1. Il n’est pas vrai que la contre-offensive ukrainienne, comme on l’entend dire partout, « patine » et soit « un échec ».
L’armée est prudente, c’est vrai.
Économe de ses moyens et de ses hommes.
Elle tire avec parcimonie car ses stocks de munitions ne sont pas infinis.
Elle n’attaque, comme il y a quelques jours, à Robotyne, qu’après de longues semaines passées sous les radars à nettoyer la zone car l’armée russe transforme les territoires qu’elle occupe en gigantesques pièges où semblent avoir été semées toutes les sortes possibles d’engins de mort : mines Claymore antipersonnel… petites mines vertes qu’on appelle les pétales… mines suspendues aux arbres, que l’on ne voit pas venir…

Elle sait aussi que les Russes établissent leurs quartiers dans les écoles et, comme à Yahidne, au nord, du temps où ils pensaient soumettre Kiev en huit jours, ils prennent les enfants en otage et les enferment dans les caves comme autant de boucliers humains : et elle est donc doublement circonspecte, vigilante, responsable.

Elle partage, en un mot, la doctrine des volontaires israéliens, jeunes vétérans de Tsahal engagés, dès le premier jour, dans ses unités spéciales et que j’ai eu l’opportunité d’interviewer : le premier devoir d’un chef est de ramener ses hommes vivants et le deuxième est d’éviter les morts civiles collatérales.

Tout cela, je l’ai vu.

J’ai suivi, à Bakhmout, Lyman, Zaporijia ou, après Kharkiv, aux abords de la frontière russe, des unités qui, lentement mais sûrement, harcèlent et épuisent les envahisseurs.

Et j’ai passé une partie de l’été à filmer des combattants vaillants et sages qui, sur tous les fronts, à l’est comme au sud, dans le Donbass resté libre comme sur les rives du Dniepr, préparent savamment la percée.

Ce temps pris par les commandants ukrainiens, ce temps de la mesure et, le jour venu, de la surprise, ce temps compté pour, à la fois, protéger les hommes et gagner, ce temps n’a rien à voir : ni avec celui de l’armée russe dont j’ai interviewé des prisonniers me confiant que l’on y tient les soldats pour de la « viande » envoyée à la « boucherie » ; ni avec celui des commentateurs pressés et autres tacticiens de plateau dont on se demande bien qui leur a dit que cette contre-offensive serait « rapide » et qu’elle s’achèverait « à la fin de l’été » ; il n’a rien à voir non plus avec celui d’une Amérique qui, sortie de trois interminables guerres menées et, soit dit en passant, perdues au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, ose enjoindre à ses alliés d’« accélérer ».

Ce temps est tout simplement celui de femmes et hommes courageux, qui font la guerre sans l’aimer et en grands civilisés.

2. Si l’on veut accélérer, il y a un moyen et un seul – c’est l’intensification, sans délai, de notre soutien militaire.

Nos opinions, je le sais, ont le sentiment d’une aide déjà considérable.

Et les chiffres qui tournent en boucle dans les médias, les 40 milliards de dollars d’armes américaines, les milliards d’aides polonaise, allemande, française, anglaise, etc., ont, en effet, de quoi donner le vertige.

Mais les chiffres sont une chose et la réalité en est une autre.

D’abord parce qu’une partie des aides promises, notamment par l’Allemagne, ne sont pas là et, vu la pression croissante des pro-Russes, pourraient ne pas arriver du tout. Ensuite parce que, chiffres pour chiffres, l’absurde guerre d’Irak par exemple a coûté cinquante fois plus cher, oui cinquante fois ! que la guerre juste des Ukrainiens pour récupérer leur terre et défendre les valeurs de la démocratie.

Et surtout parce que, si les quantités de matériels sont capitales, leur qualité et leur adaptation aux besoins d’une armée en train de sauver la paix en Europe ne le sont pas moins.

J’ai vu, près de Lyman, des chars suédois en opération.

J’ai vu, à Bakhmout, des Howitzer américains.

J’ai filmé, près de Bakhmout encore, sur une position nommée « Macron », des canons français guidés par des drones low-cost de fabrication ukrainienne.

Mais quid des Scalp, Storm Shadows et autres ATACMS qui, seuls, permettront d’atteindre l’ennemi sur ses arrières, de casser ses chaînes d’approvisionnement et, comme à Kherson, en novembre 2022, de le forcer au repli ?

D’où vient que les quelques missiles longue portée qui ont tout de même fini par venir et dont le moindre tir est scrupuleusement consigné, tracé et transmis aux alliés, ont été « bridés » afin d’être bien certain qu’ils n’iront pas frapper jusqu’en Russie et froisser M. Poutine ?

Et pourquoi avoir attendu si longtemps avant de commencer d’autoriser le transfert des F16 qui sont la condition sine qua non d’une offensive interarmes bien menée ?

Je n’ai aucun doute sur la victoire finale.

J’ai recueilli assez d’informations sur la démoralisation des soldats russes « vendus comme des esclaves » à des sociétés de mercenaires type Wagner pour savoir que le jour viendra où un point du front finira par céder et emportera les autres avec lui.

Mais je ne peux me départir d’un étrange sentiment.

Comme si c’était, non l’ange, mais le diable de l’Histoire qui tenait, ici, les fils qui nous remuent et calculait très exactement ce qu’il faut aux Ukrainiens pour tenir mais pas gagner.

Si tel était le cas, ce serait une erreur tragique.

Car c’est ainsi que la guerre est longue et que s’accumulent les souffrances inutiles.