La démocratie helvétique est parfois frappée de bourrasques mais elles restent exceptionnelles. Sa Constitution oblige à la recherche permanente du consensus entre partis dont les positions politiques peuvent être radicalement opposées.

Cela invite à une forme de retenue et de concorde qui tranche avec les usages des arènes française et italienne. Et malgré leur goût invétéré pour ce qui se produit dans les débats publics des pays limitrophes, les Suisses se satisfont d’une forme de calme, voire d’ennui que seules certaines votations populaires ou échéances électorales électrisent avant de retrouver leur imperturbable sérénité. C’est dans une ville de moins de 6 000 habitants de l’Oberland bernois dont la beauté lui a valu d’être répliquée sous forme miniature dans un parc à thème chinois, avec une copie de son hôtel de luxe, le fameux Victoria Jungfrau Grand Hotel, la boîte à outils démocratique suisse n’était manifestement pas incluse dans le deal conclu avec la société OCT à Shenzhen —, que revient régulièrement l’auteur que l’exercice du pouvoir politique ne cesse de fasciner. Sans y avoir habité, Giuliano da Empoli déclare y avoir passé plus de temps que dans toute autre ville. C’est de ce retrait, une forme de promontoire éloigné des tempêtes politiques, qu’il a analysé les mécanismes du pouvoir, sous la forme d’essais et, bien évidemment, sous la forme d’une fiction, avec Le Mage du Kremlin, roman terminé avant le 24 février 2022 et qui compte tenu de l’invasion russe, de la violence destructrice et de l’inflexibilité de Poutine, a acquis une notoriété considérable au niveau international.

L’attrait pour la politique est ancien chez lui. S’il avoue aujourd’hui que c’est sa dimension shakespearienne qui l’attire, avec la part de folie, de cynisme et de faiblesse humaine qui s’attachent à celles et ceux qui aspirent au pouvoir et, plus encore peut-être, à ceux qui cherchent à le conserver, Giuliano da Empoli a connu la passion des campagnes politiques, les intrigues, l’importance souvent temporaire des conseillers pendant plusieurs années, auprès de Matteo Renzi, à Florence, lorsque celui-ci en était le maire et qu’il occupait les fonctions d’adjoint à la culture, à Rome, ensuite, lorsque Renzi a occupé, au palais Chigi, le poste de président du Conseil. La violence politique, da Empoli l’a vue à l’œuvre alors, dans une période que certains membres du Parti démocratique italien n’ont jamais oubliée et qui vaudront à Renzi un rejet éternel. Il l’a vue, sous une forme autrement plus violente, lorsqu’en 1986, son père, conseiller économique de Bettino Craxi, a survécu miraculeusement à un attentat des Brigades rouges dont il était la cible.

Avec son essai Les Ingénieurs du chaos, Giuliano da Empoli a proposé une analyse précise de la manière avec laquelle les populismes, au niveau mondial, font vaciller les démocraties par l’emploi de nouveaux alliés : des conseillers en communication hautement spécialisés dans les subtilités des algorithmes afin de faire des plateformes numériques des outils cruciaux de déstabilisation des démocraties libérales et le moyen principal d’accès au pouvoir de partis qui ne cachent pas leur position à l’extrême droite de l’échiquier politique.

Depuis la belle maison familiale entourée de verdure, au centre d’Interlaken, non loin de l’Aar, la rivière qui relie les lacs superbes de Brienz et Thoune, da Empoli évoque non seulement les conditions dans lesquelles Giorgia Meloni a pris le pouvoir en septembre 2022, mais plus largement l’état général de la situation politique italienne.

Entretien avec Giuliano da Empoli

Christian Longchamp : Dans votre livre Gli ingegneri del caosLes Ingénieurs du chaos, vous menez une passionnante analyse de « l’union de la colère et des algorithmes », avec l’émergence de « docteurs Folamour », des spécialistes en communication digitale, association qui a accouché du Brexit, de l’élection de Donald Trump, des présences incontournables désormais dans le panorama politique italien du Mouvement 5 étoiles et de Matteo Salvini. Mais un nom est absent de cet essai qui date de 2019 : celui de Giorgia Meloni. Est-ce à dire que derrière la présidente du mouvement Fratelli d’Italia on ne trouve pas une figure du type de celle de Gianroberto Casaleggio, qui fut essentielle pour Beppe Grillo et son parti ?

Giuliano da Empoli : Le cas du Mouvement 5 étoiles est un cas extrême, une forme de cas de laboratoire du phénomène que je décris : une entreprise privée du monde du Web s’est transformée en parti. On ne trouve pas chez Giorgia Meloni quoi que ce soit de cet ordre. Mais dans la nouvelle postface à l’édition de poche des Ingénieurs du chaos, parue il y a quelques mois, je mentionne Meloni et je relève le fait, qui n’est peut-être pas un détail, que le responsable de la communication numérique de Meloni vient précisément de Casaleggio Associati, ce qui est aussi intéressant qu’étrange. N’imaginons pas que c’était McKinsey ou Goldman Sachs — non, c’était une toute petite entreprise d’une dizaine d’employés créée en 2004 par Gianroberto Casaleggio. Giorgia Meloni a donc effectivement adopté ces techniques qui l’ont accompagnée dans sa montée en puissance, avec une communication au contenu d’extrême droite nationaliste, disons identitaire, qui se marie très bien avec la logique des réseaux sociaux. Mais Meloni n’a pas une pratique aussi extrême du numérique que celle du Mouvement 5 étoiles, disons qu’il y a chez elle un côté qui, tout en intégrant celle leçon, relève beaucoup plus de l’organisation politique traditionnelle.

C.L. : Est-ce que depuis son arrivée à la tête du gouvernement italien à la fin du mois de septembre 2022, Meloni vous a surpris ?

G.d.E. : Oui et non. D’une certaine façon, elle m’a surpris avant et pendant la campagne électorale, car c’est à ce moment-là qu’elle a mis en place sa stratégie, en étant la seule force d’opposition au gouvernement Draghi — c’est d’ailleurs ce qui lui a donné le carburant dont elle avait besoin pour faire son score. Mais tout en étant la seule force d’opposition, elle a fait la campagne la plus draghienne de toutes les forces gouvernementales qui, elles, essayaient plutôt de se démarquer de Draghi et de cette expérience de gouvernement, tandis que Meloni instaurait sa stratégie du double langage. D’un côté, sur le plan international et économique, sa ligne était quasiment technocratique. De l’autre, elle agitait des thèmes identitaires, souverainistes, nationaux, etc., et affirmait des positions d’extrême droite sur les questions de genre et sur plusieurs problématiques sociétales. Ma surprise date donc de la campagne électorale, lorsqu’elle a mis en place ces deux plans qui coexistent et qui ne se rencontrent jamais. Et ce qui m’étonne, c’est que jusqu’à présent elle a réussi, au gouvernement, à conduire cette stratégie de façon assez efficace, à s’y tenir peut-être encore davantage que je ne m’y serais attendu.

C.L. : Depuis quelques mois, il me semble que la question du PNRR[1] devient centrale. Il y a urgence. Afin de bénéficier des soutiens européens, potentiellement considérables, des décisions majeures doivent être prises par le gouvernement, des décisions difficiles, structurelles. Cette attitude que vous qualifiez de « pseudo-draghiste », que Giorgia Meloni a pu adopter jusqu’à maintenant, rencontre manifestement son premier véritable obstacle.

G.d.E. : Au-delà de l’obstacle de nature politique, qui existe, il y a un obstacle de nature technique : gouverner l’Italie est très difficile. Le grand leader historique de la gauche — Pietro Nenni — a inventé cette formule qui a fait date au début des années 1960 pour évoquer le centre du pouvoir : « la stanza dei bottoni » (la salle des boutons), c’est-à-dire l’endroit où se trouvent les boutons pour gouverner le pays. Le problème, c’est que lorsque vous y entrez, vous vous apercevez qu’il n’y a pas de boutons ! Cela vaut dans d’autres contextes aussi, mais c’est particulièrement vrai pour la présidence du Conseil italien où, au fond, on est à la tête d’une administration détraquée, qui a très peu d’instruments pour agir et qui est terriblement inefficace à tous les niveaux. Même quelqu’un comme Draghi avait du mal. Il avait tous les instruments, toutes les compétences, et il était entouré de toutes les personnes qui pouvaient l’aider — et pourtant, on voyait bien que de temps en temps la machine dérapait. Alors imaginez donc quelqu’un comme Meloni, qui n’a aucune expérience ni de véritable capacité à gouverner et qui est entourée de personnes à peu près aussi incompétentes qu’elle, face à quelque chose de réellement compliqué comme le PNRR ! L’Italie n’a jamais été capable de bien dépenser les fonds européens, historiquement elle en a fait un très mauvais usage ; je ne vois pas pourquoi ce serait différent cette fois-ci. À la difficulté politique s’ajoute donc la difficulté technique, qu’en général on sous-estime, alors qu’en vérité c’est la principale difficulté. Certes, il y a de très fortes résistances politiques, mais ce sont toujours les mêmes résistances qu’ont rencontrées tous les hommes et les femmes qui ont essayé d’introduire des réformes dans le système italien depuis un quart de siècle ; de ce point de vue-là, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de spécifique à la situation de Meloni. Il est si difficile d’introduire de vraies réformes en Italie que personne n’y est parvenu au cours du dernier quart de siècle, sauf à la marge.

C.L. : Draghi, par son parcours professionnel — gouverneur de la Banque d’Italie pendant plus de cinq ans, président de la Banque centrale européenne pendant huit ans — représente, je pense, pour une importante partie de la population italienne, l’exemple même de l’élite ; il est l’élite. Dans votre essai, Gli ingegneri del caos, vous évoquez, plus qu’une défiance, un rejet, et même une violence à l’endroit des élites chez les partisans les plus déterminés du populisme, porté par les figures que nous avons nommées. Avez-vous le sentiment qu’entre les années 2018 où le Mouvement 5 étoiles est arrivé au pouvoir et la situation actuelle, cinq ans plus tard, ce rejet des élites s’est accru, ou bien a-t-il simplement changé d’expression politique ?

G.d.E. : Ce qui est marquant, et ce qui je crois caractérise l’Italie, c’est que le rejet des élites est avant tout un rejet des élites politiques. En Italie, nous ne connaissons pas ce que la France possède : une élite dans l’administration et la politique constituée de personnes issues des mêmes grandes écoles. Il n’y a pas de grandes écoles en Italie, et il n’y a pas de véritables élites italiennes. La réalité italienne est beaucoup plus fragmentaire : il y a d’un côté les élites politiques, traditionnellement d’origines sociales plutôt modestes ; il y a les élites entrepreneuriales ; et il y a les élites technocratiques des professeurs d’université, les élites intellectuelles auxquelles, d’une certaine façon, Draghi appartient. Et ce qui caractérise donc l’Italie depuis le début des années 1990, c’est qu’on y trouve un rejet terriblement violent des élites politiques, qui ne concerne pas forcément les autres élites — pas dans la mesure où cela peut être le cas en France, par exemple. Vous allez me dire que, justement, Mme Meloni est une politique, qu’elle a voué sa vie à la politique — oui, mais à l’extrême et donc à la marge. Ce que les Italiens rejettent particulièrement, ce sont les élites politiques classiques. Ce qu’ils veulent, ce sont des figures politiques charismatiques qui se démarquent en profondeur des élites politiques classiques : donc des personnalités qui viennent de l’extérieur de l’arène politique, comme Silvio Berlusconi, comme Beppe Grillo, des technocrates, comme Mario Draghi, d’une certaine façon, ou alors des politiques très transgressifs, comme Matteo Renzi, comme Matteo Salvini, ou comme Giorgia Meloni en tant que figure de proue de l’extrême droite. Alors de ce point de vue, cela n’a pas changé : c’est-à-dire que Meloni est le dernier produit de cette fuite des Italiens face à leurs élites politiques traditionnelles. À mon avis, le carburant est le même. Ce qu’on peut tout de même constater, c’est que la pandémie, dont l’impact psychologique, pour diverses raisons, a été plus fort en Italie qu’ailleurs en Europe, mais également la guerre en Ukraine, ont suscité un besoin de sécurité avec pour conséquence le rejet d’expériences trop aléatoires — d’où la nouvelle ligne de Meloni par rapport à Salvini : Meloni est beaucoup plus rassurante que Salvini.

C.L. : Pour poursuivre l’évocation de ces deux figures qui vont, d’une manière ou d’une autre, se retrouver en concurrence lors des élections européennes de juin 2024, et il n’y a aucun doute selon moi que le gouvernement va être chahuté par une compétition interne à l’extrême droite, entre Fratelli d’Italia et la Ligue, entre Meloni et Salvini, n’avez-vous pas le sentiment que, par la force des choses, Giorgia Meloni, pour conforter l’électorat qu’elle a réussi à gagner en septembre dernier, va devoir renouer avec des positions plus radicales, du moins pour une partie de son argumentaire ? Ne risque-t-elle pas alors de se retrouver dans la situation inconfortable où elle devra continuer à assurer les responsabilités qui sont les siennes à la tête du gouvernement, avec un positionnement atlantiste et une attitude de bonne élève à Bruxelles, tout en s’efforçant de ne rien céder sur des thèmes sécuritaires notamment afin de représenter la figure incontournable du populisme radical ?

G.d.E. : En effet, c’est un exercice de très haute voltige, mais le système politique italien est habitué à ce genre d’exercice, et pour le moment Mme Meloni y réussit assez bien. Évidemment, je ne doute pas que pour la campagne des élections européennes, elle réactive en effet toute une série de thèmes qui vont de la question migratoire à la question de la sécurité, aux questions de genre et aux questions sociétales sur lesquelles elle a indubitablement des positions radicales — sur la reconnaissance des familles homoparentales, par exemple, elle a pris des décisions extrêmement dures et en rupture avec les directives européennes. Elle va donc continuer sur cette voie, mais je ne pense pas qu’elle va dévier de sa ligne, disons européenne, à laquelle elle est liée par ce que, en Italie, on appelle depuis toujours le « vincolo esterno » : la « contrainte extérieure », qui fait que l’Italie a une souveraineté au fond limitée, d’un point de vue stratégique par son lien très fort avec les États-Unis et l’OTAN, et d’un point de vue financier par sa dette gigantesque et donc sa dépendance à l’égard des autorités financières européennes. Meloni est le premier leader extrémiste italien qui a incorporé cette contrainte externe, ce vincolo esterno, dans sa ligne politique, avec l’aide de Draghi et d’autres qui ont décidé d’appuyer cette opération ; et je ne pense pas qu’elle ait l’intention de renier cela. Non pas que cela fasse partie de son ADN, je ne crois pas du tout que ce soit sincère ; c’est plutôt un réflexe opportuniste — mais c’est sa seule chance de s’en tirer. Donc elle va devoir malgré tout rester structurellement fidèle à cela, quitte à s’en gausser ensuite — et attention, ses déclarations identitaires ne sont pas que du folklore, c’est quelque chose de tout à fait néfaste et qui laissera des traces très profondes dans la société italienne. Mais jusqu’à présent elle parvient à avancer malgré ce grand écart, et je pense que cela va continuer, d’autant que pour le moment, elle est au fond assez seule, il n’y a pas véritablement de leadership alternatif qui émerge, donc son rôle n’est pas menacé.

C.L. : Son émergence a été spectaculaire. Deux ans auparavant, les sondages ne la mettaient pas aussi loin devant Salvini et Berlusconi. L’attrait pour sa personne comme pour ses thèses a connu une évolution qui a beaucoup surpris. Vous arrive-t-il de penser qu’elle pourrait aussi, faute de résultats économiques avant tout, redescendre aussi spectaculairement qu’elle a émergé ?

G.d.E. : En Italie, la politique va très vite. Depuis la grande déstructuration et l’écroulement des partis traditionnels des années 1990, on s’élève à une vitesse vertigineuse, car le système est complètement déstructuré et fragile. L’espèce de bipolarisme entre, d’un côté, le bloc Berlusconi, et de l’autre, le bloc du Parti démocrate — le seul vrai parti qui a survécu à la fin des partis –, a un peu stabilisé la situation. Mais tout est très volatil, donc très rapide, et je ne vois pas pourquoi Meloni devrait échapper à cette règle. Ce que l’on peut dire aujourd’hui, c’est qu’il semble qu’il y ait un peu plus de tenue, cela donne l’impression de se détériorer moins vite que dans d’autres cas, par exemple lors de l’expérience du premier gouvernement de Giuseppe Conte (Mouvement 5 étoiles) de 2018, où cela partait dans tous les sens — j’en parle d’ailleurs dans mon livre. Mais est-ce que cela veut dire que Meloni gouvernera l’Italie pendant des décennies ? Certainement pas. En Italie, non seulement tout va très vite, mais surtout tout se détériore très vite.

C.L. : Dans plusieurs pays de l’Union européenne, le populisme de droite a eu l’occasion de confirmer sa présence au pouvoir ou d’affirmer son émergence, au cours de plusieurs échéances électorales, en amont des élections de juin 2024. Voyez-vous dans une éventuelle victoire, ou à tout le moins une percée majeure des populismes de droite dans différents pays européens, la possibilité d’une véritable alliance des populistes au niveau européen et une menace pour le prochain Parlement ?

G.d.E. : Oui, mais avec quand même deux nuances importantes. La première, c’est que ces populismes ne s’entendent pas entre eux sur des points fondamentaux. Lors d’une réunion du Conseil européen de juin dernier, nous avons assisté à l’affrontement entre Meloni et ses grands amis polonais et hongrois sur le thème de l’immigration. Cela montre donc qu’il y a vraiment de très gros paradoxes dans cette alliance et que l’internationale des nationalistes est confrontée à des problèmes fondamentaux. Deuxième nuance : la grande différence entre les nationaux populistes d’aujourd’hui, et ceux de 2016, 2017 et 2018, du moins en Europe de l’Ouest, c’est qu’ils ne contestent plus l’appartenance ni à l’Union européenne, ni même à l’euro ; et Meloni est le fer de lance, la leader de cette nouvelle tendance — Marine Le Pen elle-même est sur cette ligne, ainsi que tous les autres populistes. Donc pour ce qui est de la déconstruction du projet européen, la menace est écartée pour le moment — du moins je l’espère.

C.L. : Mais cette montée des populismes de droite ne signifie-t-elle pas pour vous une mise à l’arrêt du questionnement sur l’élargissement de l’Europe à l’Ukraine, à la Moldavie, aux Balkans — ou en tout cas à quelques pays des Balkans –, alors que cette question est en train de devenir un sujet central des années à venir pour l’Union européenne, un sujet qui peut aussi, manifestement, crisper les relations entre la France et l’Allemagne ? Ou bien avez-vous le sentiment qu’un Parlement européen qui serait, de façon assez spectaculaire, représenté par les populistes de droite pourrait poursuivre cette réflexion de façon sereine ?

G.d.E. : Non, bien sûr. Même sans que les populistes de droite soient au pouvoir, la réflexion n’est déjà pas tout à fait sereine, et elle le serait assurément encore moins s’ils y étaient, d’autant plus, je le répète, qu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Prenez l’élargissement à l’Ukraine : vous avez d’un côté la Pologne qui y est évidemment favorable, et de l’autre la Hongrie qui y est opposée. Ce qui serait différent, je crois, si l’on avait une majorité de nationaux populistes au Parlement européen — ce qui ne me semble pas vraisemblable à ce stade, même si je concède que ce n’est pas un scénario impossible –, ce serait surtout l’esprit. Il y a malgré tout aujourd’hui, dans les élites qui gouvernent l’Europe et parmi les principaux pays européens — sauf l’Italie –, une conviction européenne. Elle peut varier dans son intensité, elle est très fortement tempérée par les intérêts nationaux, mais la majorité qui gouverne l’Europe aujourd’hui est quand même une majorité qui a envie de chercher et de trouver des solutions. En serait-il de même dans le cas d’une majorité nationale populiste qui, elle, s’est convertie par opportunisme à la décision de ne pas sortir de l’Union européenne, mais qui au fond, par ses convictions profondes, par sa culture, par ses idées, n’a aucune confiance en l’idéal européen et qui n’y adhère en rien ? Je crois qu’il y a effectivement là, au-delà des conséquences immédiates, quelque chose de très profond et d’inquiétant, car malgré tout, hier, entre Emmanuel Macron, Angela Merkel et Mario Draghi, et probablement même aujourd’hui — bien que ce soit plus difficile — entre Macron, Olaf Scholz et Pedro Sánchez, la recherche de solutions positives et ambitieuses est une volonté partagée. Avec une majorité nationale populiste, il y aurait sûrement beaucoup moins de bonnes volontés.

C.L. : On a peu connu en France Matteo Renzi en tant que maire de Florence, mais une fois qu’il est arrivé à Rome et qu’il a pris successivement la tête du PD et celle du Conseil des ministres, en renversant Enrico Letta, et en ouvrant ainsi une crise majeure au sein de la gauche qui n’a jamais été dépassée, sa manière de repenser l’action politique a suscité la curiosité et même une part d’admiration. Son dynamisme et sa volonté de passer outre à de nombreuses forces antagonistes, dans l’administration comme dans les partis, à commencer par le sien, et les syndicats, les résultats spectaculaires du PD lors des élections européennes de 2014 en témoignent, ont séduit beaucoup d’Italiens. Aujourd’hui, manifestement, si j’en crois Elly Schlein et ceux qui gravitent autour d’elle, il représente une persona non grata absolue pour le Parti démocrate dont il a été le secrétaire à deux reprises, durant plus de quatre ans au total, pour des raisons de ligne politique et sans doute de ressentiment de certains qui ont été écartés par Renzi du cœur du parti entre 2013 et 2017. À la suite de la mort de Silvio Berlusconi, j’ai découvert avec surprise que certains font de Renzi une sorte d’héritier pour l’électorat berlusconien désormais orphelin de son héros. Ma surprise vous étonne-t-elle ou est-ce qu’il y a toujours eu un étrange ballet entre Berlusconi et Renzi ?

G.d.E. : Je peux comprendre votre surprise, votre étonnement. C’est souvent le cas pour les observateurs de la vie politique italienne. Il faut reconstituer la genèse de la montée puis de la chute de Matteo Renzi. Au début, Renzi, à mon avis, a récupéré avec réussite cette rage contre les élites politiques qui est le moteur principal de la vie politique italienne depuis un quart de siècle — j’ai appelé cela le « populisme de gouvernement » –, en devenant le leader de ceux qui voulaient démolir les vieilles élites politiques, et donc au premier chef les élites politiques du Parti démocrate, qui était son parti et qui était effectivement la seule vraie « élite de parti » qui restait. Il a activé cette énergie-là et, ce faisant, il a rencontré la sympathie de beaucoup d’électeurs déçus de Berlusconi, et même, dans une certaine mesure, de Berlusconi lui-même. Comment a-t-il voulu ensuite utiliser cette énergie qu’il avait récoltée à travers cette stratégie populiste, anti-élite politique ? Essentiellement pour faire des réformes libérales, la réforme du marché du travail — qu’il a faite — ainsi que d’autres réformes de l’administration publique, de la justice, etc., qu’il n’a pas su conduire. En réalité, il est allé dans le sens de Berlusconi qui, il ne faut pas l’oublier, avait justement promis une forme de révolution libérale. Renzi, au fond, avait un agenda « blairiste », qui pour une part était en accord avec Berlusconi. Berlusconi n’a jamais eu un programme extrémiste, il avait un programme libéral. À un certain point, Berlusconi a décrété qu’on ne pouvait rien faire. Son action a consisté alors à laisser courir les rentes, à ne rien toucher, à ne rien véritablement faire — un programme du type de la Quatrième République française, ou même de la Troisième République… Renzi a donc séduit beaucoup d’électeurs de Berlusconi, des électeurs déçus, et il a même joui un peu de la sympathie de Berlusconi lui-même. Au départ, à partir de 2013, Renzi a gouverné l’Italie avec une majorité dans laquelle Berlusconi n’était pas. Sans vraie majorité au Parlement, Berlusconi a évité de lui créer des problèmes. Une forme de bienveillance de Berlusconi a permis à Renzi de gouverner. Ensuite, le rapport entre les deux hommes s’est brisé sur l’élection du président de la République, en 2015. À partir du moment où Sergio Mattarella est devenu président avec l’appui de Renzi, alors que Berlusconi y était virulemment opposé, leurs rapports se sont détériorés. Les médias de Berlusconi se sont déchaînés contre Renzi et cela a d’ailleurs été une des causes de sa chute.

Aujourd’hui, je pense que Matteo Renzi aura du mal à récupérer cet électorat-là, mais ce n’est pas tout à fait impossible et il faut également prendre en considération le fait que le panorama politique s’est tellement radicalisé, en Italie comme ailleurs, que les différences qui pouvaient exister entre centre-droit et centre-gauche, qui paraissaient considérables à une époque, ne le sont plus réellement aujourd’hui dans un pays où les extrêmes sont si radicaux malgré des attitudes beaucoup plus opportunistes que par le passé, comme nous l’avons dit. Berlusconi par rapport à Salvini, c’était presque Adenauer — c’est une boutade, bien sûr. Son tropisme poutinien l’a complètement éloigné de toute forme possible de modération ; mais si l’on met cette amitié pour Poutine entre parenthèses, Berlusconi avait une ligne politique extrêmement modérée par rapport à la Ligue et à Fratelli d’Italia.

C.L. : À vous entendre décrire un centre-droit et un centre-gauche qui finalement, aujourd’hui, pourraient se fondre, et des extrêmes toujours plus marqués, j’ai le sentiment que vous faites une description qui rappelle en partie la France. Au-delà des éventuels rapprochements possibles entre Meloni, Salvini et Le Pen, voyez-vous dans le panorama français une même redistribution des cartes, ou, disons, un même mouvement tectonique des plaques géopolitiques, avec des extrêmes en progression et un centre large qui tente de résister ?

G.d.E. : Le centre, en vérité, est de plus en plus restreint, du moins dans le cas italien. Cela dit, même s’il existe assez souvent des effets de miroir entre l’Italie et la France, il ne faut toutefois pas se risquer à des transpositions mécaniques, car il y a évidemment aussi beaucoup de différences. Mais on peut en effet pointer des parallèles.

D’abord, je crois que cette déstructuration des partis politiques traditionnels qui a eu lieu il y a trente ans en Italie, vous l’avez également vécue, plus récemment, et de façon presque plus radicale qu’en Italie. Car en Italie, comme je vous le disais, le Parti démocrate, au fond, a constitué un ancrage du vieux système des partis, alors qu’en France cela ne s’est pas produit et ils ont été complètement balayés : le PS, aujourd’hui, n’existe pratiquement plus, et à droite cela va un peu mieux, mais guère. En France comme en Italie, cela a introduit une très grande volatilité, une très grande imprévisibilité du système politique, qui permet l’ascension rapide de figures émergentes — là encore, je vois un parallèle entre ce que j’appelais le « populisme de gouvernement » de Renzi et l’expérience d’Emmanuel Macron, l’émergence de ce personnage assez transgressif, du moins dans son style et sa façon de poser les choses, qui recherche l’affrontement, qui n’est pas dans le consensus tranquille.

En ce qui concerne l’extrême droite, même si les rapports entre Meloni et Le Pen ne sont pas bons, à la différence des rapports entre Le Pen et Salvini, on voit bien qu’il y a tout de même des similarités dans les trajectoires. Il y en a moins à l’extrême gauche, car l’Italie n’a pas une extrême gauche forte et surtout parce qu’elle ne connaît pas cette mue de l’extrême gauche française qui est devenue le parti des banlieues et qui assume franchement l’aspect de subversion par rapport à l’ordre républicain — cela existait sous d’autres formes en Italie à une certaine époque, mais aujourd’hui cela n’existe pas, il n’y a pas véritablement de base électorale pour cela. On peut donc repérer des effets de miroir et je pense qu’il est intéressant de regarder les réalités en parallèle comme éléments de réflexion, mais sans en tirer des leçons trop dogmatiques.

C.L. : En septembre 2022, Enrico Letta, de retour à la tête du parti à partir de mars 2021, menait le Parti démocratique lors de la campagne électorale nationale. La défaite le poussa à renoncer à nouveau à ses responsabilités à la tête du parti. Nous pouvons tout de même convenir que 19 % de l’électorat était un résultat largement supérieur à celui de la Ligue et de Forza Italia. Après un long processus interne puis externe, Elly Schlein a pris la tête du parti. Récemment, la rencontre entre le président du Mouvement 5 étoiles, Guiseppe Conte, et Elly Schlein a été vertement critiquée par plusieurs éditorialistes de gauche.

Pensez-vous que le Parti démocrate a comme destin au cours des prochaines années de courir derrière le Mouvement 5 étoiles ? Voyez-vous d’autres scenarii ?

G.d.E. : Le Parti démocrate est une vieille machine, une forme de bureaucratie politique respectable, composée de personnes qui savent administrer une ville, entrer dans un ministère et le gérer, de gens qui ont une expérience de gouvernement et un ancrage européen, donc toute une série de choses qui en font malgré tout, je crois, la référence de tout démocrate pro-européen en Italie. Mais c’est une machine complètement vide d’idées, d’énergie, un peu comme le SPD allemand [le parti social-démocrate allemand] ou même le parti socialiste français avant son écroulement : de grosses machines sociales-démocrates qui ont un peu perdu leur logiciel et qui n’ont pas su se renouveler. Renzi, pendant un moment, de façon assez chaotique, a ranimé ce corps, mais c’était tout à fait artificiel. Une fois Renzi expulsé, la machine est retombée dans son état naturel. Le Parti démocrate n’a au fond comme seule boussole que de retrouver le gouvernement — et à ce titre les années précédentes ont été extraordinaires, parce que ce parti a réussi, dans un contexte très hostile, à revenir au gouvernement avec Conte, puis à y rester avec Draghi. D’un point de vue numérique, le Parti démocrate sait qu’il ne peut y revenir qu’à travers une alliance avec le Mouvement 5 étoiles. Mais le parti de Conte s’est transformé, ce n’est plus le parti de Casaleggio mais celui de Giuseppe Conte désormais : un parti plus traditionnel, d’un certain point de vue, bien qu’au fond tout aussi fou, mais un parti qui, dans la logique de ce que j’appelle « les ingénieurs du chaos », arrive à produire beaucoup plus d’engagements et de messages. Et depuis 2018, le Parti démocrate subit une forme d’hégémonie culturelle du Mouvement 5 étoiles — ce qui est paradoxal pour l’ancien parti de Gramsci –, qui exerce sur lui une pression constante ; et rien n’indique qu’il puisse s’en libérer. Alors est-ce un destin ? Non, ce n’est pas un destin, il y aurait peut-être d’autres façons de faire ; et encore une fois, Renzi est là, malgré tout. Il ne faut pas oublier qu’avant l’arrivée de Renzi au gouvernement, Grillo et le Mouvement 5 étoiles ont fait 20 % aux élections parlementaires — et Renzi a réussi à complètement briser cette subalternité potentielle du Parti démocrate par rapport à Grillo. Donc cela peut se faire à nouveau ; mais tant que le Parti démocrate reste dans cette sorte de bureaucratie vide et opportuniste, ce sera difficile.

C.L. : Votre évocation du SPD me fait penser à la coalition à Berlin, où le parti vert, Die Grünen, joue un rôle important auprès du SPD et des libéraux du FDP. Comment expliquez-vous le fait que l’écologie, en Italie (mais c’est également le cas en Espagne et dans d’autres pays de l’Europe méridionale) n’ait jamais produit un vrai parti qui aurait pu trouver des électeurs et exister, tant sur le plan local que national ?

G.d.E. : Je pense que cela tient à trois raisons principales. Premièrement, l’Italie, du point de vue des thèmes qui intéressent les électeurs, reste moins postmoderne qu’ailleurs. Le thème de l’environnement y a donc longtemps été moins important, même dans l’opinion publique, qu’en Allemagne ou en France. Il devient évidemment plus important pour les nouvelles générations, mais cela a pris plus de temps. Deuxièmement, je crois que, comme en France, c’est dû à une certaine bêtise des figures de proue des mouvements écologistes, qui ont hérité de tous les défauts de l’ultragauche, qui se fractionnent et se combattent. Enfin, troisièmement — et là nous touchons à la spécificité italienne –, il ne faut pas oublier pourquoi le Mouvement 5 étoiles porte ce nom. Les cinq étoiles, les cinq priorités fondamentales du mouvement, leurs cinq piliers idéologiques, ce sont l’eau publique, le zéro déchets, les énergies renouvelables, la mobilité durable et, enfin, la connectivité, via la wi-fi libre et gratuite. Trois des cinq missions relèvent d’idéaux écologiques. Il y a donc dès le début, dans la démarche de Casaleggio et de Grillo, une très forte composante écologique, ce qui fait que pendant longtemps — et je pense encore aujourd’hui en partie –, ils ont absorbé, récupéré l’électorat principalement motivé par la peur du changement climatique. Le Mouvement 5 étoiles était aussi le parti qui s’opposait au tunnel Lyon-Turin.

C.L. : Mais on est loin d’un parti écologiste qui pourrait se retrouver au gouvernement, à la tête du ministère des Affaires étrangères ou de l’Industrie, comme en Allemagne. Nous ne trouvons pas en Italie de figures comme Annalena Baerbock ou Robert Habeck.

G.d.E. : Non. Disons que c’est un mouvement qui n’a pas mûri en Italie — il n’a pas non plus véritablement mûri en France, d’ailleurs.

C.L. : N’avez-vous pas le sentiment que cela pourrait être une des pistes possibles pour le futur du Parti démocrate ?

G.d.E. : Cela pourrait en effet être une des pistes possibles pour le PD — avec cependant la grosse difficulté démographique de ce parti, qui est, il faut l’avouer, un parti de personnalités plutôt âgées, à l’exception de sa secrétaire, et surtout un parti perçu comme vieux, au contraire du Mouvement 5 étoiles qui sait attirer cet électorat plus jeune et plus sensible aux thèmes de l’environnement. Mais il est vrai qu’Elly Schlein est un peu sur cette ligne-là, elle possède cet ADN-là. Je pense malheureusement, mais j’aimerais être contredit, qu’elle n’a pas la maturité politique d’un Robert Habeck en Allemagne, qui a su transformer les Verts allemands.


[1] Le Plan national de relance et de résilience ou Plan de la reprise et la résilience de l’Italie destiné à soutenir la reprise économique de l’Italie en favorisant les transitions écologique et numérique. Il a été adopté en juillet 2021. Subventions et prêts à hauteur de 200 milliards d’euros doivent permettre 132 investissements et 58 réformes. Les réformes et investissements doivent être réalisés d’ici août 2026.