De Naples à l’Ukraine : l’écrivain et « pêcheur d’hommes »
Les éditions Gallimard publient un Quarto sous le titre Itinéraires. Œuvres choisies et dans la collection « Du monde entier » Grandeur nature. Récits. Tous deux – comme toute son œuvre en français – traduits naturellement par Danièle Valin « traductrice de chacune de mes pages, de Pas ici, maintenant à ce recueil, y compris mes articles de presse », écrit-il dans sa préface au Quarto. Traductrice inconditionnelle d’Erri de Luca, Danièle Valin aborde ses proses comme on aborde un poème – non comme on s’amarre à une prose.
Cette somme aborde l’enfance, les nombreuses vies de l’écrivain napolitain, la découverte de l’hébreu, de la Bible, la question du mémoriel, selon deux approches contradictoires ou complémentaires, qui s’opposent ou se répondent dans leur enracinement comme dans leur mémoire agonique autant qu’antagonique…
Un cahier autobiographique ouvre le gros volume, composé de photos et de textes. On y apprend qu’en 1968, le jeune napolitain, âgé de dix-huit ans, quitta la maison familiale et donc sa ville natale pour Rome. « Je n’ai jamais eu autant de courage qu’alors, où je faisais mes débuts, parmi les disparus en quittant maison, études, ville et toute mon origine. C’était en automne », écrit-il dans son premier texte « Itinéraires ». Ce faisant, il tournait le dos à un avenir tout préparé pour la dure aventure de la liberté.
Erri de Luca fit tous les métiers en presque cinquante ans, puisqu’il fut ouvrier dans les années 1970 puis lors de la guerre de Bosnie il devint chauffeur de convois humanitaires, comme en 2022, où il achemina lors d’une dizaine de missions, des tonnes de vivres aux populations bombardées d’Ukraine. Son premier convoi humanitaire fut à destination de Sighetu Marmatiei, qui n’est pas seulement une ville roumaine frontalière de l’Ukraine, mais la ville de naissance d’Elie Wiesel, celle dont il fut déporté à Pessah, la Pâque juive, en avril 1944, avec toute sa communauté, pour Auschwitz-Birkenau. Un ancien shtetl, dont la moitié de la population fut juive avant l’arrivée des nazis, devenu en 2022 une base humanitaire pour les Ukrainiens envahis, bombardés, assassinés par les Russes, mais toujours debout, quel symbole ! Erri de Luca chercha les traces de l’enfance de Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986, mais ne trouva pas sa maison natale, pourtant érigée en musée depuis une vingtaine d’années.
En 1989, parut Non ora, non qui (Pas ici, pas maintenant) d’abord publié en 1992 par Verdier, avant d’entrer au catalogue Gallimard en 2008. Le livre narre son enfance, son adolescence, où sa mère tient une place centrale, jusqu’à ses prières à l’église : « Tu devenais arbre, nous attendions que Dieu te rende à nous. […] L’obscurité était la griffe de Dieu, là habitaient toutes les absences, toutes les distances » (p. 118). Dans ce livre originaire, on trouve aussi cette dualité dans l’écriture. Il s’agit d’« une longue lettre à ma mère, à sa voix qui m’avait raconté le monde et m’avait transmis, par sa compassion, colère et dégoût. » De Luca a composé là un livre unique, avec sa gravité poignante lorsqu’il écrit : « J’eus la preuve que même l’écriture, privée de son secret, devenait un mensonge. »
Seize titres sont réunis sous Œuvres choisies. Dans Acide, arc-en-ciel, à propos d’un prêtre jésuite dont il fut proche dans un hôpital des Alpes, où il était soigné pour sa toux, il écrit : « Je ne sens pas la foi en moi, mais j’ai admiré les vies des hommes qui ont tenu les promesses à leur jeunesse. En ces vies-là, j’ai eu foi. […] Je comprenais que ce n’est pas l’amant qui apprend l’amour, mais l’aimé, celui qui accepte d’être transfiguré aux yeux d’une autre personne. Tu m’apprenais une nouveauté sur l’amour, non pas celui qu’on éprouve, mais celui d’un autre par lequel on est mis à l’épreuve » (p. 184-185).
De Luca a une de ces voix incomparables, on pourrait dire impondérables, qui ne cherchent à convertir à rien ni à personne – il se dit lui-même « inconvertible ». Mais sa voix porte d’autant plus haut qu’elle est ténue et se refuse à être docte, moins encore doctrinale. Quand on demande à l’écrivain de quoi il se sent le gardien, il répond sans ambages : « De rien. Contrairement à Moïse, je n’ai pas de frère. Quant aux mots, ils peuvent aller où ils veulent[1]. »
Pourtant son œuvre a bien une direction, un sens, une portée, à la marge de la critique textuelle, inscrite au cœur de la littérature. Dans le dernier livre du volume, De Luca a placé la version théâtrale du Tort du soldat[2], où resurgit toute la question de la mémoire, sous trois narrations complexes, paradoxales, celle du narrateur, David, écrivain, traducteur, pratiquant l’alpinisme (tout comme De Luca), puis celle d’un ancien nazi, Ludwig, enfin celle d’Ingrid, sa fille. Tout commence dans une auberge des Dolomites, pour se poursuivre à Vienne. De Luca ajouta un intervieweur pour ce dialogue imaginaire entre David, Ludwig et Ingrid. La mémoire du « père maudit » se mêle, par sa fille et par David, « le moi du traducteur », à une réflexion sur l’histoire, à laquelle le cinéma, la kabbale, la conscience, participent. Le narrateur évoque, dans les premières pages, ses traductions du yiddish d’Isaac Bashevis Singer, en particulier la fin de La Famille Moskat, son grand roman après la Shoah. Le Tort du soldat, comme beaucoup d’autres récits de l’écrivain, partagent un secret d’écriture, d’intrigue, de mystère de composition avec Borges d’une part, avec l’Umberto Eco du Nom de la rose d’autre part. Une mise en abîme. Dans Le Poids du papillon, on peut retenir la puissance des pages sur la montagne, sur les femmes, sur le silence. « Un homme qui ne fréquente pas de femmes oublie qu’elles ont une volonté supérieure. Un homme ne parvient pas à vouloir autant qu’une femme (…) ». La page suivante, nous lisons : « C’était le dernier pas de l’automne, ensuite viendraient la neige et son silence magnifique. Aucun autre silence que celui de la neige sur le toit et sur la terre ne vaut ce nom-là » (p. 683-685).
Un ultime texte de cinq pages tient lieu de conclusion au Quarto, « Nuits de mai 1999 », où De Luca raconte une mission qu’il fit à Belgrade au dernier printemps du XXe siècle, une nuit parmi d’autres nuits, où Belgrade était bombardée par l’OTAN et l’on pense aux frappes russes sur les villes d’Ukraine depuis quinze mois. « Je vais chez un peuple enfermé dans des caves, qui s’enchaîne à un pont pour le défendre. (…] La guerre sur Belgrade n’est pas une guerre, ce n’est qu’une destruction » (p. 1004). Ainsi en est-il de la guerre sur l’Ukraine, qui n’est pas une guerre, mais qu’une destruction.
Qu’en est-il donc des livres, de la culture, face à la question du mal, de la barbarie ? Question éculée depuis Adorno, Hannah Arendt, George Steiner, Primo Levi ? Le fait que la culture ait trahi ceux qui en ont vécu depuis des siècles ne doit pas nous faire oublier combien d’œuvres d’art et de culture sont nées de ces catastrophes, de ces tragédies. Mais l’aveu de Luca n’en reste pas moins terrible : « l’écriture devenait mensonge ». Parlant du bombardement de la bibliothèque de Sarajevo, « réduite en cendres », notre poète écrit : « Des mots avaient migré des livres bombardés » (p. 48). Le fait que la culture, mais aussi les religions, aient pu ainsi trahir ce pourquoi des générations d’humains ont vécu et se sont battues, voilà ce que dénonce ici Erri de Luca, d’où aussi son grand scepticisme, même si la Bible le fascine. Pourtant il écrit et c’est là aussi la victoire du livre sur l’oubli.
On peut regretter que l’écrivain n’ait pas conservé dans cette somme Noyau d’olive, à la fin duquel il écrit, à propos de la Bible hébraïque : « Tant que, chaque jour, je peux rester ne fût-ce que sur une seule ligne de ces Écritures, j’arrive à ne pas me défaire de la surprise d’être vivant[3]. »
Le Contraire de un est une forme de chef-d’œuvre, que De Luca dédie « Aux mères, parce qu’être deux commence en elles. » L’écrivain y parle de la violence qui régnait dans l’Italie des années 1975-1980, de la malaria, de l’Afrique, mais encore d’une fille mineure vêtue d’une jupe bleue durant une perquisition de la police dans un appartement, où se trouvait notre anarchiste, qui avait dix-huit ans et découvrit alors l’amour. « Les baisers ne sont pas une avance sur d’autres tendresses, ils en sont le point le plus élevé. » Il raconte, comment un jour qu’il était malade, cette romaine vint le visiter dans une chambre qu’il avait louée, et le ressuscita, exactement comme le prophète Elisée ressuscita l’enfant, au livre des Rois (2 R. 4 : 18-44). « Elle m’allongea, puis retira ses vêtements en gardant une chemise blanche, légère. J’étais au-dessous d’elle, tremblant de bonheur et de froid. Les parties de notre corps trouvaient une coïncidence […]. S’il existe une technique de résurrection, elle était en train de l’appliquer. Elle absorbait mon froid et ma fièvre, matières brutes qui, pétries dans son corps, me revenaient sous un poids d’amour. Le sien tenait le mien sous lui et le mien portait le sien, comme fait une terre avec la neige » (p. 441-442). Son chapitre commence par un palindrome, jeu de mots où l’on peut lire une phrase ou un ensemble de mots indistinctement à l’endroit et à l’envers : Roma-Amor.
La fin du Contraire de un est d’un tout autre ton, à propos d’un prêtre rencontré, quand ils avaient l’un et l’autre trente ans, or cet homme d’Église aimait particulièrement confesser les âmes et leur donner le pardon. « [M]ais lui où était-il pendant que l’Italie était un quartier en flammes, que les prisons débordaient d’insurgés, que les rues crépitaient de paroles chauffées à blanc ? ». Puis Erri de Luca ajoute qu’il ne sait rien du droit de pardonner qu’aurait ce prêtre. « Tu ne peux m’absoudre de la douleur que j’ai causée et moi je ne remets aux autres les torts reçus » (p. 454-456).
Chacun lira son poignant texte Le Poids du papillon sur un chasseur de bouquetins qui renonça un jour à la chasse, sans pour autant se repentir pour les bouquetins abattus.
Rouvrons, en conclusion, le cahier préliminaire du volume. Si De Luca devait un jour constituer un Musée imaginaire, même s’il parle rarement d’art, on y trouverait en tout cas trois fragments d’une indicible valeur mémorielle, une pierre du fronton de la bibliothèque de Sarajevo, un boulon de Birkenau, la passerelle de Mostar-Est et certainement une peinture ou une sculpture représentant Don Quichotte, qu’elle soit œuvre de Daumier, Picasso, ou plus près encore de Garouste. De Luca consacre une page de ses « Itinéraires » à Don Quichotte, illustrée par la couverture de son exemplaire du chef-d’œuvre de Cervantes, en italien. Par son commentaire, nous apprenons qu’il lut deux fois le livre, une première fois à 14 ans, où il « étai[t] furieux contre l’écrivain, parce qu’il s’acharnait sur ce personnage pauvre, héroïque, fantastique, plein de vertu. » La seconde, « à 50 ans, exactement à l’âge de Quichotte, et je l’ai lu ;sous l’espèce d’un vers de Nâzim Hikmet, le poète turc qui disait que Quichotte est le chevalier invincible des assoiffés. » C’est qu’il y a chez De Luca une noblesse révoltée et quelque peu utopique, qui fait de lui aussi un « chevalier invincible des assoiffés ».
À propos de son amour inconditionnel de la montagne et ses ascensions, Erri de Luca, avec une simplicité désarmante, fait un constat sans appel : « J’ai visité un bord de la planète, mon acte de dévotion terrestre. J’ai foulé les marches de l’échelle invisible formée par l’appui des pas. Ils s’arrêtent là où seules les ailes peuvent aller plus loin. Pour une fois encore, je reconnais qu’un sommet n’est pas un but, mais une impasse, au fond de laquelle il faut faire demi-tour et revenir en arrière » (p. 63).
Erri de Luca est comme Don Quichotte, d’abord poète et visionnaire, d’où sa force, d’où sa vulnérabilité, qui nous pénètrent avec la sourde profondeur du mystère des choses et plus encore des rencontres, du mystère insondable du souvenir de tout ce que l’être humain a souffert dans l’histoire, jusque dans notre présent, sous nos yeux et notre conscience révoltée, au nom de la haine et de la folie de quelques hommes, beaucoup plus rarement de femmes… Qui pourrait oublier ses lignes publiées dans Le Monde, le 12 mai 2017, où l’écrivain, parlant de ses deux semaines passées à bord du « Prudence », navire de sauvetage, affrété par Médecins sans frontières, nous fait témoins d’un miracle au milieu d’un océan de désespoir : « une échelle de corde qui pêche dans le vide. De son dernier barreau, j’ai vu surgir un à un les visages de ceux qui remontaient du bord d’un abîme. Entassés dans un radeau, ils gravissaient les échelons de leur salut[4] » (p. 44).
[1] L’Arche, août 2012, propos rapportés par Kerem Elkaïm.
[2] Traduction de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 89 pages, 2014.
[3] Folio, trad. par Danièle Valin.
[4] Erri de Luca et les « pêcheurs d’hommes » en Méditerranée, Le Monde, 12 mai 2017.