L’âme, cette vieille idée. Dont on trouve ce que l’on considère comme la première représentation, dans une grotte, celle de Pech-Merle, à un endroit bien particulier : au fond d’un dédale de roches et de stalactites, une cavité cachée, aux proportions minuscules, sous laquelle il faut, avec difficulté, se glisser, en s’allongeant sur le sol, pour admirer, sur un plafond se trouvant seulement à quelques dizaines de centimètres de hauteur, la figure peinte en noir d’un homme au corps constellé de flèches, étendu dans une position de sommeil serein, d’où s’échappe une étrange créature à tête d’homme et à corps d’oiseau. Qui s’intéresse encore à l’âme ?
Qui s’intéresse encore au Graal ? Le premier mot de Graal, c’est « l’éternité ». Le dernier, c’est « dit ». Qui, au moment où Sollers publie Graal (2022), s’intéresse encore à l’éternité ? Qui s’intéresse encore à la plus haute dimension de la parole, sa dimension sacrée ? N’en avait-on pas fini, avec ces bondieuseries ? (Il rit, parce qu’il sait.) La première phrase : « l’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. » Qui s’intéresse encore à l’alchimie ? Qui connaît vraiment l’hermétisme ? L’Antiquité ? La gnose ? Et qui se souvient de l’érotisme ?
Ô, Solitude
Trois adjectifs pour définir Graal : mystérieux, sexuel et quantique. Dans lequel il faut entendre antique, cantique. Graal, livre bizarre, livre gracieux, roccocoïsant, provocant ; livre « infréquentable » comme on dit aujourd’hui, fin bijou, grand-œuvre. Mélange d’ésotérisme et de profane ; d’érotisme et de sacré ; d’autobiographie et de mythe ; mélange des temps passés, présents, futurs ; de vérité déguisée en fiction et de fiction déguisée en vérité, de Très-Bas et de Très-Haut. L’infini, quoi. Nous parlons bien ici de littérature. Si Sollers a dépassé les avant-gardes, il n’en reste pas moins qu’il en conserve les réflexes, et invente, ici, un tout nouveau genre littéraire : le sien. Et c’est justement cela, le Graal : l’absolu révélé en soi, la grande individuation, le centre extralucide. Ce que Sollers, (à la suite de Saint-Jean) appelle « le Royaume ». L’intuition anarchiste est-elle la bonne (pour l’écrivain) ? Graal est aussi un livre politique : un pamphlet et une utopie… Qui concerne surtout, du moins, en surface, les femmes et les jeunes garçons, comme on va le voir.
Entre profession de foi érotico-gnostique, apologie moraliste de l’inceste et méta-utopie luciférienne, Sollers, comme à son habitude, s’expose et se dissimule totalement. Lui, son secret, peut-être le plus intime ; ainsi que celui du monde, se cristallisent, via un réseau de fines métaphores, et d’anachronismes fabuleux.
En à peine soixante pages, Sollers, avec la justesse, la légèreté, la fantaisie, la clarté et l’insolence qui le caractérisent, parvient à condenser, révéler, traduire à son lecteur, l’essence-même des traditions spirituelles et religieuses les plus interdites ; chrétienne, mais pas seulement ; dans une temporalité co-extensive, et sur lesquelles Éros règne en maître. Le terme de « prouesse », ici, n’est pas excessif.
Le fin du fin de la tradition initiatique, le savoir caché, ou l’intimité du cosmos-même (et donc de la nature, de l’homme et de la science), invariablement intriqués à son imaginaire, se voient déposés, là, en un minuscule objet, scandaleusement mis en évidence, sorti de siècles de silence, jeté en pâture à la vue de tous et pourtant, Sollers le sait, ceux qui n’ont pas à comprendre, ceux-là n’y comprendront rien.
Étrange tour de passe-passe, fascinant dispositif, rappelant celui de la lettre volée d’Edgar Allan Poe. Enfin, Sollers jouit d’être incompris. Autant qu’il prend le risque de l’être complètement, et de se voir envoyé au bûcher de la doxa. Mais enfin, qu’a-t-il à perdre, maintenant ? Graal est le genre de livre que l’on ne peut écrire qu’une fois que l’on se trouve hors de portée du monde, et passé sous la protection des symboles, de l’autre côté du voile.
« Alors entre aussi l’autre, arrivé le premier au tombeau. Il voit, et il croit. »
Sollers s’intéressait autant aux Évangiles qu’au Taoïsme, à la Kabbale, ou au Shivaïsme kashmirien, me dit-on dans l’oreillette du Select. Graal est un livre à plusieurs niveaux de lecture, comme les Évangiles, La divine comédie, le Sanskrit et les hiéroglyphes. Graal est le roman-codex de Philippe Sollers.
Surtout, il prend acte de la dimension purement fantastique de sa propre personne (son égo). Graal est peut-être un testament littéraire, celui d’un esprit aguerri, mais c’est aussi un écrit de jeunesse, celui de son âme intacte, enflammée d’un désir de connaissance absolue, âme prisonnière du monde et du temps, et qui nous salue. Graal est son chant intérieur, l’avant-dernier. Dans l’œil du cyclone, l’écrivain reprend son esprit, qui n’est autre que celui de l’Être. Sollers est venu, il a vu et il a vaincu. Il s’était déjà transformé en mystère. Voilà qu’il se métamorphose en mythe. En bon Atlante, Sollers en dit beaucoup moins qu’il n’en sait. Car c’est le geste majeur de ce Graal, et qu’il faut commenter : Sollers s’identifie à un Atlante. Qu’est-ce à dire ?
Atlantide
Je mentirais si je disais que j’avais tout compris. Graal est un livre d’une densité et d’une érudition sidérantes, incrusté de mille références et intuitions nouvelles, de concepts télescopés entre eux, ouvrant la voie à diverses interprétations, qu’il serait impossible d’analyser de façon exhaustive, dans un simple article. Aussi, nous en explorerons les principaux thèmes, aussi profonds que les abysses du ciel, de manière superficielle.
Par un geste d’imagination à la puissance difficilement comparable, Sollers se définit comme un atlante. C’est, bien sûr, un motif littéraire, un concept poétique. L’île de Ré, où Sollers passa une grande partie de sa vie, est, selon lui, l’un des seuls fragments restants de cet immense continent immergé. Il s’appuie sur la crédibilité historique de l’Atlantide, citant Platon.
Le devenir-mythe, pour lui, est une question de vie et de mort, autant qu’une affaire d’honnêteté intellectuelle. Lucide, Sollers a vécu sa propre vie comme une œuvre en soi. (Après tout, Mauriac ne lui avait-il pas promis « la gloire » ?) Dans Graal, il pousse, jusqu’au bout, la transformation de sa propre existence en mythologie. Le mandarin des lettres a toujours royalement ignoré l’époque, ses mœurs, ses codes, sa morale. Plutôt, il a cherché à s’en affranchir ; autrement dit, à ne pas en devenir l’esclave. Et il nous apporte ici la preuve de sa victoire.
Sollers, donc, lie son destin au plus sublime des mythes, l’Atlantide : « Nous sommes ici dans l’extrême occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourritures des dieux. Au bord de l’atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux. »
L’Atlantide, civilisation perdue, où les jeunes garçons ont la particularité, selon Sollers (et loin de Platon et de ses guerriers atlantes ultra-viriles), d’avoir été initiés à la sexualité très jeunes, suivant un rituel bien précis, savamment opéré par leurs tantes, ou bien leurs sœurs.
Comme ce fut son cas. Sollers évoque, avec force détails et une fierté aussi délicate que non-dissimulée, l’ambiance très incestueuse dans laquelle il vécut, étant enfant. Ultime provocation. Outrage aux mœurs. Cabotinage littéraire. Éclat de rire. Révolte. Sollers se fait hara-kiri. Érotise là où ça fait mal.
Il s’appuie sur un ouvrage fabuleux, celui d’un auteur anonyme du XVIIIème, publié en 1789, à Cythère, introuvable, si ce n’est dans l’imagination facétieuse de l’auteur. « Selon lui, les femmes atlantes apprennent très tôt aux jeunes garçons à se caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir (…) Ils sont ensuite livrés au choix des femmes, ce qui, on s’en doute, produit une civilisation absolument contraire à la nôtre, embarrassée depuis toujours, dans le contre-sens sexuel ». On est loin de Bensalem, cette cité idéale, régie par de très sérieux et ascétiques mages-savants initiés, dépeinte dans la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, la Dalida des Rose-Croix ; auquel Sollers ne fait nulle référence, afin de s’en démarquer, nettement. On est, aussi, aux antipodes de nos sociétés patriarcales.
C’est là, à la suite de cette exégèse fictionnelle, que Sollers révèle son secret. Il décrit la scène, telle qu’elle s’est exactement déroulée. Du moins, c’est ainsi qu’on le ressent. Il loue la virtuosité que lui a conféré son initiation précoce, opérée par sa tante, cette « merveilleuse salope » qui, cousant, lui « pique les couilles ».
L’Atlantide, où l’érotisme fait loi, et donc, civilisation. Pour lui, l’atlante est un « élu ». Il appartient à une dynastie d’initiés.
L’atlante est celui qui vit au gré de son âme, fendant les « strawberry fields », armé de l’épée du savoir. L’atlante est l’initié à la gnose, associée à une dialectique sexuelle précoce, délestée de toute morale, de toute violence, et pleine d’une bonté profonde que Sollers nomme « anti-humanisme ». Graal est donc un appel à l’insurrection érotique généralisée, doublé d’un impératif gnostique, revisité à nouveaux frais (sexuels).
Graal est, entièrement, une érotisation des traditions ésotérique et mystique. La gnose est, ontologiquement, érotique, et inversement. C’est une réconciliation des corps jouissants avec l’esprit Saint, que l’on ne saurait limiter à un simple héritage Bataillien, car Sollers va encore plus loin. Cette ontologie d’un Éros à caractère incestueux, mise en forme en un court roman, est une pure nouveauté littéraire.
L’atlante est une espèce en voie d’extinction, celle de l’homme qui vit, sans cesse, selon le principe de non-dualité. De plus, « l’atlante d’aujourd’hui se ressent comme immémorial, ce qui n’arrête pas d’intervenir dans son existence terrestre. » L’on verra plus loin ce que cela signifie. Atlante s’entend aussi, bien sûr, au sens de passager à bord d’une civilisation sur le point d’être engloutie. Celle du libertinage, de la libération sexuelle, à nulle autre pareille, qui n’aura pas fait long feu, et pour cause, et, bien sûr, celle des Beaux-arts.
Sollers imagine donc les mœurs sexuelles de cet « âge d’or », se perd joyeusement dans un fantasme historique servant de prétexte à l’expression de ses visions et désirs ; façonne son propre égrégore, depuis les profondeurs de sa solitude et de son inconscient.
Ce que Sollers propose, ce n’est rien de moins qu’une humanité alternative, obéissant à une logique tout autre. L’atlante est un être entièrement voluptueux, sans cruauté. Il vit dans une équité véritable, nous dit Sollers, qui sous-tend respect mutuel, absence de prédation, de violence, de meurtre.
Nous sommes bien là dans la littérature d’imagination, si rare de nos jours, et de veine altantidienne, qui plus est.
Sollers s’imagine le frère de ses figures tutélaires, atlantes, elles aussi. Il s’invente une paternité avec Baudelaire : « Après l’engloutissement de l’Atlantide, quelques lieux privilégiés en ont gardé le souvenir palpable, Cnossos, Delphes, Délos, par exemple, mais aussi Lesbos, que Baudelaire appelle “la mère des jeux latins et des voluptés grecques (…) Car Lesbos, entre tous, m’a choisi sur la terre, et je fus, dès l’enfance, admis au noir mystère (…) aux baisers orageux et secrets, fourmillants et profonds.” Nous y voilà, dans ce royaume exclusivement féminin, où néanmoins, évènement scandaleux, un homme comme Baudelaire, enfant, peut être choisi par des femmes ».
Il se rapproche aussi de Laclos, qui écrivit une partie des Liaisons dangereuses alors qu’il était en garnison, à l’île de Ré : « la marquise de Merteuil semble être la réalisation génétique d’une femme atlante. Tout y est : l’extraordinaire énergie pour s’affranchir de tous les codes, la virtuosité inspirée. »
Du courage de vivre
Sollers sauve l’érotisme et le réserve aux atlantes-initiés-par-l’inceste (et à la jouissance-extrême-onction). Étrange geste. Il excommunie les autres, les terriens, qui sont des endormis doublés de causes perdues. Il cite alors, sans le citer, une phrase de Michel Houellebecq, dont il estime qu’elle mérite de passer à la postérité : « Ce qui me distingue de mes contemporains, c’est qu’ils vivent leur vie, ou ce qu’il en reste, alors que je vis pleinement ma mort ». Sous-titres (de l’atlante) : « Façon de dire : ils survivent, je vis. (…) La vrai vie consiste à vivre sa propre mort. Pas la mort, mais SA mort ». Schopenhauer applaudit. Sollers oppose avec délicatesse les « femmes terriennes (…) en général de très mauvaise humeur, déprimées, indignée ou plaintives » avec les « corps glorieux » dont les qualités sont « impassibilité, clarté, agilité et subtilité. Ils n’ont besoin de rien, sont radieux, se déplacent instantanément avec la rapidité de la pensée et traversent, sans résistance, tous les obstacles. » À bon entendeur.se.
Plus loin, il rappelle ce qu’est Sade, tout entier un « Principe de délicatesse », et cite Juliette, autre héroïne atlante : « Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir ». Sollers encore : « le silence sur l’initiation est la preuve du principe de délicatesse, en même temps que la trace émouvante d’une grande civilisation qui mérite d’être appelée Graal. »
L’extrême délicatesse, trait commun à l’ésotérisme et à l’érotisme, et dont il fait un principe politique et philosophique cardinal.
Sollers tente, par des moyens extrêmes, de sauver ce que l’époque actuelle tente d’exterminer : l’art, la beauté, le secret, la singularité, la vie, en un mot : la poésie.
Il clôt le premier chapitre, intitulé « Éternité », avec ce paragraphe : « Parmi les légendes, on peut relever que le Graal a été enlevé au Ciel qu’il a été transporté au “Royaume du prêtre Jean”, quand il s’est réfugié avec les Rose-Croix, en Asie. Vague rêverie (je souligne), qui n’approche même pas l’hypothèse la plus sérieuse, celle d’un continent disparu, il y a très longtemps, mais toujours actif atomiquement et génétiquement (Sollers souligne), dans l’ombre. »
Qu’entend-il, par « atomiquement et génétiquement » ? Sollers cherche-t-il à nous dire qu’il accorde du crédit à la thèse d’une lignée atlante, symbolique, secrète et initiatique… ou bien, croit-il véritablement à cette vieille histoire de sang royal (sang real), celui des mages et des prophètes ? Difficile à dire.
Sollers n’était pas fou. Tout au plus croyait-il à la première hypothèse, celle d’une lignée secrète d’initiés aux mystères, dont il révèle l’existence, l’air de rien. Sollers, ici, nous laisse dans le flou artistique, pour son plus grand plaisir pervers et enfantin.
Il joue sur le double sens de l’initiation : initiation au plaisirs sexuels, initiation aux mystères.
Sollers laisse son lecteur dans la confusion, mais il lui signale que le Graal serait une science, qui se transmet génétiquement, d’atlante à atlante, dans la plus haute clandestinité. Cette science-là s’oppose au scientisme, aveugle. C’est la science de l’extase, physique et psychique.
Plus loin, il écrit : « J’aurais dû faire analyser, en laboratoire, le code génétique des trois femmes atlantes que j’ai eu la chance de connaître. Elles m’ont choisi, je les ai tout de suite reconnues. »
Ce passage est pour le moins intrigant. J’en propose une interprétation, que voici. L’esprit étant corrélé au corps, et inversement, toute mémoire traumatique s’inscrit, on le sait, c’est prouvé scientifiquement, dans l’organisme, et plus exactement dans l’ADN (épigénétique).
J’ai pu remarquer, au cours de mon existence personnelle, qu’en effet, les victimes (mot que l’on notera tout à fait absent du vocabulaire sollersien) d’inceste, de viol ou d’abus, avaient tendance à s’assembler, par affinités électives, souvent de manière tout à fait inconsciente. Ce que Sollers nous dit ici, c’est qu’il aurait voulu faire analyser ses amies, initiées à la sexualité par la voie de l’inceste également, non dans un « laboratoire », mais dans un cabinet de psychanalyste.
Sollers alchimiste, transforme ce qu’il aurait pu qualifier de « traumatisme » en une bénédiction, en une initiation à la grâce et à la vérité. C’est l’« esthéthique » de Philippe Lacoue-Labarthe, la contraction et le dépassement des impératifs kierkegaardiens (esthétique, éthique, religieux).
L’atlante, c’est donc l’amoureux singulier, celui qui résiste à la tyrannie du Nous. Sollers sauve les amours très uniques, les tous premiers, tord le cou de la moraline, ce désir de l’inconscient collectif de culpabiliser tout le monde ; et surtout, dénonce avec une élégance sans commune mesure l’hypocrisie sociale consommée quant aux prémices de la sexualité, toujours (plus ou moins) indirectement incestueuses.
La littérature, c’est l’amour, l’amour c’est la littérature, et « la littérature ne peut pas être jugée de façon -iste », nous dit-il.
« La notion de jugement s’est perdue en route » (celle de la gnose) où ni le bien ni le mal ne subsistent. » Tout est permis en territoire mystico-érotique ? D’accord, mais en est-il de même dans la vie profane ? L’on sait bien que non. Ici, que les choses soient claires : si la littérature peut et doit tout se permettre, il n’en va pas de même dans la vie réelle. C’est d’ailleurs toute la difficulté et le piège de l’exercice… Combien d’artistes ont-ils cru que leur art leur conférait un laisser-passer pour assouvir leur pires élans (domination, manipulation, emprise, abus, etc.) dans leur vie intime ?
Si l’on se cogne, invariablement, contre le réel, il n’en va pas de même avec la littérature. L’art est l’unique lieu où le crime est possible. C’est le testament de Sade (qui fut lui-même son propre dupe), c’est aussi, maintenant, celui de Sollers l’atlante qui, peut-être plus subtil encore, transforme un crime subi en salut littéraire.
Intelligence du Graal
L’on glisse, alors, vers le second sens de l’initiation, pour rencontrer la nature véritable de cet énigmatique Graal, que Sollers révèle, (presque) clé en main. Il commence par discréditer toute thèse relative à un quelconque objet sacré (légendes arthuriennes). Puis, il cite, en guise d’introduction, René Guénon : « Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus. En principe, il est toujours présent pour ceux qui sont “qualifiés”, mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception. »
Qu’est-ce que le Graal ? La réponse sollersienne est limpide : « Toute sa vie, un descendant des atlantes recherchera ce Graal perdu, avant de s’apercevoir qu’il l’a en lui (je souligne), et qu’il n’y a aucune séparation à faire entre intérieur et extérieur. Il est partout chez lui, “partout” et “n’importe quand” sont lui-même. (…) vous n’êtes le frère et le camarade de personne, vous êtes seul, et aucun autre atlante ne vous fera signe, vous êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour. »
Je et nul autre. Je est un mystère. Ou, comme l’écrit un autre écrivain français, Drieu la Rochelle, dans son journal : « Je suis Dieu. Il n’y a que moi. Narcisse, comme dit Valéry. »
Le Graal, c’est la conscience universelle, ses lois cosmiques et naturelles, entrées en harmonie avec la conscience individuelle, par la connaissance, et par l’amour. En d’autres termes, l’Être et l’étant qui coïncident. C’est savoir écouter les battements d’un cœur qui ne se ment plus, libéré des mensonges de l’égo, et qui a su abolir, par la gnose, toute illusion de séparation avec les mondes matériels et immatériels. Une solitude absolue transformée en son exact contraire.
C’est l’auto-transcendance suprême. C’est, tout simplement, l’intégrité dans le savoir. « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les Dieux », ne signifie rien d’autre. L’atlante est celui qui vit au gré de son âme, et qui connaît l’essence divine de celle-ci. Le Graal, c’est donc de mettre en mouvement un esprit et un corps sans joug. C’est la liberté par l’initiation : « une raison poétique à la profonde racine d’amour », j’entends cette phrase prononcée à l’instant à la radio. Elle résume bien l’affaire.
Le Graal est un savoir contre-encyclopédique, où la jouissance d’être est savoir en soi. « Sers-toi de ton jugement », écrivait Emmanuel Kant dans son célèbre article Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les lumières ?) ; que l’on pourrait traduire, en français, par « écoute ton cœur ». Et l’on peut voir Dante, gardant l’entrée du Collège de France, le visage calme et le regard aigu, une couronne de laurier sur la tête, la main serrée sur le cœur (la voie du milieu, et là où l’or loge : l’« éternel présent », comme dit Sollers, « la croix du présent », comme dit Hegel, c’est-à-dire, ici et maintenant), son pied écrasant une seconde tête grimaçante, la sienne propre, sa part maudite, en proie aux vers de l’Enfer.
Solitude
De là, nous parvenons à l’autre grand thème du livre, celui de la solitude, qui est aussi la clé de l’initiation. « L’atlante réfugié d’aujourd’hui ne connait qu’un seul Dieu : la chance. (…) Chance de parler une langue que personne ne comprend. Chance d’avoir échappé aux communautés. » Le seul crime, c’est de ne pas avoir su devenir absolument seul. Sollers fut peut-être l’écrivain le plus seul au monde. Il émet sur des ondes inaccessibles. C’est sa grandeur. Comme me le disait un chauffeur de taxi, m’emmenant au Ritz un soir de 25 décembre : « la solitude, ce n’est pas ce qu’on croit, la véritable solitude, c’est quand on n’est pas vu et accepté pour ce que l’on est, au fond. La véritable solitude, c’est de savoir que l’on a été compris par personne. »
Où un fléau psychique, par transmutation alchimique encore, se voit transformé en insigne honneur. La solitude de Sollers, c’est la solitude de la grande intelligence, celle de l’illuminé, du mage, du roi, du prophète ou du très grand artiste. C’est la solitude des atlantes. Solitude ontologique, solitude mystique, solitude divine, même. Encore une fois, comprenne qui pourra. Sollers panse la plaie de l’incompréhension et des jugements moraux grâce à l’Antiquité, dans sa beauté fantasmagorique qui, rêve-t-il, le comprend entièrement.
Initiation
Graal est un livre crypté, un pont entre monde ésotérique et monde profane. Quel fut le degré d’initiation de Sollers ? Était-il gnostique ? Ce sont ces deux questions qui m’ont poussée à choisir de commenter Graal. François Meyronnis m’indique que, s’il connaissait assez bien les mouvements martinistes et valentiniens, Sollers ignorait tout des mouvements sabbatéens et frankistes. La belle affaire. En fait, Sollers semble s’être inspiré de la gnose, sans s’en réclamer totalement. À l’instar de Picasso, il a pris ce dont il avait besoin, laissé le reste, puis transformé tout un aéropage de références en une dimension parallèle et n’appartenant qu’à lui, au sein de laquelle s’est formé son propre langage initiatique.
En cela, Sollers fait un pas décisif : il est l’un des rares auteurs à avoir su concilier l’Occident avec l’Orient, à sa manière. Philippe Sollers est un initié sauvage, comme Alcibiade. Croyant non-encarté (ou presque), il est, en fin de compte, l’un des très rares adeptes d’une littérature non-profane.
S’il s’intéresse de très près à l’hermétisme et à la tradition ésotérique (il se moque de Pierre, se réclame de Jean), il n’était pas franc-maçon pour autant, comme je l’ai soupçonné un moment. Il l’écrit dans Un vrai roman : « j’ai la plus vive sympathie pour la franc-maçonnerie, dont j’ai tendance à idéaliser la nature, m’intéressant peu, je l’avoue, à sa fonction sociale, mais beaucoup à son enseignement intérieur. (…) j’ai planché en loge, avec plaisir, sur Dante, Casanova et Mozart, au point de m’entendre dire qu’après tout, il y avait des maçons sans tabliers. Une affiliation ? Pourquoi pas, mais manque de temps. »
Arrêtons-nous un instant sur cette déclaration, car elle dit beaucoup : Sollers n’a pas de temps à perdre avec la lourdeur des rites et obligations maçonniques. Condescendre à la vie de la fosse le débecte. C’est déjà trop louche. On retrouve là l’aristocrate, l’égoïste sacré. Il ne le dit pas, mais on peut le lire entre les lignes : c’est l’essence même de l’initiation qui l’intéresse, le reste, on le comprend, relève du « pinaillage », de l’ergotage pseudo-social, de la corruption dans la communauté. En bref, les francs-maçons sont des hypocrites, et n’y entravent visiblement que dalle ; autrement, ils ne seraient pas francs-maçons, mais écrivains ; feraient vœu de Solitude absolue, et donc de fraternité réelle. Sa non-affiliation à la maçonnerie témoigne du haut degré d’initiation de Philippe Sollers.
Sur le volet initiatique, il conclut : « Les initiations, souvent interdites, étaient très surveillées par la police des États, qui y voyait, non sans raison, un lieu de complots politiques. Athènes considérait comme un délit, puni de mort ou d’exil, le fait d’avoir célébré les mystères “en privé”, accusation portée contre Alcibiade. Nous ne savons presque rien des Mystères, à part des images stéréotypées. (…) Leur révélation à l’air libre aurait signifié la fin des Mystères, ce qui, à travers la science, n’a pas manqué d’arriver. »
Temps
Le temps ne passe pas comme ailleurs dans le cerveau Sollersien. Il est, non seulement cyclique, mais bien plus fondamentalement, co-extensif, puisqu’il n’existe ni passé, ni présent, ni futur, tous les temps sont présents, en une immédiateté indétectable : « Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte ». Ainsi, début et fin s’embrassent, s’opposent et s’attirent, dans une ritournelle infinie, comme les deux serpents ouroboros de l’intaille qu’il portait à l’annulaire.
Sollers, dès la seconde phrase de Graal, nous traduit dans des mots simples un concept des plus obscurs : l’apocatastase, ou ce que les savants nomment « intrication prophétique » : « Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. » Si l’Esprit vient, il s’en va aussi… avant son grand retour.
Créer son propre espace-temps, geste littéraire d’une importance primordiale ; Graal littéraire en soi. Sollers devait connaître cet ouvrage chinois, Le secret de la fleur d’or, où il est question de « voyage astral », dit aussi « décorporation ». De même, il devait connaître Thot, l’atlante (qui n’est jamais cité), divinité égyptienne à tête d’ibis ou de babouin, plus connu sous le nom d’Hermès ; Dieu de la sagesse, de l’écriture et de la magie, capable de voyager à l’envie dans le temps et l’espace, comme on peut le lire dans les Tablettes d’émeraude de Thot, retrouvées dans les années vingt par Maurice Doreal, autre grand fabulateur devant l’Éternel.
Roman
Sollers, on le sait, est un fétichiste de la littérature, un puriste et un albatros. Graal rappelle l’ikebana, cette technique d’arrangement floral japonaise ; où l’on travaille une composition en se concentrant autant, sinon davantage, sur les espaces vides que sur les espaces pleins – sur les silences que sur les phrases – ; pour atteindre des degrés exquis de beauté, de vibration, d’équilibre et de poésie.
Sollers connaît son art. Son roman est mince, ses muscles aussi fins que ceux d’une danseuse étoile.
Graal est la mise en forme épurée à l’extrême de sa recherche de la vérité, et de ses résultats, probants. Pour lui, la littérature est désir, jeu, imagination, gratuité, beauté, individuation, érudition, invention. Elle s’oppose strictement à la norme sociale, à l’hypocrisie intellectuelle, au renoncement à la poursuite de soi, ce froid glacial que l’écrivain a en aversion. Sollers a compris les règles du grand Jeu, il a gagné au grand Jeu, le sait, l’écrit. Son discours, très volontairement abscons, s’oppose à celui de la société du spectacle, de plus en plus simplifié, à la limite de la pornographie textuelle.
Graal est la démonstration de cette grande liberté. Il abjure la stabilité romanesque. C’est un roman qui brûle ses propres codes, et ce faisant, se purifie. Son étrangeté, parfaitement assumée, fait tout son charme et son mystère. Inspiré par la pensée chinoise, Sollers nous dit : « je fais ce que je veux et je vous emmerde ». Dans une interview, il déclare : « moi je pense que la littérature c’est la guerre, et qu’il faut se battre ». De la littérature comme ligne de front autant que comme refuge parfait. On connait bien la phrase de Kafka, que Sollers aimait répéter, comme un mantra : « j’écris pour faire un bond hors du rang des assassins ». Ici Sollers fait, en l’occurrence, un grand bond hors du temps des assassins.
Alors Sollers se bat. Il oblige la littérature à se débarrasser de toutes ses névroses petites-bourgeoises, libère le roman de ses obligations les plus pesantes, va à l’essentiel, motif, imagination, fantasme, style et catharsis. Oui, Graal, malgré son absence d’histoire, de personnage, d’unité de temps, de lieu et d’action, est un roman. Un roman méconnaissable, donc idéal. Une autofiction glorieuse. Sollers n’a pas de temps ni de talent à perdre avec les simagrées du roman conventionnel. Pour lui, ce n’est pas ça.
Si la littérature est ce qui permet au langage de dire « je », Sollers fut l’un des seuls à prendre l’affaire très au sérieux. Avec Proust, Sainte-Beuve, il pense que tous les écrivains sont le même écrivain.
C’est donc cela, le « je » de Sollers : une identité qui se confond tout entière avec le langage, ses désirs, ses délires, ses jeux. Une identité qui se confond toute entière avec le Créateur, ou « Vivant ».
« La parole Suprême jouit de la parole en tant que parole ». De la littérature comme offrande faite à Dieu. Littérature passée à travers la nuit noire de l’âme, qu’il rapproche d’Heidegger, ainsi que de la psychanalyse.
Il m’est toujours apparu que Philippe Sollers défendait le droit de ne pas reconnaître d’autre maître que l’art en soi. L’on connait l’origine de son pseudonyme, contraction de « solus » et « ars ». L’art, et c’est tout. Sollers signifiant « rusé », « fin », « intelligent » ; c’est aussi une référence à Ulysse, à qui il s’identifie depuis l’âge de vingt ans ; celui qui accomplit un voyage de retour en lui-même, qui refuse l’immortalité, pour revenir à Ithaque (en soi).
Citons cette phrase, simplement pour sa beauté intrinsèque. C’est d’ailleurs, à mon goût, la plus belle du livre : « Tous les grands artistes ont rêvé de royaumes, et se sont ressentis comme des corps de rois. »
Graal est l’avant-dernier livre de Sollers. Notion bouleversante que celle de l’avant-dernier livre, se situant entre le sur-achevé et le tout-inachevé, qui résonne avec l’œuvre de Sollers tout entière, en phase avec l’infini.
Apocalypse
« L’anéantissement de l’Atlantide reste un mystère. Selon certaines légendes, il aurait été précédé par une longue maladie inconnue, affaiblissant les royaumes, comme si le monde humain était lui-même une maladie (je souligne), une série de virus se réinfectant elle-même. Les atlantes mourraient par centaines de milliers, ce qui avait fini par lasser la divinité bio-cosmique. » (Notons, ici, la précision chirurgicale ainsi que la profondeur infinie de l’expression « divinité bio-cosmique ».)
Et souvenons-nous d’Antonin Artaud qui écrivait que « la pandémie est la vérité de l’homme ». Toutes ressemblances… seraient purement fortuites.
Hybride, inclassable comme le sont les meilleurs, Sollers se définit comme « Migrant ». Brutalement honnête, méprisant le monde par amour de celui-ci, il se fait le narrateur de la grande dé-civilisation.
Il prend parti sans en avoir l’air. Car la politique, c’est la vulgarité. Oui mais l’apolitisme, c’est l’indignité.
Sollers rebat les cartes des hypocrisies contemporaines, qualifie le centriste de gestionnaire des complots (leur conférant ainsi un caractère authentique) ; fustige « le coranovirus », maladie des temps : « Il est logique que, dans la décomposition du Dieu ancien, son représentant le plus tardif se rebiffe contre son agonie future ». Sollers a choisi son camp. L’on sent qu’il ne faudrait pas le prier pour partir en croisade.
Encore dans une interview, il déclare : « Un écrivain qui ne s’intéresse pas à l’histoire n’existe pas, à mon avis (…) les écrivains français sont à la traîne, dans la boue de l’ignorance. »
La cause de cette ignorance ? La connaissance même. Sollers propose de subsumer l’expression « péché originel », par un plus juste « virus originel »… qui ne manque pas de rappeler l’expression de William Burroughs, autre initié-sauvage : « Langage is a virus from outer space ». Sollers n’oublie pas qui est le roi de ce monde… La Bête scientiste, la techno-tyrannie, vues comme oppositions déchaînées au Vivant, et donc, à la connaissance véritable.
Dans une interview, il déclare : « Je m’intéresse à ce qu’on ne veut pas nous dire, à ce qu’on nous cache. À ce qu’on veut ignorer. (…) ce qui m’interpelle, c’est l’ignorance généralisée : pourquoi ? »
Facile à dire, quand on est un atlante…
Politique
Sollers nous expose sa vision de la politique, reprend les thèses anarchistes en sauvant la monarchie, ajoutant au tout un zest de système à la chinoise : « L’Atlantide était une fédération de royaumes, chacun chez soi et le ciel pour tous. De tous temps, sur terre, les royaumes se sont combattus, mais ici, en plein Atlantique, il y a eu une paix perpétuelle océanique, dont il est difficile d’imaginer la splendeur. »
Il précise : « L’Atlantide était une fédération de Royaumes indépendants, d’où une harmonisation substantielle. Il y a, à égalité, des rois et des reines, chaque gouvernement ayant ses propres lois, visant toutes à protéger au maximum l’intimité des citoyens. C’est le pays des secrets jalousement gardés, le contraire de notre postmodernité d’indiscrétion générale. (…) les conflits sont réglés par une police d’autant plus puissante qu’elle est invisible. On se croirait à Venise ou en Chine. Tout ce qu’on peut dire, c’est que quelqu’un ou quelqu’une a disparu. La police n’interpelle pas, elle éclipse. »
À rebours du marxisme – comme il l’a toujours très habilement et très discrètement fait -, son horizon politique est basé sur une harmonisation des souverainetés, qui ressemble étrangement à La Nouvelle Atlantide, l’hypersexuation précoce et le catholicisme romain apostolique en plus. Plus importante encore, dans cette monarchie libertaire sollersienne, est la notion de protection de l’intimité des citoyens, cet autre Graal perdu. Où le mystère est un droit, autant qu’un devoir.
Il n’est pas difficile de comprendre que Sollers déteste les socialistes. On retrouve, dans Graal la théorie des exceptions… un peu comme chez Emmanuel Macron. L’exception, celle qui passe entre les mailles du filet, celle qui ex-iste, s’envole, loin au-dessus de la mêlée, dans un mutisme et une multiplicité se voulant stratégiques. L’exception qui gagne, et confirme la règle. Sous-titres : vous, terriens, êtes tous des cons. Encore une fois, peut-on vraiment lui donner tort ?
L’exception, aussi, comme antithèse communiste et comme assomption de l’anarchisme pris au sens le plus profond, c’est-à-dire au sens d’illuminisme ; où il est question d’être allé au bout de la connaissance de soi, de la liberté de disposer de soi-même et de la responsabilité qui en découle, qui est la seule liberté véritable. Un point pour Proudhon et Malatesta, donc.
Anarchiste de droite ? Aristocrate de gauche ? Trop simple. Mieux : écrivain. Si l’on devait le situer politiquement, peut-être dirait-on que Sollers est plus De Maistrien qu’autre chose. Il ne semble croire, au fond, qu’en la vérité de l’exception, où rien n’est comparable à rien. C’est cela, aussi, le saut hors du rang des assassins, des -ismes bruyants, cruels et dogmatiques. C’est aussi ça, l’atlante : celui qui sait qu’une vie conforme à la norme, ça n’existe tout simplement pas.
S’il a une image d’homme de gauche, Sollers a en réalité une conscience de classe assez téléphonée, pour ne pas dire vulgaire. Dans Graal, son complexe de supériorité prédomine, ainsi qu’une pensée intime de droite refoulée.
A-t’il cherché à dissimuler ce côté élitiste de droite pour rester dans les bonnes grâces politiques de son époque ?
Enfin, il livre, toujours sans en avoir l’air, sa vision de l’histoire : « Si on demandait à un Atlante d’aujourd’hui quels sont les deux principaux évènements de la vieille histoire terrienne (…), il répondrait sans hésiter le Christianisme, la Révolution française autrement dit 1+1=0. » Citant Heidegger dans les carnets noirs, il pose un diagnostic implacable : « L’homme moderne, celui des « Temps nouveaux », est sur le point de se faire l’esclave de la dévastation. » Le terme de « dévastation », chez Heidegger, désignant la volonté de puissance, de domination et d’hégémonie, qui s’autoalimente, jusqu’à la destruction totale. Sollers, c’est certain, voit poindre avec horreur l’éternel retour de la guerre mondiale.
Foi
Il me semble que, toute sa vie, Sollers aura tenté de se soigner d’un athéisme honteux.
Arrivé à bout, il confesse sa croyance absolue dans ce qu’il appelle « la divinité bio-cosmique », ou ce qui est appelé « le Vivant » dans l’évangile de saint-Thomas, « c’est-à-dire la Connaissance elle-même », nous dit Sollers, qui nous révèle le fond de l’affaire par deux extraits, l’un du gospel de saint-Thomas, l’autre du Bhagavad-Gîtâ :
« Lorsque tu feras de deux un
Et que tu feras l’intérieur comme l’extérieur,
L’extérieur comme l’intérieur,
Le haut comme le bas,
Lorsque tu feras du masculin et du féminin un unique,
Lorsque tu auras des yeux dans tes yeux,
Une main dans ta main,
Un pied dans ton pied,
Une image dans ton image,
Alors tu entreras dans le Royaume. »
« Je suis la Lumière,
Qui illumine tout être humain,
Je suis le Tout,
Le Tout est sorti de moi,
Et le Tout est parvenu à moi,
Fendez du bois, je suis là,
Soulevez une pierre,
Vous me trouverez là. »
« Le mortel qui ne cherche sa joie qu’en l’âme, et qui, en l’âme seule, se rassasie pleinement, celui-là n’a rien à accomplir. » (Je souligne.)
Voilà où se situe la foi de Sollers, dans « la divinité bio-cosmique », l’Éternel, le grand esprit cosmique, infini, le je absolu, qui, nous dit Sollers, se dit « AHAM » en sanskrit, et signifie « Le vainqueur de la mort ». Il nous parle des trois niveaux de la parole dans le sanskrit (l’étalée, la moyenne et la voyante), « elles dérivent toutes de la parole suprême, silencieuse » ou encore : « émerveillement indifférencié. »
Ecce homo : voici l’âme.
Entre soi et « Dieu », « si vous me passez l’expression », comme disait Emmanuel Lévinas, aucune différence ne saurait être faite… Sollers, admirable croyant, contre-bigot, Saint Bataillien et archange Sadien. Il apporte à son catholicisme romain apostolique une touche d’hindouisme, ainsi qu’un brin d’érotisme : « Vous avez sûrement entendu parler de la “kundalini”, dite “la lovée”, cette énergie enroulée comme un serpent au niveau du sexe. La syllabe sacrée permet de la réveiller, et de la faire vibrer, même dans le silence, à travers le nombril, le cœur, la gorge, les sourcils, le front, et le haut du crâne, où elle s’épanouit comme une fleur. Vous êtes votre propre fleur, le reste relève de la pudeur. » Avant d’ajouter que « le cri d’amour sonore est, lui aussi, un écho de la parole suprême ».
Et Sollers remet l’église de l’orgasme au milieu du village : « heureux le garçon de 15 ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la parole Suprême. Elle accomplit là, souvent sans le savoir, un rite millénaire de l’Égypte antique ou des hétaïres grecques qu’on peut admirer sur des vases d’avant notre ère. Ces prêtresses préhistoriques connaissent les gestes au millimètre près, ce sont ces mères incestueuses par procuration, elles ne jouissent qu’en faisant jouir leurs jeunes garçons, et ces derniers sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures. Ils ont, très tôt, vu et vécu, dans la vibration. »
Graal est bien une profession de Foi, Foi en lui-même, en ses frères et sœurs atlantes, en la jouissance d’être en Dieu.
« Je peux rire de la religion, tout en éprouvant une foi profonde, qui se confond avec le Temps. »
Sollers, dans ce Graal, insiste sur ce point : il est tout à fait inutile, dans son Atlantide, de faire vœu de chasteté pour accéder aux arcanes célestes.
Philippe Sollers
Sollers, de tout son être, est une provocation. Il parle depuis une position intenable, qu’il tente de faire tenir malgré tout, dans Graal, comme dans tous ses livres. Un écrivain conséquent, en somme, est un écrivain impossible.
Sollers se savait méprisé. Il était amer, mais il n’était pas aigri pour autant.
À la fois sociomane et le contraire, son besoin d’être compris fut aussi grand que celui d’être incompris. Ce Diogène en mocassins à glands a toujours cultivé ses incohérences et contradictions, inhérentes à son personnage, dont il prenait grand soin également.
En bon derviche tourneur, Sollers a une confiance absolue en sa propre érudition ignorante, en ses vices innocents, et en sa propre incompréhension. Comme Beckett l’écrit dans l’innommable : « chère incompréhension, c’est à toi que je devrais d’être moi, à la fin ».
Il me fait penser à une espèce de David Bowie des lettres françaises. Il a probablement compris très tôt que la seule manière de ne pas se planter était d’épouser la nature parfaitement fantasque du monde.
Il a pour seul dogme celui de l’absence de dogme. On le sait, Sollers fonctionne à l’envie : « à mon seul désir »… Peut-on, de nouveau, lui donner tort ? Il a la tête dans la matière, les pieds dans le ciel, et c’est très bien comme ça. Sollers est une double polarité électrique. C’est comme ça qu’il produit des éclairs. Art, musique, politique, histoire, littérature, amour, atemporalité : telles étaient ses armes, contre la ruine du conformisme, de l’existence subordonnée, mécanique, et la honte de ne jamais devenir entièrement soi. « Du gâchis », dirait-il.
Il est un enfant de Jean-Sébastien Bach. Pratique la fugue, l’écriture à tâtons. Honnit les certitudes, refuse catégoriquement idéologies, conclusions, affirmations péremptoires, et puis, il laisse place au reste… c’est-à-dire la danse, la gratuité, l’art, « le hasard, la surprise, l’inattendu, l’instant », écrit-il.
Avec Graal, Sollers prouve, s’il le fallait, qu’il n’est pas conforme à l’image que l’on s’en fait. Lui qui fut si souvent taxé d’une trop grande légèreté, et sûrement est-ce dû à son attitude facétieuse, son hédonisme, son opportunisme politique, son caractère débonnaire d’insaisissable anguille, il démontre, en soixante-quatre pages, la profondeur, la clarté, la délicatesse et l’étendue de son érudition, c’est-à-dire de son sérieux.
Il a trouvé dans le rosicrucianisme, pour ne citer que ce minuscule îlot composant l’archipel des mystères, la confirmation de son intuition première : l’individuation est la clé du ciel. Sollers, en fin de compte, se range parmi les mystiques français.
De même, si on lui a souvent reproché de n’être qu’un exégète de la littérature, Sollers prouve qu’il est un artiste, et un grand ; qu’il ne manque ni de fantaisie, ni d’imagination, ni de cette aptitude qu’ont les meilleurs à réinventer un genre, le roman en l’occurrence.
Je ne connais personne qui, comme lui, fut capable d’un tel devenir-mythe. S’il a toujours mis la littérature en abyme d’elle-même, il opère, dans Graal, l’action de fusionner complètement avec elle.
« Et le reste n’est que littérature ».
La deuxième vie
La mort, c’est la deuxième vie. Philippe Sollers a-t-il, toute sa vie durant, été travaillé par la question de la résurrection ? La réponse se trouve en exergue de Graal, citant Jean : « Il voit, et il croit. »
Croyait-il en la transmigration des âmes ? Pourquoi espérait-il qu’un rosier ne se trouva pas loin de sa dépouille ?
Printemps dernier, salon Mozart du funérarium. François Meyronnis porte un grand manteau de laine. Il fait tomber un vase. Le vase se brise. Yannick Haenel éclate de rire. Julia Kristeva dit : « Ah, enfin, on rigole un peu. ». Sollers est là, très aminci. Il ressemble à l’écrivain qu’il était. Il tient une rose dans ses deux mains jointes sur le cœur. Il ressemble à un jeune roi.
Yannick Haenel lit, à voix haute, des passages de La deuxième vie, le roman-testament de Sollers (à paraître) : « Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma deuxième. »
On ne peut qu’admirer le style. La rose sur le cœur. La rose gravée dans le marbre du caveau. Le rosier non-loin. Que cherchait-il à nous dire ? Comme s’il appelait la rose, qui est aussi fleur de vie, harmonie des sphères, géométrie sacrée du grand esprit cosmique : symbole de la musique éternelle, l’Esprit. Sollers s’est protégé trois fois, a opéré son propre rite funéraire, avec élégance, solitude, fantaisie et mystère. Il nous délivre le grand secret du Temps : La vie ne meurt pas, puisque tout est un.
« Lacha la spina, cogli la rosa ». Son poème préféré était L’éternité, de Rimbaud. Sollers avait deviné, sinon pénétré, les arcanes les plus obscures, c’est-à-dire les plus lumineuses.
La conclusion, c’est qu’il n’y en a pas. Graal finit ainsi : « Vers la fin de sa vie, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. Il le montre, et tout est dit. » Traduction : musique et c’est tout.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Sollers aura écrit comme il aura vécu : de toute son âme.
Souvenir
2013, Closerie des Lilas, une fin d’après-midi de printemps, j’ai vingt-deux ans. Je croise Sollers avec un ami, qui nous présente. (Je me souviens que mon ami lui a dit : « je te présente Sophie Podolski » Sollers équarquille les yeux, je me transforme en fantôme.) Je porte un tee-shirt rouge de cheerleader mexicaine des années soixante-dix, où il est écrit : « we’re loud ! we’re proud ! » ; auquel je prête des vertus magiques puissantes. Au dos, un prénom féminin typiquement mexicain : « Violante », ne manque pas d’interpeller Sollers : « ahah ! Avant le viol ! »… La bague qu’il porte à l’annulaire a perdu sa pierre, l’intaille rouge-orangée où deux serpents se mordent la queue (ce qui me fait un drôle d’effet, puisque je souffre d’une névrose perfectionniste aigüe). À l’époque, je ne sais presque rien de ce symbole. Le porte-cigarette m’impressionne un peu. Il doit remarquer que je commence à regarder mes pompes, car il me lance à ce moment-là : « Vous ! Revenez me voir une fois que vous aurez résolu l’énigme qui se trouve à la page 72 de Dan Yack ! » J’acquiesce, le note dans mon cahier. (Je cite la page 72 de mémoire, je suis presque sûre de moi, mais c’est peut-être une autre, pas le temps pour la spéléologie.)
Je comptais vraiment la résoudre, l’énigme, du moins essayer, mais à cette époque, je ne respirais que pour une fille aux yeux bleus, m’envolais vers New-York pour la retrouver. J’oubliai Sollers. Dix ans plus tard, juillet 2023, le hasard et l’amitié encore, m’amènent à Ars-en-Ré. Il se trouve que, suite à un carambolage cardiaque des plus féroces, où j’avais failli laisser la vie, j’avais, en guise de convalescence, passé des mois à me barricader sous les textes ésotériques les plus abscons, quand je n’errais pas de palace en palace, seule ou en compagnie de crapules, dans la décrépitude sentimentale la plus totale (que voulez-vous, je reviens de loin et les clichés me consolent). Je devenais obsessionnelle, comme tant d’autres avant moi, d’autant que je n’y comprenais presque rien ; et n’avais aucun interlocuteur pour partager mes doutes, ou dissiper mes erreurs d’interprétation. Je cherchais inconsciemment cet interlocuteur, cette personne qui, elle aussi, avait remarqué et tenté de déchiffrer les symboles. Puis cet été 2023, accueillie chez une autre Atlante, sosie de Liz Taylor, je me souvenais de Philippe Sollers. Sa mort à lui semblait impossible, pour d’obscures raisons. Il fallait que je le voie pour le croire. J’entrais au cimetière d’Ars. Je fis deux fois le tour, sous un soleil au zénith, avant de le trouver. Je cherchais un rosier. Je savais que Sollers se trouvait près des corps des soldats américains non réclamés. La rose gravée dans le marbre rose, probablement italien, émettait d’imperceptibles pulsations. Je n’étais pas seule. Je n’étais pas folle, ou pas complètement. Cette affaire en était bien une ; je n’étais pas la seule à avoir succombé à la passion du savoir occulte, à ce Graal que Sollers avait pris pour emblème. Le rosier, variété Ronsard, se trouvait à quelques mètres du caveau. Je me suis dit : « Voilà, Sollers s’est transformé en rosier ».
Entre les atlantes compliquées de Sollers et les fées simplistes de Tesson, mon Graal est la bande des 4 du XIIème : Rachi de Troyes, Bernard de Clairvaux (le Chevalier de Notre Dame), Chrétien de Troyes et Hildegarde von Bingen.