Auteur du best-seller Le Mage du Kremlin, mixte de fiction et d’enquête au cœur du pouvoir russe, Giuliano da Empoli avait fait précéder ce maître-livre d’un ouvrage annonciateur tout aussi lumineux, Les ingénieurs du chaos.

Ce petit Traité du populisme 2.0 paraît en poche aujourd’hui, et il convient de le lire si ce n’était déjà fait, tant il éclaire la révolution métapolitique en cours avec l’irruption des Trump, Bolsonaro, Orban, Beppe Grillo, Salvini, Zemmour, apparus comme une tornade blanche sur la scène des démocraties occidentales ces dix dernières années.

D’abord, nous montre Giuliano da Empoli, ces champions de l’illibéralisme hauts en couleurs ne sont pas tombés du ciel. Une armée d’idéologues d’extrême-droite leur avait préparé et balisé le terrain. Ne restait plus à ces instigateurs guerriers qu’à trouver l’incarnation idoine.

Ces ingénieurs du chaos, ainsi que les baptise l’auteur, nouveaux docteurs Folamour de la politique, partis en croisade contre l’establishment occidental et les élites mondialistes au pouvoir, se nomment Steve Bannon, Andrew Breitbart et Milo Yiannopoulos, tous trois œuvrant de conserve pour l’avènement de l’Amérique de Trump. Arthur Finkelstein faisant de même auprès de Viktor Orban. Davide Casaleggio portant sur les fonts baptismaux le Mouvement 5 Etoiles en Italie. Julian Assage assistant les Indépendantistes catalans.

Leur philosophie politique s’inspire directement de Carl Schmitt, juriste émérite du nazisme : 1) la politique, c’est la guerre, elle consiste avant toute chose, à identifier l’ennemi ; 2) à cet égard, le monde se divise en deux, Nous et Eux, « la caste blindée des traîtres au peuple »; 3) la politique dérive de la culture, et le combat doit être mené contre le politiquement correct et l’hégémonie culturelle de l’intelligentsia libérale.

Règle d’or des ingénieurs du chaos : à l’âge triomphant des réseaux sociaux, nouvelle agora universelle qu’il convient d’investir les premiers, l’arène politique n’est plus les institutions représentatives, le Parlement, les partis, la Presse et les media traditionnels, mais la Toile, exutoire illimité, ouvert aux frustrations et aux colères des impuissants contre les puissants. Nourrir la rage du peuple contre l’establishment, jeter continûment de l’huile sur le feu, faire des fâchés de tous poils des fachos qui s’ignorent, tel est l’enjeu pour la conquête du pouvoir.

Il est d’autant plus aisé d’exciter le ressentiment populaire, dont nul ne nie par ailleurs qu’il a des causes bien réelles, que la gauche en Occident, hier encore peu ou prou révolutionnaire, s’est réconciliée avec la démocratie libérale et les règles du marché, laissant la voie libre à tous les populismes pour prendre le relais et se substituer à elle dans la fonction tribunicienne. 

De là qu’un affairiste milliardaire transgressif comme Trump peut, attisant les préjugés et les peurs, se faire passer en toute démagogie pour le défenseur de millions de plébéiens laissés pour compte, en butte à l’élite au pouvoir.

La grande nouveauté qu’ont orchestrée magistralement les ingénieurs du chaos est celle-ci : la politique traditionnelle en démocratie vise à rallier autour d’un consensus minimal forcément centriste une majorité d’électeurs issus de toutes les classes de la société ; ici, il s’agit, au contraire, pour conquérir une majorité politique, non plus d’unir mais de désunir, de dichotomiser, de cloisonner à l’infini des minorités différentes, seraient-elles rivales entre elles, pour mieux les extrémiser solitairement et agréger à terme les milliers de mécontentements de toute sorte, tous ligués contre un ennemi commun : l’establishment libéral. 

Enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules, pour mieux les additionner, l’heure venue.

Ainsi, au mépris total de la contradiction, tel site défendra les chasseurs, tel autre de même origine les adversaires de la chasse, tous deux également présentés, lors d’une campagne d’information ou d’une campagne électorale, comme victimisés, ignorés, méprisés, trompés par les Pouvoirs en place.

Cette dichotomie fine, cette différenciation au plus près de chaque internaute et de ses appartenances identitaires, sociales, culturelles, consuméristes, a été rendue possible par la révolution des algorithmes et des Big Data, qui permet aux manipulateurs des masses de cibler chacun, de lui transmettre des messages à géométrie variable, conformes à ses inclinations, ses goûts ou ses détestations, selon le but que vise l’envoyeur : encenser un candidat, démolir un adversaire. 

Quant au bénéfice politique de cette vaste entreprise des ingénieurs du chaos, on a vu le résultat. Déjouant tous les pronostics, le troll Trump fut élu. Un nouvel âge commençait : l’âge de la déraison, des fake news, des vérités alternatives. 

« Les défauts des leaders populistes, écrit Giuliano da Empoli, se transforment aux yeux de leurs électeurs, en qualités. Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle corrompu des élites et leur incompétence est le gage de leur authenticité. Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de leur indépendance, et les fake news qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté d’esprit. »

Face à ce complotisme 2.0 des ingénieurs du chaos, que faire ?

Les optimistes répondront avec John Stuart Mill que, pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des hommes de bien, et que s’ils se réveillent, ils en viendront à bout. Les pessimistes, eux, feront valoir qu’il est déjà minuit dans le siècle, que la Raison, depuis longtemps, ne tonne plus en son cratère, et qu’il nous reste, à nous bientôt derniers hommes libres, avant que le piège extrémiste ne se referme, à cultiver une dernière fois notre jardin.