Comme dans les légendes, il y a un tram, à Turin, qui file en ferraillant d’une époque à une autre, et qui, ce faisant, traverse le temps, les classes et les âmes diverses de la ville.

Ses passagers, dont la tête, dans les premières rames du matin, dodeline encore de sommeil, ont beau l’ignorer, le voyage vendu au tarif de 1 euro et 70 centimes est métaphysique. Pour l’entreprendre, il suffit de prendre la ligne numéro 6 à la station de tête, piazza Hermada, située dans l’Oltrepò turinois (partie de la ville située au-delà du Pô), puis, à corso Tortona, monter à bord du tram numéro 3. Sur le wagon est écrit « Vallette », nom du terminus que l’on atteint au bout de neuf kilomètres de trajet, vingt-quatre arrêts et une heure de temps, le temps qu’il faut pour traverser la ville en partant du pied de la colline, dont la verdure cache les plus belles maisons, et arriver au ghetto dortoir de la périphérie, que quelqu’un, dans les années 1960, a semé de noms de fleurs — via dei Gladioli, via delle Primule, via delle Pervinche (« rue des Glaïeuls », « rue des Primevères », « rue des Pervenches ») —, autour de viale dei Mughetti (« avenue des Muguets ») et des seize mille pièces construites pour héberger les immigrés du Sud transformés en ouvriers. Cette ligne vient de nulle part et ne mène à rien, selon les Turinois du centre. S’ils disent cela, c’est parce qu’ils ne savent pas, ils ignorent que ce tram propose un voyage au cœur même d’un mystère : entre la station de départ et celle d’arrivée, l’espérance de vie varie de sept ans. Comme si sur le trajet de « la trois », des premières collines à la périphérie, on perdait un peu moins d’une année de vie par kilomètre, ce qui, rien qu’en un voyage, résume les natures diverses de Turin qui, derrière la simplicité apparente de la ville, s’y confrontent.

La voici, la Moriana de Calvino, ville dont l’une des faces est en marbre et en albâtre et l’autre en fer-blanc et en carton. À Turin, bourgeoisie et prolétariat ont toujours coexisté ; à eux deux, ils forment la raison sociale de cette ville, son histoire et peut-être même sa vocation. Mais aujourd’hui, ce qui crée la surprise est le fait que la gauche vit au milieu des marbres, alors qu’elle ne fait que survivre, faible, mal en point et insignifiante, dans les zones construites avec des matériaux plus fragiles et sans couleurs, renversant à travers son habitat son histoire voire son destin. Le tram file sur ses rails et la gauche s’affaisse à mesure qu’il s’éloigne du centre pour gagner les « barrières », comme on appelle ici les périphéries anciennement ouvrières ; barrières peuplées de retraités qui, après toute une vie à l’usine, se retrouvent aujourd’hui les mains vides du fait des crises, et de préretraités qui se sentent actifs, sans toutefois pouvoir l’être, avec des enfants, Turinois de la deuxième ou de la troisième génération, qui comprennent le dialecte, mais non plus leur ville. L’hérésie suprême pour une cité qui, avec ses lignes carrées, paraissait avoir été dessinée nulle part ailleurs que dans une usine, puis montée, à l’extérieur, au moyen des outils mêmes qui peuplent les ateliers, au point de faire dire à Herman Melville qu’elle « donne l’impression d’être construite par un seul entrepreneur pour un seul client ».

Les touristes, que l’on n’avait jamais vus ici, ne savent pas qu’ils visitent une ville réinventée, contrainte de sortir d’une dimension pour entrer dans une autre, comme si Turin était, en définitive, la fabrique de lui-même, avec succès. Aujourd’hui, tous se pressent dans son centre baroque, qui, petit et ramassé comme il l’est, peut se visiter entièrement à pied : depuis la piazza Castello, où ils viennent photographier le palais royal, les touristes n’ont que quelques pas à faire pour arriver devant l’édifice à l’allure éminemment institutionnelle qu’est le Palazzo Carignano (palais Carignan), premier siège du Parlement italien, veillé pour l’éternité par les momies des pharaons conservées tout à côté, dans les salles du Musée égyptien. Sans le savoir, les touristes ont effectué le même parcours que celui adopté jadis par le carrosse de gala doré — et doté de huit ressorts, de sept lumières et de glaces mobiles — qui a conduit, le 17 mars 1861,Victor-Emmanuel II de Savoie dans le lieu où il devait recevoir « pour lui et pour ses successeurs » la couronne de roi d’Italie, au milieu des airs de Verdi puis des feux qui illuminaient la nuit, à l’occasion de la proclamation solennelle de l’unité de l’Italie, un royaume nouveau dont la capitale, et celle de sa dynastie, serait Turin.

Dès lors et avant toute chose, Turin est une ville cour, qui, au fil des décennies, a pris l’habitude de se ranger en coquille autour de son souverain, de préserver, au sein de son écrin, sa dimension hiérarchique, de penser sa forme comme un ensemble de cercles concentriques, organisés en fonction de leur proximité avec le pouvoir. Et la cour marque les habitudes de la ville, même après que le pouvoir s’est transféré à Florence, en 1864, et que Turin a dû renoncer au statut de capitale, perdant au passage trente-deux mille habitants et percevant du gouvernement, à titre de dédommagement, la somme parcimonieuse d’un million soixante-sept mille lires, qui ne suffira guère à chasser le sentiment général de grandeur perdue. Malgré cela, les usages propres à la cour perdurent, moyennant transformation et adaptation aux différentes époques et aux nouvelles représentations du pouvoir, telle celle que constitua l’entreprise Fiat, qui, jusqu’à ces dernières années, occupa une position dominante. L’esprit de cour trouve son contrepoids dans l’opposition politique, sociale et culturelle qui voit le jour à Turin en même temps que le XXesiècle et expérimentera, autour de la présence mythologique de la grande usine — pyramide moderne imposant ses rites propres —, des formes de lutte, de témoignage et d’organisation diverses.

Est-ce la conformation urbaine de cette ville qui exerce une influence sur son âme ou est-ce son caractère qui se reflète dans sa géographie ? Nul ne l’a jamais compris. Ce qui est certain, en revanche, c’est que, lorsque le XXesiècle commence et que, dans le même temps, le défi de la modernité est lancé, Turin paraît bâti pour relever ce dernier. Paisible dans le temps qui précédait, comme les eaux du Pô coulant sous le pont de la Gran Madre (l’église dans laquelle est enseveli, raconte-t-on, le Saint Graal), la ville paraît emportée, dans ces années-là, par les forces qui se croisent et se poursuivent à travers sa géographie faussement immobile, dans le piège de rues en apparence toutes pareilles jusqu’au moment où angles et lignes droites viennent à se brouiller. Comme si on lui avait dessiné, à travers son plan carré, un profil élémentaire, monotone et uniforme au point de paraître n’avoir ni début ni fin, un profil si naïf et canonique qu’il peut sembler participer d’un rituel (Cavour disait que le plan d’urbanisme de Turin donnait l’impression d’avoir été rédigé par une assemblée de mandarins chinois), alors que dans son jeu de miroirs se cache un mystère. Naturellement, la clé d’interprétation de tout cela ne peut être qu’une : le travail.

À la fin du XIXe siècle, le Piémont était encore une région agricole ; dans les vallées et les plaines, on dénombrait plus de vingt-sept mille métiers à tisser et plus d’un demi-million de rouets ; en revanche, on ne comptait, en ville, pas plus de soixante-sept mille ouvriers. En 1918, ces derniers s’élèvent à 30 % de la population et la mécanique devient la vocation de la cité métallurgique (mille entreprises sont enregistrées dans le secteur dans les années 1920). Et ce qui finit de tirer tout cela en avant est l’arrivée de l’automobile, prodige et symbole de modernisation et de vitesse ; à lui seul, Turin concentre 90 % de la production automobile de toute l’Italie. L’usine, moteur de ce développement impétueux, devient la nouvelle cathédrale de la ville. L’industrie voit le jour et Turin devient à petit bruit la capitale du travail : Fiat emploie cinq mille ouvriers, Lancia ouvre de nouveaux ateliers à Borgo San Paolo, Itala compte des chefs d’État étrangers parmi sa clientèle, Diatto produit des voitures de sport, en même temps que le major Mario de Bernardi montre à toute la planète la puissance des moteurs destinés à l’aviation : à bord de son hydravion Macchi M.52, aux commandes duquel il traverse les années 1920, il remporte une prestigieuse course d’aéroplanes et parvient à atteindre la vitesse incroyable de 512,78 kilomètres/heure.

Cela étant, Turin découvre bientôt que la grande usine ne produit pas seulement des automobiles. Dans le concentré d’organisation, de discipline productive et de technique qu’elle constitue, le travail engendre une auto reconnaissance sociale, une conscience de son état, une solidarité, qui, peu à peu, sortent des ateliers pour gagner les cercles de travailleurs, les sociétés ouvrières et les maisons du peuple. En transformant le paysan en ouvrier, le plébéien en producteur, la ville réalise une transmutation alchimique ; et la technique devient la grande source de fierté professionnelle du travailleur, désormais capable, dans son atelier, de « tailler des moustaches aux mouches », ce pendant que la nouvelle subjectivité qui s’est faite jour est d’ores et déjà politique, grâce au multiplicateur radicalement neuf et extraordinaire qu’est la conscience de classe. Et c’est à Turin justement que naît, à la même période, la Ligue industrielle, première organisation du capitalisme d’entreprise, dans les années au cours desquelles Giovanni Agnelli, propriétaire de Fiat, importe le modèle fordiste. La mythologie turinoise est désormais complète.

La ville semble transporter au cœur de l’atelier sa métaphysique de la rationalité, la méthode régulière propre à la garnison. En retour, l’usine fournit à Turin un concentré sans pareil de technique de travail et de culture de la production, le sentiment de la part de ses travailleurs de former une aristocratie ouvrière et industrielle consciente d’elle-même, la conviction commune que c’est dans cette ville que la nouveauté peut être élaborée, mais aussi, tout à la fois, la sensation persistante qu’il y a du conflit dans l’air, constamment, entre le patronat par excellence et un prolétariat d’avant-garde, destinés, inéluctablement, à se mesurer, dans le cadre d’un affrontement de classe d’anthologie, où l’identité des forces en présence est si nette et concrète qu’elles en remplissent presque, dans la ville usine qu’est Turin, une fonction symbolique.

Tout cela est déjà de la politique à l’état pur, premier, en ce que celle-ci est créée par le travail. Turin, Petrograd de l’Italie ? Telle est l’idée qui se fait jour en Russie aussi, où Lénine applaudit à ce qui semble être en germe dans la ville piémontaise : « La montée de la révolution mondiale est incontestable. […] En Italie, on en est arrivé aussi à une explosion des masses à Turin », écrit-il le 8 octobre 1917. Qu’est-il arrivé à l’ancienne capitale, considérée comme tenant quelque peu du couvent, quelque peu de la caserne, pour qu’elle se retrouve dans l’une des tranchées du conflit social, jusqu’à frôler l’insurrection révolutionnaire ? Antonio Gramsci et Piero Gobetti l’expliquent, à partir de deux points de vue distants qui se côtoient à Turin, en considérant le laboratoire social et culturel que constitue, à leurs yeux, l’usine moderne. Lorsqu’ils étaient étudiants, leurs premières rencontres avec les ouvriers de l’industrie nouvelle avaient presque constitué une surprise pour eux. De temps à autre, les matins où le soleil brillait, ils sortaient des amphithéâtres de la via Po, s’engageaient sous les arcades et gagnaient les prés situés le long du fleuve, où se tenaient des meetings, et ils écoutaient les discours enflammés de ces hommes qu’ils ne connaissaient pas.

C’est le même Gramsci, l’un des fondateurs du Parti communiste italien, qui conceptualise la ville : « Dans celle-ci, toutes les scories médiévales qui, en Italie, enlaidissent encore la société bourgeoise sont tombées, les demi-mesures ont été abolies et les petits coussins commodes qui, lors des luttes sociales, amortissent les heurts trop violents sont partis chez le chiffonnier. […] Turin représente, en version réduite, un authentique organisme étatique. » D’un côté, c’est là que le prolétariat a enregistré le développement le plus fort de toute l’Italie ; de l’autre, « l’activité capitaliste y bat avec l’effroyable fracas d’usines cyclopéennes ». Gramsci n’attend qu’une chose : que l’étincelle s’allume. Gobetti, jeune éditeur libéral, aspire, quant à lui, à un réveil idéal et moral, et, avec la passion libertaire qui l’anime, il décèle, dans le Turin nouveau de l’usine, surtout « une confrontation de forces capables de produire de nouvelles aristocraties dirigeantes ». Porté comme il l’est par l’espoir d’un renouveau, il a la ferme conviction que l’action ouvrière ne finira pas bridée par les formules et parviendra à produire une nouvelle élite dirigeante. « La classe ouvrière est révolutionnaire parce qu’elle est religieuse, voilà ce que l’on voit depuis Turin. Politiquement, je persiste à croire que la seule possibilité de renouveau de notre vie se situe du côté des ouvriers […] en tant que mouvement laïque et démocratique. » L’esprit du travail paraît si fort à Turin, presque visible dans sa concrétisation matérielle, qu’il semble capable de dépasser les différences politiques et les distances culturelles, comme celles qui existent entre le révolutionnaire Gramsci et le libéral Gobetti.

Avec ses camarades, Gramsci montait se promener jusqu’au monte dei Cappuccini. Depuis la colline, on voyait tout et on imaginait le reste. Les vieilles rues, qui, au sein du peuple, conservaient leurs noms dialectaux, les portes qui s’ouvraient dans l’ancienne muraille. Mais aussi le rondò della Forca (« rond-point du gibet »), où avaient lieu les pendaisons, exécutées par un bourreau résidant via dei Fornelletti, alors que l’Inquisition se réunissait via Bellezia, près de l’église de la Consolata, aux murs couverts de prodiges sacrés et miracles populaires exposés au sein d’une galerie d’ex-voto vénérables. Sans oublier les palais des académies du XVIIIe siècle, aux noms mystérieux : les Unis, les Bergers, les Unanimes, les Foudroyés, les Solitaires, les Innommés, les Immobiles. Et voici que pointe, là-bas, la coupole de la chapelle du Saint-Suaire, où est conservée la fameuse pièce d’étoffe vénérée comme une sainte relique, et où, à quelque distance, se trouve le Teatro Regio (« théâtre royal »), dont les lumières, le soir, baissaient pour avertir que les carrosses du cortège royal avaient quitté le palais, théâtre où les princesses trouvaient à leur place un éventail sur lequel était représentées toutes les autres loges avec le nom de leurs occupants, moyen bien commode de prendre connaissance de la hiérarchie mobile de la bonne société turinoise sans le laisser paraître. Toutes choses qui se noyaient dans les suites d’arcades, les trattorie aux noms d’animaux, les entresols où les modistes, tout en cousant, répondaient aux étudiants qui passaient dessous, les cafés avec lustre, marbres, velours, tamarin, billard, griottes, portes matelassées, qui, le matin, lorsque le roi commençait ses audiences, l’amenaient à demander : « Qu’est-ce qu’on dit au café Florio ? »

Déjà couvait à Turin son « bienno rosso » (« les deux années rouges »), avec l’occupation de ses usines, sous le couvert, entretenu au quotidien, d’une vie ordonnée et ordinaire — la messe que l’on allait entendre à San Filippo, six mille malades sans le sou accueillis à l’institut Cottolengo, huit bains publics comptabilisant trois cent mille lavages par an, ce pendant que des voitures à chevaux attendaient leurs clients piazza Castello, avec un tarif de départ de 1 lire et 20 centimes. La stratification de la cour donnait lieu à une division des heures et des lieux, en particulier des cafés : les étudiants fréquentaient le Nazionale, les aristocrates le Meridiana, les professeurs le Londra, les mélomanes le Romano. Même la promenade quotidienne sous les arcades de la via Po obéissait à certaines habitudes : de sept heures à neuf heures : les marchandes et les cousettes ; de onze heures à midi : les acteurs et les actrices, qui ensuite gagneraient le théâtre pour commencer leurs répétitions ; de quatorze heures à quinze heures trente : les élèves de l’académie miliaire ; de dix-sept heures à dix-neuf heures : les élégants de tous poils. Et après cela, les étudiants qui parlaient fort et pouvaient rester jusque tard dans la nuit. Mais l’heure de Turin, soutenaient les vieux en sortant leur montre de leur gousset, était le crépuscule, quand l’air semble cesser de circuler, ralenti comme bridé par toute la géométrie de la ville, puis s’immobilise.

Cet air et cette heure, on peut encore les trouver aujourd’hui. Mais l’accentuation féroce des inégalités, qui ont tourné à l’exclusion, doublée de l’affaiblissement de la représentation politique et de la crise économico-financière la plus importante du siècle, a divisé en deux ce que l’usine avait uni, plusieurs décennies durant, à travers la culture du travail, sceau véritable de Turin. Tout cela secoué par l’onde de choc produite par la mondialisation, qui impose à l’entreprise d’adopter de nouvelles dimensions, d’être présente sur le front international, de développer une stratégie européenne. Avec la naissance du géant européen de l’automobile Stellantis ont disparu non seulement les modalités de production traditionnelles, mais aussi les hiérarchies solidement établies à Turin, sa géographie urbaine, alors qu’un passage délicat s’accomplit entre la « company town » et le défi que constitue l’ère post industrielle. Une fois encore, la ville s’est réinventée en convertissant au tertiaire jusqu’aux usines Fiat de Mirafiori au gigantisme consommé : deux millions de mètres carrés, vingt kilomètres de voie ferrée interne, un bâtiment administratif long de 220 mètres, une chaîne de montage qui transportait tant des moteurs et des carrosseries que du savoir et de la conscience ouvrière.

Il est trop tôt pour savoir laquelle des différentes natures de Turin prévaudra au terme de ce processus, quelle sera la nouvelle mission de la ville et si elle saura préserver ses vocations centenaires. Comme Saint-Pétersbourg, Turin trompe, « il ment à toutes les heures », une obligation naturelle pour une capitale condamnée à se transformer continuellement. Quelque part, entre le Pô, les longues avenues du centre, les barrières naguère ouvrières, l’étincelle se rallumera : liée à l’innovation ou à une politique différente, ou encore à une nouvelle dynamique sociale entre « garantiti », ceux qui jouissent d’une situation économique stable, et exclus, alors que les uns et les autres vivent actuellement de part et d’autre de la ligne de séparation subtile que dessine le tram, ce même tram qui, chaque jour, taille puis recoud la ville.

Traduit de l’italien par Béatrice Didiot.

Un commentaire

  1. Fatti non foste a viver come bruti
    ma per seguir virtute e conoscenza.
    Dante

    Turin, la culture intime
    Elle n’est pas offerte au regard curieux et parfois superficiel du touriste de passage par Turin. Elle cultive ses secrets dans l’intimité des immeubles bourgeois d’une autre époque, dans ses beaux cafés du centre, dans les avenues arborées et éclairées d’une lumière pale entre le parc San Valentino, la Crocetta et Corso Francia, qui vous conduit idéalement au pied des montagnes.

    Dans le brouillard qui enveloppe la nuit, entre le silence des rues désertes et les derniers cafés fermés, vous pourriez peut-être apercevoir un fiacre qui s’éloigne, un homme élégant qui marche seul souhaitant la bonne nuit aux lampions qui l’accompagnent. Où va-t-il ? Seule la mer pourra vous répondre.

    Les places et les portiques de Turin ont vu se promener Honoré de Balzac, Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, fasciné par la ville qui parle au cœur, Luigi Pirandello, et plus récemment Cesare Pavese et Carlo Levi et parmi les contemporains Mario Soldati, Giovanni Arpino, Italo Calvino, Norberto Bobbio.
    Turin est une ville cultivée, qui se retrouve dans les nombreuses librairies avec cafés, avec galerie d’art, librairies d’antiquités, auprès des éditeurs comme Utet, Einaudi, Boringhieri qui ont écrit non seulement son histoire, mais aussi celle européenne.

    Mon parcours dans cette ville fut marqué par l’extraordinaire rencontre avec deux intellectuels qui, plus que tous les autres, m’ont donné les vertiges de l’universalité : Primo Levi et Tullio Regge.
    À eux deux, ils représentent l’exceptionnalité de Turin et sa synthèse à la fois littéraire et scientifique.

    Primo Levi était reconnaissant à son parcours de chimiste et tenait à souligner comment sa chimie lui a permis de transposer en littérature un vaste assortiment de métaphores ainsi qu’une écriture à la fois concise et précise.
    Derrière ses grandes lunettes, les traits de son visage pouvaient paraître à première vue austères, mais ce n’était que l’apparence du premier contact, l’expression d’un intime réservé. En réalité, il transmettait une profonde humanité, une dignité qui ne pouvait pas cacher la souffrance intérieure visible dans son regard, dans le mouvement de ses mains et de son corps.
    On sentait sa volonté de parler, de témoigner et de nous transmettre ce que les bourreaux ont cherché à taire, à empêcher que le silence des victimes devienne assourdissant et les condamne pour l’éternité.

    « Vous n’êtes pas faits pour vivre comme des brutes, mais pour suivre la vertu et la connaissance ».

    Si l’homme de Primo Levi est l’Ulysse dantesque qui fait confiance en la raison et élève son existence à la recherche de la connaissance et de la vérité au-delà des colonnes d’Hercule, au risque même de sa propre vie, le déporté est l’Ulysse naufragé, celui qui est allé au-delà des limites, dans un monde inhumain qui a annulé ses valeurs et son lien à la raison, le réduisant à l’état animal.

    En faisant le trajet à pied entre le Polytechnique et le département de physique pour rejoindre le colloque de Tullio Regge, qui nous parlait des avancées en physique théorique, mais également de son expérience à Princeton, d’Einstein et de sa rencontre avec Gödel, de la prodigieuse rapidité mentale d’Oppy, du projet Manhattan, mais également de ses récentes découvertes, d’un retour aux sources, en étudiant l’hébreu ancien et la complexité du Talmud, j’ai croisé Corso Re Umberto
    En traversant le trottoir et y voyant les marques sur les dalles de pierre, j’ai saisi ce que Primo Levi nous a transmis par ses observations dans son article, Les signes de la pierre, paru dans le journal La Stampa. Les dalles du trottoir conservent dans leurs traces la mémoire des bombes larguées pendant les raids de la Seconde Guerre mondiale. Les plaques brisées par les bombes explosives ont été remplacées, mais celles qui avaient été perforées par les pièces incendiaires ont été laissées en place. On disait à l’époque que des passants n’avaient pas eu le temps de se réfugier et avaient été transpercés de la tête aux pieds.
    Turin intime est aussi ça, un parcours dans la mémoire.