La trame du conte Le Juif dans les épines des frères Grimm est constituée par une succession de quatre injustices.
La première. Un valet travaille trois ans sans être payé par son maître qui exploite sa faiblesse, convaincu qu’il ne trouvera pas d’autre employeur. Après trois ans, le valet s’enhardit à demander son dû. Le maître, faussement magnanime, finit par lui donner trois liards, une véritable misère qui ne rémunère aucunement son travail. Le valet rasséréné, bien que dupé, prend la route, content.
La deuxième. En chemin, le valet croise un nain surgi d’un buisson. Le nain s’apitoie sur son sort et demande au valet ses trois liards. Emu, le valet les lui donne. Toutefois, pour mettre fin à cette injustice, le nain offre au valet d’exaucer trois vœux. Le valet demande alors une sarbacane qui fait mouche à chaque coup, un violon qui pousse irrésistiblement ceux qui l’entendent à danser jusqu’à ce que ce violon se taise et, enfin, l’assurance que chacune de ses demandes soit acceptée par son destinataire.
La troisième. Poursuivant sa route, le valet, avec l’assurance que ses trois vœux seront exaucés, rencontre un Juif qui assiste émerveillé au chant d’un oiseau haut perché qu’il ne parvient pas à attraper. Le valet fait alors tomber l’oiseau dans un buisson d’épines grâce à sa sarbacane. Le Juif le récupère mais à ce moment le valet se met à jouer du violon. Le Juif commence alors à danser dans les épines, se griffant et déchirant ses vêtements. Epuisé par sa danse au milieu des épines, le Juif supplie le valet d’arrêter de jouer son violon. Le valet accepte à la condition de se faire remettre la bourse d’or du Juif. Celui-ci, pour mettre fin à ses souffrances, lui donne sa bourse d’or. Le valet reprend alors son chemin.
La quatrième. Le Juif demande au juge d’arrêter le valet et de récupérer son or. Le valet est interpellé avec l’or. Pour sa défense, il prétend que le Juif lui a volontairement donné cet or pour qu’il cesse de jouer du violon. Le juge ne le croit pas et le condamne à mort. En montant sur l’échafaud, le valet demande une dernière faveur au juge malgré les mises en garde du Juif. Le valet demande à jouer une dernière fois du violon. Le juge l’accorde n’y voyant aucune malice, et ignorant que personne ne peut résister à une demande du valet. Tout le monde se met à danser. Le valet demande alors au Juif d’où vient son or. Le Juif répond qu’il l’a volé et que le valet l’avait bien gagné en toute légalité contrairement à son accusation. Le juge fait alors pendre le Juif.
Ce conte synthétise les clichés antisémites véhiculés pendant des siècles dans la région qui correspond approximativement à l’Allemagne d’aujourd’hui. Les frères Grimm ont voulu systématiquement rassembler tous les contes et légendes transmis oralement ou non dans tous les recoins recensés. Une sorte d’archéologie et d’inventaire des légendes et contes en circulation.
Attachons-nous à circonscrire les sept stries acides de l’antisémitisme condensées dans ce conte.
Le Juif n’est pas tout-à-fait humain. Lorsque le valet rencontre le Juif, celui-ci est décrit comme étant porteur d’une « longue barbe de bouc ». Une barbe d’animal peu domesticable. Il n’est pas question de la barbe du sage ou du pieux. « Le Juif se met à quatre pattes pour entrer dans les épines », tel un animal, pour récupérer l’oiseau.
Le Juif n’est pas moral. Le valet l’apostrophe en l’appelant « coquin » au moment où le Juif récupère l’oiseau touché par le coup de sarbacane. Littré définit le coquin comme celui qui a un caractère bas et fripon.
Le Juif est nuisible. Quand le Juif, étourdi par sa danse endiablée dans les épines, lui remet à bout de souffle sa bourse d’or, le valet assène : « Tu as écorché assez de gens ; que les épines te le rendent. »
Le Juif est riche. Le valet savait que le Juif avait de l’or sur lui. L’émotion subjuguée que ressent le Juif en écoutant l’oiseau chanteur est oubliée. La seule valeur du Juif est qu’il est porteur d’or, mal acquis.
Le Juif est avare. Le juge ne croit pas à la défense du valet que le Juif l’a spontanément gratifié et s’exclame : « Le Juif ne donne pas son argent pour si peu de choses », pour mettre fin au déplaisir causé par le violon.
Le Juif peut être tué. Pour mettre fin à la danse à laquelle le force encore le violon du valet, le Juif déclare contraint qu’il a volé la bourse et que le valet l’avait acquis régulièrement : « Je l’ai volé, je l’ai volé, exclama le Juif, et toi tu l’avais bien gagné. » Le valet fait exécuter le Juif en le sachant innocent.
Le Juif est hors la loi. Ce conte décrit ce qu’est l’essence de l’antisémitisme : un mécanisme pulsionnel de transfert d’animosité. Le vrai coupable, le vrai méchant de cette histoire est en effet le maître et pas le Juif. Il disparaît même de la fable puisque c’est la pendaison du Juif (et sa spoliation) qui règle le contentieux. La faute de l’exploiteur est réparée par la mort d’un innocent, le Juif. L’or spolié au Juif restaure l’ordre social. Cette morale correspond à l’idéal national-socialiste selon laquelle la question sociale est essentiellement une question raciale. La lutte raciale annulant toute idée de lutte des classes. L’antisémitisme est une colère qui se trompe, consciemment ou inconsciemment, de cible. Il est un moyen commode pour le peuple d’exprimer sa rage légitime à l’égard du Prince en détournant cette rage contre une population innocente accusée d’induire le Prince en erreur ou de réduire le Prince à l’impuissance. L’antisémitisme, dans une dialectique faustienne, permet au Prince et à sa justice de détourner le mécontentement populaire sur la personne des Juifs. Si le Juif n’existait pas, écrit Sartre, il faudrait l’inventer. Même au prix (en or ?) d’une injustice plus grande encore que celle qui devait être réparée. Ce conte annonce aussi la parabole de la loi de Kafka et, avec prémonition, les temps actuels.
Ce conte n’est que recueilli par les frères Grimm. Ils n’en sont pas les auteurs. Toutefois, de génération en génération, les conteurs et les contés connaissent le Juif sortant d’un buisson d’épines (rappel de la couronne d’épines du Christ que les Juifs n’ont pas su reconnaître ?) chargé d’or.
Le Juif est réduit à avouer ce qu’il n’est pas par la détestation acrimonieuse du valet. Dans sa mort par pendaison, le Juif disparaît de la surface de terre, il ne la touche plus et « dans son âme affaiblie il prend sur lui la perversité du persécuteur » (Aharon Appelfeld).
L’antisémitisme « porte la marque de la collectivité » (Sartre) germanophone, notamment rythmée par ce conte antisémite abondamment reproduit.
Aucun enfant allemand ne rencontrera évidemment ce Juif, pas plus qu’il ne croisera le chemin d’une sorcière au nez crochu qu’il a inspiré. Pourtant l’image du Juif (dans son imagination et son imaginaire) habitera, sans nécessairement le hanter, les endormissements de cet enfant, sous la couverture trompeuse du « divertissement, de la gaieté, de la bonhomie et de l’humour naïf particulier aux Allemands » (Baudry, dans son introduction complaisante aux Contes choisis). Banalement et ordinairement convient-il d’ajouter – alors que ce n’est pas tant le Juif que son image qui est déterminante dans l’explication de l’antisémitisme du vingtième siècle (Horkheimer et Adorno) et de celui du vingt-et-unième siècle, où le poison silencieux ne se répand plus par les lectures aux enfants mais par les réseaux sociaux et ses images fausses qui confortent l’ignorance et renforcent la crédulité. Le parent pouvait décider de ne pas lire un conte de Grimm. Un enfant navigue seul sur les réseaux sociaux. Sans le savoir, il entre dans une forêt crépusculaire où guettent des démons qui ne sont ni les Juifs, ni les sorcières. Son exposition à l’antisémitisme ne dépend plus de ses seuls parents.
Aujourd’hui, le conte devient donc un compte sur un réseau. La mort du Juif sort insidieusement des pages pour devenir réelle, comme le personnage du film La Rose pourpre du Caire (de Woody Allen) qui s’extrait de l’écran de cinéma pour entrer dans la salle de projection et interpeller une spectatrice.
Bonjour, le juif dans les épines évoque aussi Moïse approchant le buisson ardent.
C’est vrai!