Sébastien LAPAQUE : Au lendemain du 25 avril 1974, des écrivains et des artistes, des journalistes et des cinéastes du monde entier ont surgi à Lisbonne pour participer à cette tentative de subversion pacifique de l’ordre capitaliste européen. Vous étiez parmi eux dès les mois de mai 1974. Quel souvenir avez-vous conservé de cette fièvre ?
Bernard-Henri LÉVY : Une fièvre mélancolique. Un parfum de pistils fanés et un air de grandeur sans éclat. Le goût de la révolution, si vous voulez, mais sans l’euphorie qui va avec. L’espoir, mais sans l’utopie. Une volonté de subversion, mais sans la foi. C’est le moment où le monde commence de prendre ses distances avec le signifiant révolution. Eh bien le Portugal arrive à point nommé. C’est la dernière des révolutions. Mais c’est aussi la première des temps désenchantés où entre ma génération. Evénement considérable !
Vous aviez 25 ans. Votre héros était plutôt André Malraux que Fidel Castro. Davantage qu’une possible réalisation de la prophétie marxiste, n’étiez-vous pas fasciné d’abord par l’irruption de la révolution en « vacances de la vie », comme le futur ministre du Général l’a écrit à propos de la guerre d’Espagne dans L’Espoir ?
Ça n’avait plus rien à voir avec le marxisme, je vous le répète. Il y avait des marxistes, bien sûr. Et même un parti communiste puissant, dirigé par un homme, Alvaro Cunhal, qui, avec sa silhouette haute et maigre, sa crinière de cheveux blancs drus, son profil aigu, avait une allure folle. Mais la bataille n’était pas seulement entre les révolutionnaires et les salazaristes. Il y avait, dans le camp révolutionnaire, une bataille féroce entre eux, les dinosaures de l’âge marxiste, et les jeunes capitaines qui avaient appris la politique dans les guerres coloniales de l’Angola, du Mozambique et du Cap Vert.
Or, le bras de fer, c’est les capitaines qui l’ont gagné. C’est Melo Antones, Vasco Lourenco, Otelo de Carvalho, qui ont « fait » l’événement. Et cet événement c’est donc la première révolution non marxiste, non progressiste, non violente, de l’histoire du XX° siècle. Ça peut paraître paradoxal, vu que c’étaient des militaires. Mais c’est un fait. Et eux, pour le coup, étaient en « vacances de la vie ». En vacances, en tout cas, de leur vie – faite, jusque-là, de toute la brutalité qui s’attache à des guerres coloniales. Lisez Antonio Lobo Antunes, l’un des plus grands écrivains vivants et lui-même, à l’époque, médecin militaire dans ces armées d’Afrique – tout est là.
Six ans après les révoltes ouvrières et étudiantes du printemps 1968 à l’Est et à l’Ouest, deux ans avant « l’affaire » des Nouveaux Philosophes, diriez-vous que cette révocation de la violence par les capitaines d’Avril a été une épiphanie ?
Voilà. C’est l’époque, je vous le rappelle, où Sartre arrive à Lisbonne, escorté de mon homonyme, Benny Lévy. Quand je fais dire à Foucault, l’année suivante, dans un entretien au Nouvel Observateur: « la question n’est plus de savoir si la révolution est possible mais si elle est désirable », j’ai en tête tout cela. Et lui, il me semble, un peu aussi. Nous en avions parlé, chez lui, rue de Vaugirard. Souvent. Et il aimait l’idée d’un événement secrètement décisif, ésotériquement essentiel – un événement qui ne figure dans aucun des grands calendriers de l’histoire officielle mais qui n’en a pas moins joué, sous les radars, un rôle de rupture épistémologique et politique.
La confusion de fanfaronnade, de générosité messianique et d’inconscience allègre au tréfonds de la Révolution des Œillets vous a-t-elle donné le sentiment d’assister à un « un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs » , comme l’écrit le cardinal de Retz dans ses Mémoires à propos de la Fronde ?
Fanfaronnade, je ne dirais pas cela. Mais il y avait quelque chose de romantique dans cette révolution des Œillets, ça, c’est sûr. Et ces capitaines, dans la mesure où ils s’opposaient au côté férocement petit-bourgeois, père de famille au pouvoir, du salazarisme, n’étaient pas le contraire de ces Grands qui ont fait la Fronde pas tellement par intérêt, ou par désir de puissance, mais par goût du style. Otelo de Carvalho par exemple, grande figure du mouvement et l’un des ceux dont j’ai été proche, le disait très clairement.
À cause de son nom, on le voyait toujours comme un héros de Shakespeare. Je n’ai rien à voir avec ça, disait-il ! Mes modèles sont Français. Et il pensait, quand il disait Français, au Grand Condé ou au Prince de Conti, aux ducs de Longueville ou de La Rochefoucauld, tous ces frondeurs qui conjuguaient mérite, vertu, honneur offensé, fidélité à la parole donnée, goût du chevaleresque. Ce qui lui vaudra, par la suite, de terribles ennuis avec la justice. Mais c’est une autre histoire.
Une personne qui a vécu les événements du printemps 1974 comme le chapitre inédit d’une chanson de geste, c’est Dominique de Roux. Elle a inspiré son roman Le Cinquième Empire . Quel souvenir avez-vous conservé du rôle mystérieux joué par cet écrivain qui rêvait d’être le poète épique d’un monde sans épopée ?
Les rumeurs les plus folles couraient sur les raisons de sa présence à Lisbonne. Et, encore plus, sur les allées et venues qu’il faisait entre Lisbonne et les maquis de Savimbi en Angola. On le disait lié à tel ou tel Service… On racontait qu’il fuyait la mauvaise réputation que lui avaient faite à Paris Jean Edern Hallier et Philippe Sollers… Mais tout ça, pour lui, restait une aventure littéraire. Son modèle, c’était Byron. Ou un Rimbaud dont le Harrar serait une révolution métapolitique. Mais c’était aussi, pour le coup, le Cardinal de Retz.
Avec la même façon de croire qu’il tirait les ficelles depuis sa suite de l’Avenida palace. Et, de fait, il en tirait quelques-unes. J’ai vu Otelo venir prendre conseil. Ou un autre de ces officiers, dont il s’était entiché, et moi aussi, Galvan de Mélo, venir prendre carrément ses ordres. Ajoutez une soif d’aventures assez « retzienne ». Et le même désir, comme dirait mon ami François Sureau, de « s’en aller ». Ce sont les premiers mots du Journal de De Roux, Immédiatement : « Si souvent, j’ai pris congé. » N’oubliez pas que sa dernière revue, celle qu’il a créée au Portugal, longtemps après L’Herne, s’appelait Exil…
« Il va y avoir du neuf, à Lisbonne, avant demain matin » , auraient entendu Dominique de Roux et Pierre-André Boutang dans dans une cave à charbon du quartier de Glória, au cours de la nuit du 25 au 26 avril. Faut-il croire à ces phrases qui, encore une fois, s’inventent plus souvent dans les romans qu’ailleurs ? Le goût des choses rêvées aurait-il conduit Dominique de Roux à l’oubli des choses vécues ?
Ah ? je ne sais pas… Je suis de ceux, vous savez, qui pensent l’inverse. Le goût des choses rêvées est, non l’oubli, mais le chemin des choses vécues. Et je crois que De Roux était ainsi. Et son complice Boutang, aussi. Avec ce beau mythe dont les commentateurs professionnels ne savaient généralement rien mais qu’ils connaissaient, eux, par cœur : le Portugal, chose rêvée… la vérité métaphysique du Portugal… Et cette révolution, du coup, provinciale et mondiale, historique et méta historique, post-impériale puisque « de gauche » et, néanmoins, animée d’une indéracinable nostalgie impériale…
Tous ces jeunes capitaines, amateurs de fado, follement mélancoliques, et qui prenaient les avions transports de troupes qui les ramenaient à Lisbonne pour des caravelles cinglant sur le Tage, étaient imprégnés de ce romanesque. Dominique de Roux aussi. Nous avions de grands désaccords. Je n’aimais pas son livre sur Céline. Ni sa fascination pour Ezra Pound (que ne parvenait plus à racheter, à l’époque, son amour de la poésie de Mao !). Mais ce côté de lui, jusqu’aujourd’hui, me plaît…
À travers les mythologies portugaises qui ont bousculé de manière inattendue le cours de l’histoire européenne en pleine Guerre froide, le temps et l’espace ont été vécus comme un pur exil. Loin de vous isoler, cette expérience radicale n’a-t-elle pas eu le don d’ouvrir sous les pas du jeune philosophe que vous étiez les voies non pas d’un « retour » mais d’un nouveau passage du Nord-Ouest — un passage de l’exil à l’être qu’a confirmé votre acquiescement croissant à l’œuvre d’Emmanuel Lévinas et votre propre montée vers Jérusalem ? À distance, peut-on considérer que la Révolution des Œillets a été une aventure métaphysique pour vous ?
Le rapprochement est un peu forcé. Mais, oui, il y a de cela. Les officiers révolutionnaires avaient eu tout le temps, en Afrique, de lire et méditer Camoens, la vocation métaphysique du Portugal, son côté Finistère et cœur de l’Europe, retour du roi Sébastien, arrivée du Cinquième Empire (titre, donc, du livre ultime de de Roux, dont j’ai été l’un des premiers lecteurs et que j’avais tenté, à l’époque, en vain, de faire prendre chez Grasset) etc. Et la révolution qu’ils faisaient, les plus lettrés d’entre eux la voyaient comme une aventure de l’esprit en même temps que de la société.
Alors, oui, ce n’est sans doute pas un hasard si j’ai été mêlé à cette aventure à ce moment-là de ma vie. C’est-à-dire si peu d’années avant que je ne découvre un philosophe, Emmanuel Levinas, dont le premier article de foi était qu’Israël est une aventure de l’esprit avant d’être l’enjeu d’une bataille politique, une catégorie de l’Etre autant qu’un pays géographiquement situé… Dans ma géographie spirituelle, Lisbonne n’est pas loin de Jérusalem. Dans les deux cas, cette belle arrogance qui permet, sans étendue ou presque, sur une terre réduite à un presque point, de se vouloir universel.
En 1971, vous avez été acteur et témoin de la libération du Bengale oriental après son soulèvement contre le Pakistan. Ce combat augural pour un pays de 70 millions d’habitants perdu dans l’immense Asie a inspiré votre premier ouvrage : Bangladesh, nationalisme dans la Révolution, publié en 1973 à Paris. L’année suivante, vous découvriez la petite « maison lusitanienne » chère au poète Luís de Camões. Et aujourd’hui, après l’Ukraine, c’est donc le sort d’Israël qui mobilise votre énergie. Vous êtes, de toute évidence, très sensible au charme singulier des petites patries. Qu’ont-elles de singulier au milieu des Empires voraces ? Ne serait-ce pas une capacité à nous faire à la fois plus vieux et plus jeunes que ce que nous sommes ?
Oui. Et vous oubliez Sarajevo ! « Petites patries », je ne sais pas… Mais, encore une fois, patries de l’universel à partir d’un territoire grand comme un mouchoir de poche. C’est ça, que dit la poésie portugaise. Et c’est ça que j’ai ressenti pendant ces deux étés successifs que j’ai passé à refaire le monde, lors d’interminables soirées, avec ces lecteurs de Pessoa, des Mémoires du Général de Gaulle et des Ecrits militaires de Trotsky.
Vous avez raison : on se sent, là, très vieux et très jeune. Vieux par la mémoire. Et jeune par l’énergie. Dans ces deux saisons portugaises, j’étais très jeune mais je me sentais étrangement contemporain de Catarina de Ataïde, du bon roi Sébastien dont on attendait que revienne le fantôme au-dessus du Tage ou des personnages sans âge de Pessoa. Aujourd’hui, en Ukraine, ou en Israël, un demi-siècle a passé. J’ai plus de souvenirs que si j’avais un siècle. Mais il y a quelque chose qui me donne le sentiment que tout recommence. Tout. L’exil. L’espoir. La résistance à la barbarie des hommes. La possibilité du salut. Et la chance donnée à l’humain.
« … cette belle arrogance qui permet, sans étendue ou presque, sur une terre réduite à un presque point, de se vouloir universel. »
Voilà, cher Bernard-Henri — je remercie vos mémoires et pensées.