Lorsque j’avais évoqué, il y a quelques années, un précédent livre de Maxence Caron, j’avais été surpris par la violence des réactions.

Les uns me mettaient en garde contre un faux-monnayeur gidien usant d’un impossible jargon pour couvrir le vide de sa pensée.

Les autres, contre un paranoïaque prétendant refonder, avec la complicité des Belles-Lettres, rien de moins qu’un « système nouveau de la philosophie et de son histoire passée, présente et à venir ».

Et d’autres, contre un catholique fanatique dont les imprécations contre l’« outre-modernité » reprenaient, tantôt en les radicalisant, tantôt en ayant le culot de les retourner, les thèses de Philippe Muray.

Cet homme, je le précise, était inconnu du grand public.

Il avait publié des recueils de poèmes qui n’avaient retenu l’attention d’aucun opinioniste patenté.

Un Contrepoint de Hegel, chez Vrin, confidentiel.

Un Portrait de l’artiste en Glenn Gould, que l’on n’avait pas lu davantage que ses Arpèges brisés,publiés hors-commerce.

Un roman, L’Insolent, dont le héros s’adressait à Alceste pour lui reprocher de n’avoir pas été assez misanthrope.

Il n’avait pas d’existence digitale, c’est-à-dire, par les temps qui courent, peu d’existence sociale.

Et il fallait battre les flancs d’Internet pour y trouver une ou deux photos où apparaissait un visage d’un autre temps, étrangement surexposé et assez semblable à celui que je prêtais, du temps que je les lisais, aux héros des romans d’Alain-Fournier ou du premier Julien Gracq.

Mais c’est ainsi.

Cet auteur prolifique et inactuel me sembla être l’absent le plus réprouvé du paysage intellectuel français.

C’était trop pour ne pas éveiller ma curiosité.

Alors, nous nous sommes écrit.

Puis rencontrés quelques fois.

Nous avons parlé des Méditations de Bossuet qu’il rassemblait pour une monumentale édition chez Bouquins.

De l’aventure d’Abraham, cet aristocratique vieillard qui se met en route un matin, laisse derrière lui ses biens et se fait vagabond pour le seul amour du Transcendant.

Nous avons évoqué Maurras, qu’il déteste, et cette impardonnable hérésie qu’est, pour un chrétien tel que lui, l’antisémitisme.

L’honnêteté m’oblige à dire qu’il est devenu, en parallèle, l’un des interlocuteurs les plus raisonnables et, il me semble, les plus précieux de ma jeune sœur, convertie au catholicisme, dont l’exaltation m’effraie parfois. Et puis il a disparu le temps de mettre la dernière main, toujours aux Belles-Lettres, à un livre qu’il publie aujourd’hui ; qui prétend, en mille et quelques pages, imprimées serré et sans marge, mettre un point final à son « système nouveau de la pensée » ; et qui ne craint pas de laisser dire, en couverture, que cette tétralogie est un « acte créateur » jamais vu « depuis longtemps en philosophie ».

Je précise que cet homme qui déclare, avec cette somme, à la fois recommencer et achever la pensée, ce furieux capable d’ouvrir un chapitre par un tranquille « l’Esprit saint et moi avons des choses à dire », cet « horrible travailleur » qui ne craint pas d’asséner qu’il faut à la parole « un apôtre et non des conférenciers », est en train de faire, en ce moment même, le choix d’une vie érémitique et s’apprête à prononcer des vœux de pauvreté, chasteté et humilité. Un bon chrétien, dit-il, ne croit-il pas à la précédence de la pensée ?

Et comment, si l’on a l’humble ambition de servir une vérité qui nous dépasse, ne pas avoir le courage d’être immodeste en son nom ?

J’ai lu ce livre qu’il présente comme ultime.

Je ne crois évidemment pas, pour ma part, qu’il n’y ait de vérité « que catholique ».

Si j’avais à dater le moment où la philosophie, pour parler comme Baudelaire qu’il ne fréquente pas moins que moi, est entrée dans la décrépitude de son art, je nommerais Hegel et pas Kant.

Et encore ! j’ai assez dit mon admiration pour l’héroïsme de la raison propre à ceux que j’appelais, dans Le Siècle de Sartre, « les Juifs de Hegel » et qui refusent l’idée même que le maître de Iéna soit une sorte de messie ne nous laissant d’autre choix que de réciter à l’infini son évangile aveugle, pour ne pas respecter, aussi, Schelling, Nietzsche, Kierkegaard, Bataille ou même Bergson !

Mais j’aime sa critique d’un relativisme qui enténèbre la lumière du monde.

J’aime son insurrection contre une philosophie devenue l’avant-dernière version d’une misosophie vieille comme l’histoire des hommes.

Qu’il situe l’aurore de la pensée dans le souffle « principial » des prophètes bibliques plus que dans les aphorismes présocratiques me plaît aussi beaucoup.

Et je trouve beau qu’il reste, en ces temps crépusculaires, un esprit qui, comme Aristote consacrant le livre Delta de sa Métaphysique à donner son dictionnaire privé, ose inventer, pour ses concepts, des noms imprononçables, longs comme le bras armé de la pensée et baroques comme du Rabelais ou du Alfred Jarry : la « paradidonodiaphora », le « marbre archodifférential staurorématique » ou l’« endodiaphase énantiomilétique synagapomène ».

Ce philosophe poète croit que les hommes ne sont que des « billes d’écume » – mais il n’en regrette pas moins leur résignation nouvelle à être « veufs de la grandeur ».

Un commentaire

  1. Mon cher bhl,

    Un auteur qui a sa notice wikipédia n’est pas un inconnu. Et puis intituler un livre manifeste du maxenceisme » sent le cuistre à plein nez ou l’ego trippeur à plein nez qui veut faire parler de lui. Donc, sa volonté de rester dans l’ombre n’est qu’une posture. N’est pas pynchon qui veut !