Relisant Le Magicien, la biographie romancée de Thomas Mann, par Colm Toibin, redécouvrant toute la part que prirent les Mann exilés en Amérique, dans la croisade contre le nazisme, à commencer par le fils Klaus Mann, auteur du Volcan, son frère Heinrich, auteur de l’Ange bleu, qui, adapté au cinéma, fit la légende de Marlène Dietrich, je me suis pris à lister les grands écrivains qui ont fait la guerre, l’ont traversée, s’en sont emparés dans la fiction: Tolstoï (Guerre et paix), Maurice Genevoix (Ceux de 14), Remarque (A l’ouest, rien de nouveau), Ernst Junger (Orages d’acier), Céline (Voyage au bout de la nuit), Margareth Mitchell (Autant en emporte le vent), Boris Pasternak (Docteur Jivago), Hemingway (L’Adieu aux armes), Malaparte (Kaput), Vassili Grossman (Vie et destin), Norman Mailer (Les nus et lesmorts), Michael Herr (Putain de mort), Jonathan Little (Les Bienveillantes), tant d’autres encore.
Le conflit en Ukraine va-t-il à son tour donner naissance à toute une littérature de guerre, être l’objet de témoignages, de récits, de journaux de guerre aussi forts, aussi justes, aussi véridiques, aussi poignants, aussi horrifiés, que ceux qu’ont engendré les guerres du passé ? Va-t-elle, cette guerre du David ukrainien contre le Goliath poutinien, inspirer des fictions au plus près du vécu des hommes de l’Avant, au plus cru des réalités du terrain ? On voit mal comment il en irait autrement, de la part de combattants plongés dans l’enfer de cette guerre à la fois de tranchées à l’ancienne et de très haute technologie, qu’on imagine partagés entre la peur, l’effroi et le courage, vivant au quotidien la violence inouïe des armes et la présence constante de la mort, balançant entre l’esprit de résistance, les moments de découragement et la rage de vaincre. On voit mal que, la guerre finie, de retour dans leurs foyers, dans leurs villes touchées par les missiles du Kremlin, les rescapés de l’enfer ne veuillent transmettre à cet autre monde qu’est le monde des vivants et des vivants en paix, ce qu’ils ont vécu au Front. On voit mal que, s’improvisant diaristes, nouvellistes, narrateurs, des survivants, lettrés ou pas, n’entendent, pour s’en délivrer, s’en glorifier ou donner un sens au chaos passé, raconter leur guerre aux leurs, la consigner par écrit pour l’Arrière, qui, de fait, leur doit tout ; on s’imagine mal que le haut peuple des combattants ne cherche pas à édifier la postérité par le génie des mots.
Il est trop tôt pour l’écrire : la guerre n’est pas finie. Pour l’heure, les futurs écrivants l’écrivent, cette guerre sans merci ni temps morts, les armes à la main. La guerre en live est l’apanage des images des reporters, des journalistes. Le portable, la saisie sur le vif, l’universel reportage l’emportent. Et l’on imagine aisément les films qui se feront quand les armes se seront tues, les biopics sur les personnages hors normes de Zelensky, de Poutine, voire de Prigogine, ou encore les hauts faits des Ukrainiens, qui gagnèrent la bataille de Kiev, ou la résistance héroïque d’Azovstal à Marioupol qui tint le monde entier en haleine au printemps 2022. Le spectacle, le spectaculaire sont maintenant. L’écrit sera pour plus tard. Mais ces milliers de destins individuels brutalement propulsés dans la guerre, forcément, ne resteront pas en jachère, sans interprètes, sans passeurs. Eux-mêmes auront franchi les portes de l’enfer, ils en auront ramené les braises à jamais rougeoyantes, et la guerre en Ukraine deviendra, grâce aux mots de la tribu, mémoire pour les générations futures.
Bien sûr, on attendra du côté russe, la défaite venue comme en Afghanistan, quand les yeux se seront dessillés sur le gâchis criminel que fut pour la Russie aussi cette guerre d’un autre âge, on attendra le mea culpa mêlé de révolte des malheureux conscrits enrôlés de force dans une armée défaillante, pour un combat d’arrière-garde perdu d’avance.
Se pourrait-il que, dans l’ombre, des émules de Soljenitsyne soient déjà à pied d’œuvre ?