C’était une journée particulière. Il s’agissait le soir d’aller participer à l’émission de Franz-Olivier Giesbert « Vous aurez le dernier mot ». J’aimais bien FOG, je l’avais connu longtemps auparavant à l’époque où je rêvais de faire du journalisme. Je me souviens de notre entrevue dans le bureau de la direction du Figaro qu’il occupait alors et où il avait eu la gentillesse de me recevoir. Son discours m’avait décontenancé. Je l’avais entendu dire sur les ondes qu’il aurait payé pour exercer le métier de journaliste et cependant, les yeux dans les yeux, il me déconseillait d’entrer dans la carrière. Il faut dire que j’avais trente ans. (On est aussi fou à trente ans qu’à vingt). Je venais de terminer ma charge d’assistant-chef de clinique des hôpitaux de Paris. Il accepta devant mon insistance de m’offrir un poste de… stagiaire… au service des Sports du Figaro ! (Franz avait au préalable vérifié que c’était un domaine qui m’était totalement étranger). Il m’en sortit un mois plus tard pour me confier la critique de livres. Mais c’était tout en répétant que la grande affaire serait l’écriture romanesque. Il faudrait un jour ou l’autre trouver le courage de m’y coltiner vraiment.

Quinze ans et trois romans plus tard, le jour était venu. J’allais ce soir chez FOG, présenter mon roman sur les derniers jours de Stefan Zweig.

L’émission comptait trois plateaux. Il y avait un premier invité, Marc Dugain, pour son remarquable film sur Staline. Dugain avait cédé à la tentation qui frappent certains auteurs. L’attrait du grand écran. Pour la plupart d’entre eux, songeons à Fitzgerald, elle se transforme en malédiction. (On sait peu que Stefan Zweig avait, dans son exil new-yorkais, entamé l’écriture d’une adaptation avec un scénariste hollywoodien. Que n’a-t-il pas poursuivi ? Il y aurait perdu son âme ; sans doute pas la vie.) Mais Dugain avait échappé à la malédiction. L’attraction n’a pas été fatale. Son film, un vrai bijou. On croirait que cet homme réussit tout ce qu’il entreprend. Et qu’en même temps rien, jamais, ne vient rassasier sa soif de bâtir.  Il semble chercher à se construire dans l’œuvre qu’il édifie. Le domaine de cette œuvre est infini, comme si son propre lui-même n’était jamais achevé. L’univers littéraire semble encore trop limité. Il cherche à conquérir des étoiles sur d’autres galaxies. C’est un être en mouvement perpétuel. Il ressemble à Giesbert en ce sens, même si FOG multiplie les visages et les tâches dans d’autres domaines. C’est la même ambition prométhéenne. Pour les hommes-là semblent faire comme si la vie était éternelle. La vie était toujours ailleurs.

Après quoi, vint un premier débat entre Naulleau et Garcin. Garcin me semble encore un tempérament différent. Non que son ambition fût moins grande. Mais elle semble comme cantonnée. La littérature, et rien d’autre. Mais la littérature sous toutes ses formes. Garcin vit les pieds sur la terre. Il laboure dans la boue des seuls mots. Il parcourt à pied, à cheval, des paysages infinis.

A les voir là successivement s’entretenir sur le plateau, attendant d’entrer dans l’arène, me vint cependant la conviction que pour ces trois hommes, c’est tout de même le roman qui demeurait l’étoile suprême. La clé du paradis se cachait entre les pages. Loin des plateaux agités du petit ou du grand écran.

Après ce fut mon tour. Je fis de la télé, il y a quelques années, animant l’émission littéraire d’I-télé Postface, aux côtés d’Aude Lancelin et de Raphaël Sorin. Si l’expérience fut grisante, elle me laisse comme un goût amer. C’est un autre soi-même qui s’exprime seul face à la caméra. Un autre soir fardé, grimé, qui cherche le bon mot plutôt que le terme exact. Qui touche parfois le fond à force de chercher la forme. Tout se dilue dans une écume perpétuelle où l’on brasse des idées en l’air comme elles viennent. Lentement la place occupée devient plus importante que les propos tenus. Ce n’est pas tant son âme que l’on perd, qu’une certaine idée de soi-même.

Le débat avec Giesbert portait sur l’imposture des écrivains. Les auteurs étaient-ils des faussaires ? Dépassée la question du plagiat – problématique aujourd’hui  éculée qui relève de la justice plus que de la littérature – le sujet abordait une vraie problématique. L’écrivain était-il un faussaire ? Je répondis que oui. A mes yeux, l’écrivain est comme un peintre-faussaire qui figure le tableau d’une vie, portrait minimaliste ou fresque des siècles. L’auteur travestit sa réalité pour accéder aux vérités premières. Et voilà le miracle, le romancier invente un monde imaginaire,  mais ce monde transcende, sublime à un point tel le monde réel que le lecteur retrouve dans de simples pages, une vie, plus sombre, plus tragique, ou plus drôle et lumineuse que la plus fascinante ou la plus laborieuse des existences. L’écrivain dénature pour rendre plus vrai que nature. L’écrivain est peut-être un imposteur- l’essentiel est que le livre ne soit pas une imposture. Le roi des imposteurs est le prince des écrivains : c’est Romain Gary et son jeu de miroirs inlassable. Le jour funeste où le miroir se casse, une vie se brise.

Le soir, en revenant, tard dans la nuit, je me suis plongé dans le livre de Giesbert. Oui, le FOG que j’avais vu une heure avant, n’était pas le vrai Franz. Du moins cachait-il sa vérité profonde derrière le masque de son fard, une ironie de façade. FOG était tout entier dans son livre. Son « Très grand amour » affichait sa plus haute ambition, sa  vraie nature. Il explorait les facettes du personnage, la complexité d’une vie. Grandeurs et bassesses d’une existence s’exprimaient dans ces pages, au milieu et entre les lignes, avec une profondeur, une sincérité douloureuse que laissaient à peine soupçonnées les envolées du présentateur.

Le lendemain, à l’instant d’achever ma lecture, je compris le sens du conseil prodigué par FOG quinze auparavant. Loin des pages des journaux, des rêves de gloire télévisée ou de la traversée du mirage cinématographique, la littérature devait rester le seul salut pour qui cherche le sens caché des choses et des mots. Le lieu sacré du souvenir et de l’émotion.