J’ai rencontré Jacques Berès il y a une quinzaine d’années. À l’échelle d’une vie accomplie comme la sienne, c’est peu. Et pourtant, ces années partagées sur les fronts de l’humanitaire et de l’horreur, mais aussi de l’espoir, ont été tellement intenses qu’il me semble l’avoir toujours connu.
Une rencontre, comme dans la vie amoureuse, c’est un début, une suite et malheureusement une fin. Tout est contenu dans la rencontre ; il faut qu’elle soit belle et fulgurante.
C’était à Cannes, pendant le Festival, il revenait d’Homs, moi de Benghazi, nous n’étions pas tout à fait là, l’un et l’autre, et après quelques échanges passionnés sur les Printemps arabes, Jacques m’a dit : « Dès que je repars en Syrie, promis, je t’appelle ».
Quelques mois ont passé, et un matin d’août il m’a téléphoné. Le lendemain nous étions dans un avion, en route pour Alep. Nous sommes restés trois semaines dans la ville assiégée par les troupes de Bachar el-Assad, Jacques opérait jour et nuit, je photographiais et filmais ce French Doctor insensé me déclarant au seuil du bloc, tel Audiard dans la bouche de Jean Gabin : « Ça, c’est pas une chirurgie de jeune fille ! »
Après Alep, les bombes, le sang, la fraternité, les inévitables morts qu’il n’avait pu éviter, on ne s’est pour ainsi dire plus quittés.
La Syrie, mais aussi le Kurdistan, l’Irak, le Bangladesh, le Soudan, le Yémen et pour finir l’Ukraine ont été ses derniers théâtres d’opération. Ceux où l’on pénètre en sabots, pyjama, masque et charlotte. Une drogue dure, confessera-t-il sur le front kurde face à Daech : « Quand on sauve un enfant, on devient vite accro. J’ai eu sept enfants, environ, mais avec mes petites mains j’en ai peut-être fait quatre-vingts. C’est difficile de renoncer à ça… »
Jacques était sur le terrain ce que Bernard-Henri Lévy m’a un jour suggéré de nommer un héros total. Comme le chevalier de nos enfances : sans peur et sans reproche. Fidèle à son engagement de soigner quiconque en avait besoin. Sans distinction, sans jugement. Et même avec tendresse.
À la ville, je me souviendrai d’un homme facétieux. Toujours une blague juive dans sa poche ou une provocation absurde et tellement drôle. Sa réplique favorite, digne d’un roman oulipien, quand il se faisait arrêter pour excès de vitesse (ce qui lui arrivait souvent) : « Mais monsieur l’agent, les statistiques sont formelles : la route est par définition le lieu le plus accidentogène. Donc, c’est mathématique, moins j’y passe de temps, moins je risque d’avoir un accident ! c’est pour ça que je roule vite ! »
Jacques Berès était un homme rare. Un ami rare et précieux. Un de ces grands hommes comme on en rencontre peu dans une vie. Héroïque donc, très cultivé, très intelligent, passionné, snob et imparfait. Capable d’aller visiter ses chevaux de course en Bentley et incapable de passer devant un mendiant sans lui donner une pièce. Grand bourgeois de gauche, coupable et généreux à la fois.
Ces derniers mois, à la question rituelle « Comment vas-tu ? » il me répondait invariablement : « Mal, je vais mourir mais ça n’a aucune importance, parlons d’autre chose… »
Alors, d’accord Jacques, parlons d’autre chose.