Je suis contre « le retour ».
Ça peut sembler bizarre, dit comme ça.
Mais c’est un fait.
Je suis contre le retour à la nature.
Contre le retour aux sources.
Contre le retour à l’origine, matrice des totalitarismes.
Je suis, pour les mêmes raisons, contre le retour à la terre, à la bonne communauté, au paradis perdu.
Je suis contre le retour à l’ordre ; contre le retour à la morale et à la normale ; contre le retour à la maison et, donc, le retour à Ithaque (je disais, dans mes années de khâgne : que l’Odyssée serait belle si Ulysse avait vécu jusqu’au bout ses amours avec Circé ! que d’épreuves, de cadavres démembrés, d’enfants matricidés, Jason aurait épargnés à l’humanité si, au lieu de retourner voir « de son petit village fumer la cheminée », il était resté en Colchide !).
Je suis contre, sauf quand c’est le titre du film de Man Ray, le retour à la raison.
Je suis archicontre, parce qu’il a failli avoir la peau des Lumières, le « retour à l’antique » de la fin du XVIIIe.
Je redoute, chacun devrait redouter, les retours du refoulé, retours de bâton et autres retours à l’envoyeur.
Je n’aime pas quand les amants séparés retournent ensemble : on se croit partis pour Liz Taylor et Richard Burton ; Frida Kahlo et Diego Rivera ; un battement de cils plus tard, on est chez Goldoni et dans Alerte à Malibu.
Ne m’a jamais taraudé l’envie de faire retour sur les lieux de mon enfance : pour quoi faire ? retrouver qui ? je n’ai pas de souvenirs d’enfance.
M’ennuie à mourir le projet de faire retour sur soi : n’est-on pas celui que l’on devient ? l’autre, les autres ne sont-ils pas bien plus intéressants que soi ?
Me rasent les pèlerinages – je préfère les territoires inconnus.
Je suis un amant de Sion, c’est vrai ; sauf que je monte à Jérusalem, je n’y retourne pas ; et Israël, à mes yeux, est une Idée non moins qu’une terre.
Je suis revenu au Bangladesh, c’est vrai aussi ; mais c’est là que tout a commencé et, si je suis contre les origines, je ne suis pas contre les commencements.
Je suis retourné à Sarajevo, c’est vrai encore ; mais c’était comme l’Ukraine aujourd’hui : un même et unique événement, à épisodes, interminable ; et, quant au reste… j’ai fait des reportages en Angola et au Rwanda ; dans l’Éthiopie de Rimbaud et dans le Pakistan de Daniel Pearl ; j’ai traversé la Colombie et le Burundi, Sri Lanka et les monts Nouba ; j’ai bourlingué en Russie et en Chine ; crapahuté dans le Darfour en feu et la Somalie en cendres ; mais quand le reportage est fait, il est fait ; je suis incapable de le refaire ; c’est comme une mine de mots que j’aurais épuisée ; ou un moment de ma vie, précieux, auquel je demeure fidèle, mais où je ne retourne pas… si, d’ailleurs, une fois… c’était à Tarhouna, faubourg de Misrata, au sortir des ossuaires de l’Hamilcar du coin (turc ? égyptien ?)… mal m’en a pris puisque nous sommes, avec mes compagnons d’équipée, tombés dans une embuscade qui a failli nous coûter la vie… J’aime, quand je voyage, savoir quand je pars, pas quand je rentre.
J’aimerais, si j’étais très déraisonnable, ne prendre que des billets sans retour.
J’ai grand peine, dans la vie, à retourner sur mes pas et, en voiture, quand je me suis trompé de route, je suis contre faire demi-tour, revenir à l’embranchement fautif – je roule, roule encore, je finirai bien par tomber sur une fourche qui me remettra, sans retour, sur le bon chemin.
Je n’aime pas les retours en politique et adhère à la maxime fitzgeraldienne, « il n’y a pas de deuxième chance pour les héros américains » : puissent les États-Unis s’en souvenir avant de songer à s’infliger une seconde dose de poison Trump ! L’idée de retour, en philosophie, pue son Heidegger à plein nez et c’est aussi pour ça que je suis contre.
Si ce n’est pas Heidegger, c’est Nietzsche ; c’est mieux, bien entendu ; mais attention ! a-t-on tant envie que cela d’un retour éternel ? vous êtes-vous jamais trouvés, « 6 000 pieds par-delà l’Humain et le temps », à sentir que chaque événement se produit comme s’il devait se reproduire à l’infini ? et quelle différence, honnêtement, avec l’éternel retour du Mal qui, dans le cinquième chant de la Divine Comédie, est comme un vent terrible qui « souffle en tempête et sans répit » ?
Quand j’ai lu un livre, je l’ai lu, il est rare que je le relise.
Je ne relis pas mes propres livres et, parfois, je les oublie.
Une fois, Michel Houellebecq est venu me proposer de reprendre mes Derniers Jours de Charles Baudelaire, de les porter à l’écran et de lui confier le rôle du poète aphasique et mourant : j’aimais cette idée de Houellebecq en Baudelaire ; et que sorte un film de ce roman où j’ai mis, jadis, tant de mon âme, je n’avais évidemment rien contre ; mais l’idée, comme le suggérait mon ami, de le réaliser moi-même et de revenir sur mes propres traces me faisait, d’avance, périr d’ennui.
Je suis contre le retour à la foi et préfère les illuminations, les extases, le saut mystique.
La pensée du retour chez les juifs ? Je ne suis pas sûr d’être très pour. Préférables me semblent l’étude, le corps-à-corps avec le verset, la guerre pour la Torah.
Le grand geste, pour un juif, n’est pas de faire retour, mais d’avancer – même Benny Lévy le savait, ce sont les derniers mots qu’il m’ait dits, lors de notre toute dernière conversation, peu avant de mourir.
Vous avez tout à fait raison. Le retour n’est pas intéressant du tout, il me faut bâiller … Et je crois que Nietzsche ne le supportait non plus mais voulait, par l’ídée du retour éternel, nous faire totalement accepter ce qui est. Je crois que c’était son manière de nous amener au stoicism …
Amicalement de la Suède,
Maja
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le titre correspond bien au contenu !
Si je m’en estimais capable, cher Bernard-Henri Lévy, je m’emploierais à vous représenter que vous allez trop vite en besogne, que je comprends et partage certaines de vos raisons d’être hostile à l’idée du retour, mais que, malade du temps comme je crois que nous le sommes tous peu ou prou, je trouve avec Vladimir Jankélévitch que notre sentiment de l’irréversible ne va pas sans son corollaire, la nostalgie. Et c’est parce que vos propos, loin de m’irriter, m’inspirent au contraire un sentiment de proximité et presque, j’ose le dire, d’amitié et de sympathie, que je voudrais tenter de vous faire les objections fraternelles qui me viendraient si je parvenais à démêler l’écheveau de ce qui ne m’apparaît que très confusément. Qu’il s’agisse de se déprendre de l’appartenance aux particularismes de toute sorte, soit, mais pas au prix des exigences de la mémoire, du souvenir, du ressouvenir et de l’Histoire. Que serait-elle sans le retour et le recours aux archives ? Que serions-nous si nous ne songions qu’à aller de l’avant ? Lecteur, comme vous je suppose, de Walter Benjamin, je ne peux pas ne pas penser à son Ange, avec toute la tristesse qui me fit me rendre un jour rue Dombasle, un peu comme si j’étais allé déposer quelques cailloux sur sa tombe.
Ulysse, l’apprenti sorcier d’une extermination, d’un génocide, condamné à l’errance n’est jamais revenu de l’enfer de ses hallucinations, de la fuite de l’horreur, et la mer l’a emporté pour toujours.
Pourtant pour le grec Homère la fin de l’histoire n’était pas concevable car les dieux en étaient la source, le moteur d’un aller-retour de la nature, qui mène de Ithaque à Ithaque, du massacre au massacre, de la mort à la mort, dans un mouvement éternel sans espoir de libération.
La mort ne s’arrête jamais, ce qui est mort devient vivant, dit Héraclite, le commencement ne diffère pas de la fin, l’éternel mouvent de la nature est la source de la vie et de la morale.
Le retour d’Ulysse à sa terre natale, à ses racines, est le récit de l’absence de l’être, de son oubli, qui revient à la nature et en prend possession par la mort.
Jean-Luc Godard utilisait la métaphore du tennis: la balle va, la balle vient… Et quand elle vient, ce n’est pas un retour, mais une avance, le jeu continue avec de nouvelles nuances. Le jeu, la vie. Merci, Bernard-Henri.