce nom juif, qui d’autre que Jean-Claude Milner saurait mieux l’articuler ?

C’est dans ce désarroi que je vous redis toute mon amitié,

Arnaud d.