La semaine dernière, s’est tenue, au Centre Européen du Judaïsme, une commémoration en hommage à Benny Lévy. Il est disparu il y a vingt ans. Pour en parler, de l’homme, de l’œuvre, du parcours à travers l’histoire des idées et des actes, étaient réunis deux de ses amis, frères d’armes, et peut-être, sous un certain rapport, frères d’âme : Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy.
Un samedi pluvieux, morne, solitaire. Casual. J’ai, comme tout le monde ou presque, depuis le 7 octobre, le cerveau saturé d’informations, tracassé par les déformations, honteuses, des cyniques, des ignorants (parmi lesquels je m’inclus, sauf que, moi, je me tais, et j’écoute ceux qui savent, autant que faire se peut), des opportunistes de tous horizons, et l’hystérie collective. Les rues du quartier de la Sorbonne sont vides. Le colloque a lieu au fin fond du dix-septième arrondissement. Les deux grands sages vont probablement se chamailler. Tout cela est très prometteur. Puis, peut-être, évoqueront-ils le drame ou plutôt les drames actuels. Peut-être même parleront ils de résolutions pour l’avenir ? Je m’enquerrais volontiers de leurs lumières. Spoiler : ce ne fut pas le cas, et c’était bien mieux ainsi. Fauchgirl as usual, pas question de prendre un taxi, non, il y a mieux : le bus 84, départ à Panthéon, arrivée pile devant le Centre : une longue traversée de Paris, sans lune et sans correspondances. À l’autre bout, une philosophie inconnue. Je me précipite. L’aventure, c’est l’aventure.
Scriabine dans le bus, quelques minutes de paix, quand s’assoit une femme, la soixantaine passée, à côté de moi, tandis que le bus est vide. Elle dégage une odeur âcre, caractéristique des vapeurs d’alcools forts. Le contraste avec Scriabine est saisissant de vérité. L’itinéraire est long, en arc légèrement tordu ; je n’ose, bien sûr, pas changer de place. La femme odorante se colle à moi. Son regard est vide, sa détresse, tout un continent, m’irradie. Mon visage effectue de drôles de torsions nerveuses, et mon corps se colle contre la vitre comme un chewing-gum.
La rue de Courcelles, toute en scintillations, est lugubre. Deux jeunes hommes descendent avec moi. Ils portent des pantalons de streetwear avec des manteaux en cachemire de couleur noire. Nous nous dirigeons vers le Centre, ils me précèdent. Je remarque qu’ils attendent d’avoir passé la sécurité pour sortir leur kippa de leur poche.
Le colloque a commencé, la salle est comble. Un joyeux brouhaha m’indique qu’il ne s’agit pas exactement d’une audience universitaire. Les deux garçons et moi, nous nous installons à l’étage, aux dernières places restantes. Je dois être la seule non-juive présente. Je trouve cela dommage. La salle est éclairée par un luminaire moderne en forme d’étoile de David stylisée, étrangement beau. Cette suspension ressemble à l’œuvre de Benny Lévy. La fille du philosophe est présente sur l’estrade. Elle a l’air d’être jolie, mais j’ai oublié mes lunettes. Je ressens la scène qui se joue en contrebas comme très singulièrement émotionnelle. Drôle de colloque, décidément.
En effet, quoi de plus émouvant, que de voir deux amis parler d’un troisième, disparu ? Quoi de plus humain ? Et quoi de plus inhabituel ?
Liés par l’Institut d’études lévinassiennes, qu’ils avaient cofondé avec Benny Lévy, en 2000, à Jérusalem, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy commencent donc par évoquer cela : l’amitié. « Si une telle chose existe bel et bien », dit Alain Finkielkraut. « Je ne crois pas que Benny Lévy croyait véritablement en l’amitié, mais plutôt à la friction entre les pensées », ajoute Bernard-Henri Lévy. Vous parlez d’effusions. Je pense alors à la phrase d’un grand écrivain français (pas exactement un ami des juifs, si vous voyez de qui je veux parler) : « Écrire pourtant de cul, de bite, de merde, en soi n’a rien d’obscène, ni vulgaire. La vulgarité commence, Mesdames et Messieurs, au sentiment, toute la vulgarité, toute l’obscénité, au sentiment. »
« Est-ce bien le moment ? », s’interroge Alain Finkielkraut. Précisément, oui, c’est le moment de persister, jusqu’au bout, dans la pensée vivante, virevoltante, à la manière de Benny Lévy lui-même. Et de rappeler le rôle et l’influence qu’eut sa philosophie ; ce qu’elle sous-tend de verve, d’originalité, de modernité, de tradition renouvelée ; en France (notamment avec Sartre, dont il fut le secrétaire de 1973 à sa mort, à qui il fit découvrir l’œuvre d’Emmanuel Levinas, jusqu’à le « convertir », le mot est inadéquat au possible, au messianisme juif), en Israël, dans le monde universitaire et, peut-être surtout, ailleurs.
Pensée radicale, exigeante, intransigeante, que je vais tenter ici de résumer. Pensée juive renouvelée, réactivée à nouveaux frais, sortie des ornières auxquelles toute tradition millénaire se voit inexorablement confrontée : radicalisme, simplification, dévoiement, instrumentalisation politique, en bref : corruption.
Où le retour aux sources primitives, du Talmud, de la Torah, ouvre les voies vers l’avenir de la philosophie universaliste qu’est le judaïsme ; contre le fondamentalisme, et contre la tendance à l’uniformisation de la pensée moderne, que Benny Lévy a, en bon « pourfendeur des histrions de la pensée juive », comme dit Alain Finkielkraut, en horreur.
Constat d’un manque, d’abord. En pleine « athéologie » marxiste, pensée en actes d’un besoin, presque viscéral, pour Benny Lévy, d’un retour vers une spiritualité personnelle, vers ses racines juives, passant donc par l’observance de la religion traditionnelle, ainsi que par la réappropriation de ses concepts.
Ce retour aux écritures archaïques, développé dans Être juif , et Le Meurtre du Pasteur, à travers le prisme de la philosophie moderne (Hegel, Marx, Sartre) est donc le contraire d’un repli réactionnaire. C’est au contraire, insiste Bernard-Henri Lévy, un geste créatif, émancipateur, intime, autant qu’universel.
« Souviens-toi de ton futur », dit-on…
Lorsqu’il demandait à Benny Lévy, « est-ce que tu crois à tout ça ? », l’intéressé répondait : « mais ce n’est pas la question ! »
Pensée de l’histoire, autant que de l’absence d’histoire. En bon « juif immobile », que Benny Lévy oppose au « chrétien errant », celui qui aura transformé l’histoire universelle en histoire sainte.
Culte de l’Étude plutôt que de Dieu lui-même. Pensée du retour, comme mouvement de rapprochement vers les sources du judaïsme, sous la forme d’une quête personnelle de sens. Comme dit Finkielkraut, avec Hans Jonas : « C’est à l’homme de faire advenir Dieu (…) D’abord, on étudie, et au bout du chemin, on croit ».
Action du judaïsme, aussi. De ses modalités multiples. Car pour Benny Lévy, le judaïsme est un existentialisme. « Le monde est fait de lettres vivantes », nous dit Bernard-Henri Lévy, avant d’ajouter : « raviver la source juive, c’était le souci de Benny ». En quel sens ? En celui de Franz Rosenzweig, c’est-à-dire que ce n’est pas l’objet de l’étude qui prime, mais la méthode de l’étude en elle-même, ancrée dans la vie (et non dans l’historicisme). En bref, être juif, ça doit servir à quelque chose plutôt que rien. Puis il précise : « Je ne prie pas, j’étudie à peine, mais comprends ce que veut dire Benny quand il parle de la Shoah. Il y a du vrai dans l’idée que les juifs étaient désarmés intellectuellement et spirituellement ». Enfin, il ajoute : « les jeunes juifs, aujourd’hui, sont spirituellement armés ».
Je prends, ce soir-là, et à l’aune des commentaires hasardeux qui crépitent de toute part, la mesure de l’importance de l’œuvre de Benny Lévy, et la nécessité urgente de le lire, de le réactiver. Voici ce que je retiens : laissons donc Dieu à ses affaires, comme il le fait si bien pour nous. Ce n’est pas le Messie qui sauvera l’humanité. C’est la pratique philosophique du judaïsme, renvoyant, invariablement, au prochain. Autrement dit, le judaïsme n’est pas une religion : c’est une philosophie messianique universaliste, pour l’homme, par l’homme. Cela me convient.