Le Musée d’Orsay présente une exposition loin des sentiers battus et de l’actualité, aucun anniversaire en vue, sur la confrontation Manet (1832-1883) – Degas (1834-1917), amis et rivaux légendaires, que tant de choses séparent sauf une passion semblable pour la peinture. 

A travers leurs œuvres, leurs maîtres, on trouve l’Espagne avec Vélasquez et Goya, l’Italie avec Titien, Giorgione, Mantegna, Lippi, parmi combien d’autres… Laurence des Cars, présidente du musée du Louvre en est la commissaire générale avec Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, respectivement conseiller scientifique et conservatrice générale au musée d’Orsay. Avec les magnifiques prêts de la National Gallery, à Londres, du Metropolitan Museum, New York, où l’exposition sera présentée à l’automne prochain, toute la complicité, l’amitié mais aussi les querelles, les oppositions plus fondamentales, sont ici exposées à travers peintures, dessins mais aussi copies des maîtres anciens. Parmi les brouilles légendaires entre les deux peintres, on connaît tous celle qui suivit le don du tableau par Degas du couple Manet, à Edouard Manet, qui découpa au canif, sa femme au piano, car elle y était « trop enlaidie ». « Acte d’une rare violence symbolique », note Isolde Pludermacher dans son chapitre « L’énigme d’une relation » (cf. catalogue, p. 17). Edgar Degas, apprenant le forfait de son ami, courut lui reprendre le tableau mutilé, pour finalement lui renvoyer un peu plus tard. On peut imaginer l’offense subie par Degas, qui le poussa à renvoyer à Manet sa toile Les Prunes, qu’il revendit rapidement au grand dam de Degas d’ailleurs. Aujourd’hui, les commissaires ont réuni les deux peintures.

Passionnante mise en abîme ou en confrontation pour « chercher à comprendre l’un à partir de l’autre en examinant aussi bien leurs ressemblances que leurs différences, voire leurs divergences. » J’aimerais paraphraser Julius Meier-Graefe : « Depuis Manet, on voit le monde, à travers ses yeux », que l’on peut lire à propos de Degas, dans le catalogue publié par Gallimard. Ouvrage particulièrement riche, où l’on trouve, parmi d’autres, des essais remarquables : « Présences d’absence – Degas, Manet, Valéry » par Stéphane Guégan, « Rencontre autour de l’eau-forte » par Ashley E. Dunn, conservatrice au Cabinet des dessins du Metropolitan Museum et « Manet-Degas, traits d’union » par Victor Claas (INHA, Paris). 

Le tragique, que l’on trouve chez Degas surtout dans ses scènes de bordels, dans quelques visages de femmes comme dans Scène de guerre au Moyen Âge, est beaucoup plus frappant et plus présent chez Manet, jusque dans son Christ aux anges (1864), qui intrigua Degas comme Courbet. Cette force tragique transcende tout le reste et Manet y ajoute encore la provocation.

S’ils furent l’un et l’autre témoins de graves crises politiques, Degas, pour avoir enjambé le XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, dont il ne vit pas la fin, traversa de plein fouet l’affaire Dreyfus, où il devint un ardent anti-dreyfusard, à tel point que Julie Manet témoigna de sa visite chez lui le 20 janvier 1898 : « Nous sommes allés inviter M. Degas, mais nous l’avons trouvé dan un tel état contre les juifs que nous sommes reparties sans rien lui demander » (cat. P. 251).

Victor Claass (INHA) écrit des lignes qui nous semblent fort importantes à citer ici, à propos de l’acquisition par le peintre et collectionneur juif allemand Max Liebermann, d’une marine de Manet, qu’il accrocha à côté de la première huile de Degas, acquise en 1898, Danseuses avec une chaise (1895) : « L’antisémitisme et l’antidreyfusisme depuis longtemps documenté de Degas, les réflexions peintes du républicain Manet sur l’exil et la liberté, les goûts du peintre juif berlinois Liebermann (plus tard persécuté par le régime nazi et dont la collection fut évacuée puis dispersée) : il se déploie ici une triangulation symbolique trop étonnante pour ne pas être évoquée. Certains y verraient une supplémentaire et sombre variation de la tragédie moderne » (p. 224).

Les grands écrivains et poètes à avoir connu l’un et/ou l’autre, sont Mallarmé, Baudelaire, Gautier, Zola, Paul Valéry. On peut y ajouter le grand Clemenceau « qui fit entrer Olympia au Louvre », rappelle Malraux dans Le Musée imaginaire (Folio essais, p.46), Malraux qui fait une grande place dans ses Écrits sur l’art[1] à Manet, l’un des pères de la peinture moderne.

Cinq ans de suite, Manet régna en maître au Salon, depuis 1859. Au Salon de 1865, il expose Jésus insulté par les soldats (Art Institute of Chicago) et Olympia. Un déchainement de protestation du public comme de la critique marqua le peintre. Degas y présentait Scène de guerre au Moyen Âge, peinture marquée par un « déferlement sadien et scabreux », écrit Stéphane Guégan (Catalogue, p. 50), où l’on voit des soldats visant de leurs flèches de pauvres femmes nues attachées à des arbres, cherchant à fuir ou se tordant de douleurs. Le tableau de Degas passa pourtant comme une lettre à la poste. Au Salon de 1869, il y a Le Balcon. Berthe Morisot incarne la « femme fatale » (lettre de Berthe Morisot à Edma Pontillon, op. cit. p. 78).

La place de la Femme, de Berthe Morisot puis des nus féminins, occupent par la force des choses une large part dans l’exposition. Dans sa dernière lettre, Berthe Morisot, à la veille de mourir, écrit à sa fille le 1er mars 1895 : « Ma petite Julie, je t’aime mourante, je t’aimerai morte. […] Tu diras à M. Degas que s’il fonde son musée il choisisse un Manet » (p. 76). Manet était mort douze ans plus tôt. 

Isolde Pludermacher voit en Degas « un artiste misogyne », à l’opposé de Manet, s’appuyant à ses représentations du nu féminin (152). En effet, ses toiles montrent des femmes souvent disgracieuses, qui ne sont plus que de la « marchandise » pour assouvir les mâles. La pauvre fille de la peinture sur huile Intérieur – et non Le Viol comme on l’a souvent nommé à tort – qui nous tourne le dos, celles de la peinture Le Client, même celle du Tub, n’ont rien de l’affirmation féminine que leur donne Manet, depuis Olympia, NanaBerthe Morisot à l’éventail ou dans Le Balcon, ou encore La Maitresse de Baudelaire. Si Le Balcon nous fascine à juste titre, Isolde Pludermacher aime cette fois, non l’opposer mais le comparer au tableau de Degas, Femme regardant avec des jumelles. Elle nous fait discerner une même étrangeté dans les visages. Certes, celui de Berthe Morisot est rendu par Manet avec une force de mystère auquel le regard perdu de la jeune femme ajoute encore à sa gravité, alors que Degas dissimule les traits et le regard de sa jeune femme, cachés par les jumelles. En revanche, Olympia regarde distraitement le visiteur ou le client, en recouvrant pudiquement son sexe de sa main, alors que la Vénus d’Urbain (Titien) regarde de façon appuyée ou sensuelle le spectateur. Malraux – à la suite de Cézanne – voyait dans l’Olympia la naissance de l’art moderne, le moment où le peintre a cessé de plaire, la fin de l’idéalisation de la femme, la fin de ce qu’il nommait l’irréel. Cézanne avait dit : « Notre Renaissance date d’Olympia » (cité par Malraux, op. cit, p.46).

Un dernier mot sur la manière dont Degas et Manet ont été aussi, un temps, peintres d’histoire. Degas, nous l’avons dit, avec Scène de guerre au Moyen Âge, et Manet avec L’Exécution de l’empereur Maximilien. Si Degas donne dans l’exhibition de femmes dont on a arraché les vêtements, pour les humilier davantage avant de les massacrer, Manet, lui, rivalise avec Goya – un Trois Mai moderne. Peut-être plus impressionnant encore est son Homme mort ou Torero mort (1864), peint trois ans avant L’Exécution. Très célèbre peinture où Manet insiste sur l’opposition entre le noir du vêtement de l’homme avec ses guêtres et sa chemine blanche, la main droite posée sur la poitrine et la main gauche tenant encore le foulard rose et non pas rouge, qu’il agitait un instant avant devant le taureau. Dans L’Exécution de l’empereur Maximilien, il y a le même choc des couleurs entre la chemise blanche de l’empereur, couverte non de sang mais de la fumée de poudre des fusils, et le pantalon noir.

Ces deux peintres majeurs de la peinture moderne, rejetant derrière eux l’irréel, annoncent une nouvelle ère, où l’artiste devient « l’œil de Dieu », l’œil accusateur comme l’avait été Goya, pour reprendre l’expression de Maître Eckhart (cf. Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, Œil pour œil Manet – Degas, Gallimard, p. 68-69). Ce que les œuvres croisées de ces deux géants de la peinture nous disent de la condition humaine nous est capital et cette exposition est tout à l’honneur du musée d’Orsay et du Metropolitan Museum de New York. 


Manet / Degas
Une exposition au musée d’Orsay du 28 mars au 23 juillet 2023
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Catalogue Manet Degas, Musée d’Orsay/Gallimard, sous la direction de Laurence des Cars, Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, 270 pages, 45 €.

Œil pour œil Manet-Degas, Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, Musée d’Orsay/Gallimard, 110 pages, 16 €. 


[1] Œuvres Complètes T. IV et V, dans Les Voix du silence et La Métamorphose des dieux, La Pléiade, Gallimard.